Le danseur François Chaignaud repense le Boléro avec Dominique Brun au musée de l’Orangerie
La chorégraphe Dominique Brun propose ce soir, au musée de l’Orangerie, une relecture du célèbre Boléro, conceptualisée en tandem avec le chorégraphe et danseur François Chaignaud. Très fréquemment jouée sur les scènes du monde entier, la pièce portée par la musique de Maurice Ravel fait partie des “blockbusters” de l’histoire de la danse, surtout connue via la version triomphale et héroïque créée par Maurice Béjart…
Propos recueillis par Delphine Roche.
À rebours de la vision de Maurice Béjart, Dominique Brun revient aux origines du Boléro, écrit en 1928 par la sœur de Vaslav Nijinsky, Bronislava Nijinska. Sans chercher à ressusciter sa partition à la lettre, elle revisite son héritage à travers le butô de Tatsumi Hijikata, et via la figure de La Argentina, fondatrice des Ballets espagnols. Sur scène, le danseur François Chaignaud se laisse traverser par ces figures du passé, et entre en résistance contre la martialité autoritaire de la musique. Rencontre avec Dominique Brun et François Chaignaud.
Numéro : Vous avez réussi à présenter votre Bolero à la Philharmonie une fois l’an dernier en septembre, puis vous avez dû vous arrêter sur cette lancée. Comment avez-vous vécu cette période de stand-by ?
Dominique Brun : Nous devions aussi présenter Les Noces de Bronislava Nijinska, lors de la même soirée. Cette pièce nécessite la présence de 22 danseurs, en plus de l’orchestre Les Siècles et des chanteurs de l’ensemble Aedes, et à cause de la crise sanitaire, cela n’a pas été possible. On a cru que ça allait repartir à Chaillot en mars, et cela n’a pas été le cas. Cela a été un moment très difficile pour moi et je suis très heureuse que la situation s’améliore et nous permette de donner à voir ce qu’il y a de vivant dans les spectacles !
François Chaignaud : Je n’ai pas la sensation de m’être arrêté depuis la réouverture qui a eu lieu après le premier confinement… On a dû ajuster le tir, gérer les reports de dates, mais pour ma part, je me suis surtout retrouvé pris dans de nombreux projets générés par le besoin urgent des institutions de fournir des contenus sur leurs interfaces web. Du coup, je n’ai pas du tout cette impression d’avoir été un animal en cage, qu’on viendrait de libérer. J’ai eu l’opportunité de participer à la production d’images mouvantes, plutôt que de spectacles.
Comment s’était passée la première du Bolero à la Philharmonie ?
François Chaignaud : C’était magique à plus d’un titre. Nous vivions le fait d’être sur scène comme une chose rare et merveilleuse. C’était d’autant plus magique que nous étions à la Philharmonie avec tous ces musiciens.
Dominique, comment votre travail important sur la notation et la mémoire de la danse, notamment via la notation Laban [un système d’écriture pour le mouvement publié en 1928 par le danseur et pédagogue hongrois Rudolf Laban], influence-t-il votre propre création chorégraphique ?
Dominique Brun : Certes, je suis diplômée en cinétographie Laban, mais je suis surtout très impliquée dans le fait d’écrire des danses, d’être chorégraphe. Par contre, je ne suis pas une historienne de la danse. J’ai un goût prononcé pour certains processus chorégraphiques, et j’arrive parfois à les identifier dans la démarche de gens qui ne sont plus mes contemporains, comme Vaslav Nijinski, par exemple qui fut un des premiers dont je me suis sentie vraiment proche, notamment via son travail sur l’immobilité. Il a été une entrée importante pour moi dans mon travail de récréation de ces danses que l’histoire a parfois oubliées. Au cours de ma scolarité, je me souviens d’avoir vu Agamemnon de Luca Ronconi au théâtre de l’Odéon, c’était en italien – une langue que je ne parlais pas – donc je n’avais rien compris. Cependant, j’y ai vu des corps traversés par d’infimes situations d’action, de mouvement, qui m’apparaissaient vraiment comme de la danse. Quand j’ai découvert dans L’Après-midi d’un faune cette démarche de Nijinski sur l’immobilité, cela m’a très intimement interpellée. Cette même approche a été reprise dans Les Noces par sa sœur.
Qu’est-ce qui vous a attirée vers Bronislava Nijinska, outre le fait qu’elle a élaboré la première chorégraphie du Bolero ?
