Léa Drucker, star du Festival de Cannes : “Ce qui m’anime, ce sont les histoires qui posent des questions”
À 53 ans, la très charismatique Léa Drucker compte parmi les grandes figures du cinéma français. À chacun de ses rôles, la comédienne impressionne par sa force tranquille et la justesse infinie de son jeu. Cette semaine à Cannes, elle est la star de deux films : L’Intérêt d’Adam, un drame social poignant dans lequel elle incarne une infirmière pédiatrique à bout de souffle. Mais aussi du long-métrage Dossier 137, un thriller politique centré autour d’une enquêtrice de l’IGPN. Dans le tumulte du Festival de Cannes, Numéro s’est entretenu avec la brillante actrice qui ne cesse de repousser ses propres limites. Rencontre.
propos receuillis par Nathan Merchadier.
L’interview de Léa Drucker, héroïne engagée du film L’Intérêt d’Adam
Numéro : Vous jouez dans le film L’Intérêt d’Adam, présenté en ouverture de la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2025. Pourquoi avoir choisi de défendre ce projet ?
Léa Drucker : J’avais adoré le premier long-métrage de Laura Wandel, intitulé Un monde (2022). J’ai été frappée par la force de ce qu’elle proposait : un film sur le harcèlement scolaire, entièrement filmé à hauteur d’enfant, avec des partis pris de mise en scène très radicaux. Et puis il y a eu la rencontre avec cette réalisatrice qui, en apparence, semble très douce, presque fragile, mais qui fait un cinéma d’une puissance brute. J’ai aussi été très touché par le scénario de L’Intérêt d’Adam. Ce film mêle une approche presque documentaire sur le quotidien d’une infirmière en pédiatrie, à une réflexion plus universelle sur la maternité et la vocation. Et sur ce qui se passe quand tout bascule, et que l’humain prend le dessus sur la fonction.
Dans ce film social, vous incarnez l’infirmière en chef d’un service de pédiatrie. Comment avez-vous réussi à vous immerger dans le milieu médical avec autant de justesse ?
Il se trouve que je viens d’une famille dans laquelle le milieu médical est très présent. Mon père est médecin tandis que ma tante et ma grand-mère étaient infirmières. Donc, sans être experte, j’ai grandi dans cette atmosphère, avec ces récits. Même si la réalité hospitalière d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celle des années 70 ou 80, car les conditions se sont énormément durcies. Pour viser juste dans L’Intérêt d’Adam, j’ai voulu me plonger concrètement dans ce quotidien. J’ai passé du temps dans un hôpital à Bruxelles, où j’ai rencontré l’infirmière en charge du service dans lequel nous avons tournés. Ce qui était essentiel pour moi, c’était d’apprendre les gestes techniques. Même s’ils ne sont pas toujours visibles à l’écran, ils devaient être justes, précis, intégrés au corps. Sans ça, je n’aurais pas pu incarner mon personnage de manière crédible.

“Ce qui m’anime en tant qu’actrice, c’est de participer à des histoires qui posent des questions, qui bousculent, qui interpellent.” Léa Drucker
Comment s’est déroulée votre collaboration avec l’actrice Anamaria Vartolomei sur ce film ?
C’est une immense comédienne, malgré son jeune âge : elle est intense, engagée, avec un petit grain de folie qui la rend unique. Elle va au bout de ce qu’elle fait, et c’est très inspirant d’avoir une partenaire aussi investie. On tournait un drame, dans un univers très chargé émotionnellement, alors on avait besoin de rire, de relâcher la pression entre les scènes. Et puis, sans qu’on se le dise ou que ce soit prémédité, il y a eu une forme de fusion qui s’est installée entre nous. J’avais besoin d’elle pour jouer ces moments-là, et je crois qu’elle avait aussi besoin de moi. Cette confiance mutuelle, instinctive, c’est l’un des grands plaisirs de ce métier. Anamaria Vartolomei a un regard habité, traversé par quelque chose de profond, presque venu d’ailleurs. Au-delà de sa beauté, c’est cette densité intérieure qui m’inspirait constamment.
Cette semaine, vous défendez également le film Dossier 137 de Dominik Moll sur la Croisette (en compétition). Pouvez-vous nous parler de ce long-métrage très attendu ?
C’est un film difficile à résumer en quelques mots tant il aborde un sujet fort. Dossier 137, c’est l’histoire d’une enquête autour d’un jeune manifestant blessé lors d’une manifestation. Ce n’est pas un film sur les Gilets jaunes à proprement parler, mais il se situe dans ce contexte social-là. L’originalité, c’est que tout est raconté du point de vue d’une enquêtrice de l’IGPN, cette institution un peu à part qu’est la police des polices. Elle est souvent mal perçue, autant par les policiers que par les citoyens. Ce point de vue singulier permet d’interroger notre rapport à la fonction, à l’éthique et à la loyauté. C’est un film très documenté, qui prend le parti d’un réalisme brut, et qui soulève des questions essentielles sur la société actuelle. Un vrai film de cinéma, mais ancré dans le réel, avec une tension constante.

