28 oct 2024

Les confessions de Tyler, The Creator : “En 2017, j’ai décidé d’arrêter les conneries…”

Le rappeur, producteur, compositeur et directeur artistique américain, fidèle collaborateur de Pharrell Williams, Kali Uchis et Frank Ocean – avec qui il a co-fondé, en 2007, le groupe Odd Future –, Tyler, The Creator, vient de dévoiler ce lundi 28 octobre 2024 son huitième album intitulé Chromakopia (2024). L’occasion parfaite pour revenir sur l’interview qu’il avait accordé à Numéro il y a deux ans…

propos recueillis par Chloé Sarraméa.

Tyler, The Creator au festival Lollapalooza, à Chicago, en 2021 © Scott Legato/Getty Images.

Tyler Okonma alias Tyler, The Creator est une superstar exemplaire. Un artiste qui, malgré son immense notoriété, ses nombreux talents et son entregent, donne des concerts irréprochables qui font littéralement s’évanouir des gamines dans la foule et prend le temps d’échanger, après avoir donné une conférence sur le thème de la création, avec chacun des jeunes musiciens présents pour l’écouter. Avant de s’éclipser avec ses deux gardes du corps type méga armoire à glace sous le bras, il propose carrément de vous envoyer lui-même des vernis à ongle et du parfum qu’il commercialise avec sa marque Golf le Fleur

À Paris pour un Zénith à guichet fermé en juin 2022 repoussé depuis deux ans, le collaborateur, entre autres, de Pharrell Williams, Frank Ocean et Kanye West, a présenté, non loin de la rue de Verneuil, la nouvelle paire de sneakers qu’il avait imaginée avec Converse. Près de là où a vécu Gainsbourg, un autre artiste bien connu pour avoir incarné plusieurs personnages au cours de sa carrière, Tyler, The Creator aka Tyler Baudelaire aka Igor aka Felicia The Goat a dispensé à des invités aussi exaltés que triés sur le volet des conseils de survie dans l’industrie de la musique.

Commentant la façon dont Kendrick Lamar (il a d’ailleurs participé à des sessions d’écoute du dernier album de ce dernier) et lui-même redéfinissent la masculinité dans le rap américain en injectant à leur œuvre une sacrée dose de vulnérabilité, l’ami de feu Virgil Abloh en a profité pour rappeler l’importance de créer des vêtements qui s’accordent avec toutes les teintes de peau. À l’abri des regards, il s’est confié à Numéro.

L’interview de Tyler, The Creator, auteur de l’album Chromakopia

Numéro : Vous vous étiez produit à guichet fermé au Zénith de Paris et vous présentiez, en même temps, la collaboration entre votre marque, Golf Le Fleur, et Converse en 2022. Remplir des salles de concert ne vous suffit donc pas ?

Tyler, The Creator : Il y a deux cas de figure : ceux qui pensent devoir faire plein de choses alors qu’ils n’en maitrisent même pas une seule et ceux qui excellent dans un domaine et possèdent d’emblée leur ticket d’entrée pour les autres. En résumé : Usain Bolt pourrait se contenter de courir très vite et Jazmine Sullivan pourrait seulement chanter… Mais ils ne le font pas.

Les lancements de NFT ou les collaborations avec des marques de CBD et d’alcool sont-elles, selon vous, une façon pour certains artistes d’étendre leur influence ?

Bien sûr. Et ce n’est pas une mauvaise chose. Disons que c’est gagnant-gagnant quand c’est bien fait et que ce n’est pas cheap. De mon côté, Converse me présente à un public qui n’aurait jamais entendu parler de moi et inversement. 

Tyler, The Creator au festival Lollapalooza, à Chicago, en 2021 (Photo by Scott Legato/Getty Images).
Tyler, The Creator lors du festival de musique Day N Vegas, en novembre 2021 © Allen J. Schaben / Los Angeles Times via Getty Images.

Je ne vends pas de vêtements Golf Le Fleur en ligne parce que je veux que les gens aillent voir le produit.” Tyler, The Creator

Un public qui, peut-être, aurait besoin de nouvelles façons de consommer ?