“Je n’ai pas osé parler à Nina Simone.” Léa Drucker
Quels sont vos meilleurs souvenirs du Festival de Cannes ?
Le Festival de Cannes reste toujours un moment à part. Il y a ce petit truc un peu “midinette” qui ressurgit à chaque fois chez moi. Je viens défendre des film, mais je reste aussi une spectatrice émerveillée. Faire un film, ce n’est déjà pas ordinaire, alors le présenter à Cannes… C’est encore autre chose. J’ai beaucoup de souvenirs très forts, notamment des projections où j’étais dans la salle. Je pense à celle de Close (2022) de Lukas Dhont, qui m’a bouleversée.
Avez-vous une anecdote spécifique à nous partager à ce sujet ?
Il y en a une que je raconte souvent, parce qu’elle m’a marquée à vie. Quand j’étais toute jeune actrice, j’étais venue au Festival dans le cadre de la Semaine de la Critique, avec un court métrage de Cédric Klapisch. J’étais tellement excitée que je suis arrivée bien trop tôt, et j’attendais seule devant une tente. À côté de moi, une dame parlait doucement et j’ai mis un moment à comprendre que c’était Nina Simone. Voilà, j’ai attendu l’ouverture d’un événement à Cannes… avec Nina Simone. Je ne lui ai pas parlé, j’étais tétanisée. Mais ce sont ces moments-là qui font la magie du festival. Il n’y a qu’ici que ça peut arriver.

“Ce qui m’anime en tant qu’actrice, c’est de participer à des histoires qui posent des questions, qui bousculent, qui interpellent.” Léa Drucker
Quelles sont vos plus grandes peurs ?
Je ne sais pas si c’est une peur, mais quand je m’engage sur un projet comme L’Intérêt d’Adam, je sais d’avance que ça va être physiquement et émotionnellement éprouvant. En effet, ça a été un mois intense, six jours sur sept dans un vrai service hospitalier, à enchaîner les plans-séquences, les gestes techniques, à jouer avec un enfant de 5 ans… Mais cet épuisement a servi le film. Je jouais une infirmière, et les femmes que j’ai rencontrées dans ce métier, à mon âge, sont épuisées. C’est leur réalité. Alors, je me suis dit : “Tu es fatiguée ? Parfait. Mets-le dans ton jeu.” Mon défi, et celui de Laura Wandel (la réalisatrice) aussi, c’était de retranscrire cette intensité, cette vocation, cette abnégation. Si les spectateurs ressortent du film en ayant ressenti ne serait-ce qu’un fragment de cette réalité, alors je me dis que l’on a réussi quelque chose.
Comment repoussez-vous vos propres limites en tant qu’actrice ?
Je repousse mes limites à travers des rencontres, plutôt que par une volonté consciente. Mon travail évolue en permanence : avec le temps, l’âge, et surtout en fonction des personnes avec qui je collabore. J’ai eu la chance, ces dernières années, de recevoir des projets forts, porteurs de sujets engagés. Ces récits font écho à ce que je ressens, ils m’obligent à me positionner, à m’investir autrement. Et parfois, je sais que je vais devoir franchir une étape, mais sans savoir exactement comment. Ce sont les autres qui m’aident à le faire : les actrices et acteurs, les metteurs en scène. Je me sens toujours dans une forme d’interdépendance artistique. Cette dynamique collective me permet d’aller plus loin, de me dépasser. Ce qui m’anime en tant qu’actrice, c’est de participer à des histoires qui posent des questions, qui bousculent, qui interpellent. C’est là que le métier prend tout son sens.
L’Intérêt d’Adam de Laura Wandel, présenté en ouverture de la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2025.