Les consommateurs ont plutôt besoin de revenir à l’époque où ils se stoppaient longtemps devant un objet parce qu’ils l’adoraient. Maintenant ils se disent :  “Oh, tout le monde porte ça donc il faut que je l’achète et que je le poste sur les réseaux !” ou “J’écoute ce morceau en boucle parce qu’apparemment il est cool !”. Ils devraient écouter et porter ce qu’ils veulent ! Avant, les gens portaient le même sweat tous les jours parce qu’ils avaient attendu vraiment longtemps avant de l’acheter…

Vous aussi ?

Je porte le même pantalon marron Gucci depuis trois ans. C’est mon préféré. Par exemple, je ne vends pas de vêtements Golf Le Fleur en ligne parce que je veux que les gens aillent voir le produit, qu’ils le touchent et qu’ils se disent que c’est vraiment celui qu’ils veulent. Je ne veux pas qu’ils achètent un produit juste parce qu’ils aiment l’un de mes morceaux et qu’ils le revendent ensuite. Prends ta voiture, va devant la boutique, regarde-la, sens-la et touche-la. Après, tu prendras la décision d’acheter ou pas.

“Certains artistes s’emparent de sujets importants de façon plutôt hypocrite et performative…” Tyler, The Creator

Vous semblez vouloir inciter les gens à consommer de telle ou telle façon. Les artistes, on le sait, peuvent influencer la pensée des gens. Ont-ils aussi un rôle à jouer politiquement ?

En tant qu’artiste, tu peux au moins provoquer des questionnements dans l’esprit des gens et les inciter à interroger leur morale. Mais faire des choix… Je ne sais pas. Je parle uniquement des choses que je maitrise et dont je me soucie. Et si je dis quelque chose, c’est que je le pense vraiment et je statue dans ce sens. Beaucoup de gens veulent paraitre soucieux… 

… On parle beaucoup, en ce moment, des tueries qui endeuillent les États-Unis…

Énormément de choses horribles se déroulent en ce moment. Mais quand j’écoute les prises de parole de certains, je me dis juste : “Oh, tu veux juste faire semblant de t’en soucier pour faire croire que tu fais partie de telle ou telle communauté !”. C’est souvent hypocrite et plutôt performatif…

Tyler, The Creator au défilé Louis Vuitton Homme automne-hiver 2022-2023, en 2022, à Paris. Photo de Stephane Cardinale – Corbis/Corbis via Getty Images.

En parlant de performance, pourquoi n’êtes-vous pas accompagné de musiciens sur scène ?

Cela revient à demander pourquoi je ne porte pas de chapeau orange : je n’en ai pas besoin.

Au début de votre carrière, vous vous êtes produit avec Odd Future, le groupe que vous avez créé. Dans quelle mesure a-t-il influencé votre façon de travailler en solo ?

Quand j’étais plus jeune, à l’école, je n’aimais pas travailler avec des gens. Être avec eux m’a appris à savoir quand j’avais besoin d’aide ou de quelqu’un d’autre pour faire quelque chose… 

“Il y a des gens que j’ai invités sur mes morceaux et ça n’a pas fonctionné. Je ne vais pas dire qui mais c’est arrivé plein de fois !” Tyler, The Creator

Vous semblez, depuis, avoir créé une nouvelle façon d’envisager les featurings : ce n’est pas juste, et comme souvent dans l’industrie musicale, un autre artiste qui pose un couplet sur l’un de vos morceaux. 

J’ai sans doute une façon très personnelle de collaborer mais je n’ai rien inventé. J’apprends constamment. Je peux améliorer tout ce que je fais ou donner une autre forme à une idée…

Avez-vous déjà refusé des featurings ?

Parfois, on me demande de poser ma voix sur des morceaux que je n’aime pas. Alors je dis simplement que je ne vais pas le faire. Et la personne reste toujours cool à mes yeux ! Je crois que c’est ok parce qu’on doit être plus honnêtes entre nous. Je déteste les menteurs et le rejet… Il y a des gens que j’ai invités sur mes morceaux et ça n’a pas fonctionné. Je ne vais pas dire qui mais c’est arrivé plein de fois ! Finalement, on se dit juste qu’on réessaiera.

Tyler the Creator sur la scène du Rod Laver Arena à Melbourne en Australie le 2 août 2022 © Martin Philbey/WireImage.

“Je tiens à garder le contrôle : je poste même mes propres clips sur ma chaîne YouTube !” Tyler, The Creator

Avez-vous abandonné le rock depuis la sortie Cherry Bomb sorti en 2015 ?

En venant ici, je me suis justement dit que j’allais sans doute y revenir. Mais l’expérience m’a appris que, bien que j’aime la texture du rock, il y a des choses que je ne pense pas pouvoir amener. Bon… je viens de me contredire !

Peut-être qu’il est difficile, aujourd’hui, de vendre des disques qui mêlent rock et rap…

Je fais ce que je veux. Si c’est du rock, c’est du rock, même s’il y a quelques vers de rap sur le morceau !

Certains labels forceraient leurs chanteuses, dont FKA twigs ou Charli xcx, à faire le buzz sur TikTok. Exerce-t-on ce genre de pression sur vous ?

C’est moi le boss. Les gens de mon label sont géniaux mais c’est moi qui garde le contrôle et décide quand m’afficher ou non. Je poste même mes propres clips sur ma chaîne YouTube ! 

Avez-vous envie de produire un album visuel, lancer votre propre plateforme ou fonder votre propre école comme l’ont fait Frank Ocean, Jay-Z et Kanye West ?

J’aimerais créer des parcs. Des sortes de centres où l’on formerait une communauté qui se retrouve après l’école et où l’on développerait des activités que l’on ne peut pas faire dans les quartiers où j’ai grandi. On dirait aux jeunes : “Ok les gars, fini de jouer à la balle. On va faire du canoë ou construire des jardins”. Concernant les albums visuels ou les plateformes : non, c’est trop de travail. Même un label… j’ai trop de choses à penser. Je n’arriverais pas à donner à quelqu’un toute l’attention, le temps ou l’amour dont il a besoin pour ses projets. 

Tyler, The Creator portant la nouvelle paire de sneakers Converse x Golf Le Fleur GLF 2.0, à Paris, en 2022.

“Je préfère que les gens se disent que je suis le mec super talentueux qui fait des blagues plutôt que le gars hyper drôle qui fait de la musique.” Tyler, The Creator

En 2019, vous avez dit sur Twitter que vous arrêteriez d’être marrant pour que votre musique soit prise au sérieux. Bien qu’elle puisse être inconsciente, êtes-vous effrayé par l’autocensure ?

Sut Internet, les gens se concentrent sur ce qui devient viral. Ça prend toute l’attention. Si je fais des trucs stupides sur les réseaux sociaux, ca sera toujours plus mis en avant que mon talent. Et quand je me baladerais dans la rue, on me dira : “Hey, t’es le gars qui a mangé de la merde de chien !”. Je ne veux pas être connu pour ça. En 2017, j’ai décidé d’arrêter les conneries pour être sur que la musique passe en premier. Et ca tout changé.

Comment ?

Maintenant, je peux être idiot et fun à nouveau. Je préfère que les gens se disent que je suis le mec super talentueux qui fait des blagues plutôt que le gars super drôle qui fait de la musique.

Il paraît que Mr. Me Too de Clipse (groupe de rap culte des années 2000 composé de Pusha T et No Macile) et Pharrell Williams est votre morceau préféré. Pourquoi ? 

J’avais 14 ans quand ce son est sorti. YouTube venait juste d’apparaître, les vidéos de mecs qui se cassent la gueule en skate aussi et je voyais Pharrell dans ce clip avec un tee shirt XXL jaune et tous ces colliers… C’était juste incroyable ! D’ailleurs, il ne sortait pas beaucoup de projets à l’époque et entendre ce genre de rap avec un beat hyper minimal qui sonne comme un Pack-Man qui bugue… J’ai adoré ! 

Il est aussi question, dans les paroles, de ne pas suivre la tendance et d’avoir sa propre personnalité…

Exactement. Inconsciemment, ça m’a parlé. Sans même y penser, je me disais que c’était un sans faute. Et encore aujourd’hui, c’est l’un de mes morceaux préférés : je l’adorerai pour toujours, même si ce n’est pas tout à fait mon favori.

Vous dites aussi que OGAKA, CA, votre morceau de hip-hop très indé, est l’un de vos cinq titres préférés. Pourquoi et quels sont les autres ?

New Magic Wand, Sweet/I thought you wanted to dance… Mais OGAKA, CA est l’un des morceaux qui me ressemble le plus : la batterie, le beat, les cordes, le chant et ces trois minutes où je ne fais que jouer du synthé… Ce titre, c’est le moment où tu regardes le ciel et que tu vois si bien les étoiles que tu as l’impression d’être dans le cosmos. 

Chromakopia (2024) de Tyler, The Creator, disponible.