Dominique Brun : Ce qui n’est déjà pas rien ! [Rires] En fait, mon intérêt pour elle est né d’une discussion avec Emmanuel Hondré de la Philharmonie, qui voulait que je travaille sur une quatrième pièce de Nijinski. Je lui ai proposé de recréer plutôt Les Noces, de sa sœur Bronislava Nijinska, pièce sur laquelle j’avais envie de travailler depuis longtemps. Pour Bolero, J’ai tout de suite pensé à François, je voulais lui offrir la possibilité de danser au sein d’un orchestre. Si je me suis intéressée à Nijinska, c’est parce qu’elle prolonge quelque chose de Nijinski, et qu’on l’étiquette de façon un peu rapide comme une chorégraphe « néoclassique ». J’avais envie de chercher comment me rapprocher d’elle. Je voulais comprendre son travail en étudiant ses archives, et en proposant la relecture de ces deux pièces : Les Noces et Boléro qui sont très fortement identifiées : le Boléro est extrêmement connu, fortement marqué par la chorégraphie de Maurice Béjart, suivi d’autres chorégraphes. Et Les Noces ont été beaucoup jouées également, parce que Nijinska elle-même a remis cette pièce en circulation de son vivant, presque 40 ans après sa création.
François, danser le rôle de soliste du Boléro est une expérience forte, que certains danseurs décrivent même comme une expérience transformatrice. Comment l’avez-vous abordée ?
François Chaignaud : C’est peut-être transformateur en effet, pour certains danseurs. Mais ça me plaisait de l’aborder avec Dominique comme un point d’étape. Étant donné le nombre de fois où la pièce a été chorégraphiée, présentée, ce rôle pourrait même avoir pour moi quelque chose de répulsif. Car a priori, ce qui m’intéresse dans la danse – et je pense que Dominique et moi nous rejoignons sur ce sujet – ce sont ses aspects les plus minorisés et oubliés. Pas les plus « monumentaux », les plus iconiques. Je trouvais cela passionnant de revenir aux sources du Boléro, qui a été tellement écrasé par la figure de Maurice Béjart. Tel que nous l’avons abordé Dominique et moi, en laissant remonter à la surface ses premières sources, ce Bolero n’est vraiment pas un moment de bravoure, coïtal et sexuel. Dominique a fait un travail précis sur les archives de la pièce, mais nous n’avons pas été essayé de la « ressusciter ». De façon plus passive, il s’agissait de laisser des images advenir, en considérant le corps qui danse, moins comme une machine qui ressuscite des figures, que comme une enveloppe vide, atone, inerte, qui se laisse traverser par un imaginaire. L’aspect triomphal du Bolero, avec ce grand orchestre et ma propre situation, en surplomb de la scène, sur une table, est donc en permanence contredit par mon expérience de la danse.
Dominique Brun : Au moment où Bronislava Nijinska élabore ce solo pour Ida Rubinstein [danseuse des Ballets russes à qui Maurice Ravel a dédié son Boléro] les « espagnolades » sont en vogue dans les arts, qui se tournent alors vers un folklore primitiviste, dans le mauvais sens du mot folklore… C’est-à-dire qu’on s’attache à représenter des traditions qui en réalité, n’en sont pas : le flamenco émerge à la fin du 19e siècle dans les cafés. Il prend des allures de danse gitane qui viendrait de très loin, alors qu’en vérité, c’est une invention de cabarettistes. Plus tard, c’est la figure de La Argentina [danseuse argentine créatrice des Ballets espagnols] qui va servir d’interface entre Bronislava Nijinska, Ida Rubinstein, et les deux fondateurs de la danse butô que sont Kazuo Ohno et Tatsumi Hijikata. Ces derniers ont tous deux travaillé autour de la figure de La Argentina. Je me demandais pourquoi ces danseurs de butô éprouvaient une telle fascination pour ce personnage si souriant, si pétillant… Alors que Tatsumi Hijikata égorgeait des poulets entre ses cuisses pendant certaines performances, il élaborait quelque chose qui était de l’ordre de la cruauté. La question de la sexualité, ou de la cruauté de la sexualité, se joue aussi dans notre Bolero qui est traversé par La Argentina et par le butô, mais elle opère de façon presque secrète – contrairement au Boléro de Béjart où elle explose de façon centrale. Hijikata disait que quand il danse, sa sœur se lève en lui. Or dans le flamenco, les corps sont duels. Le bas du corps répond en quelque sorte à l’archétype de la masculinité, avec les frappes du pied, alors que le mouvement du haut du corps est délié, apparenté à une gestuelle féminine. Cela m’intéressait beaucoup de travailler tout cela avec François.
Le Boléro de Béjart est décrit comme un ballet “unisexe”, car dansé indifféremment par un soliste masculin ou féminin. Comment avez-vous, pour votre part, travaillé l’expression des genres ? François, cette question est-elle particulièrement importante pour vous, dans ce projet ?
François Chaignaud : Cette question du genre n’est pas un projet en soi, en revanche, il est important pour moi de créer des danses et des spectacles qui soient capables d’accueillir ma propre expérience, ma propre manière de vivre ces questions-là dans la réalité. De plus, juste avant ce Bolero, j’ai créé une pièce avec le danseur de butô Akaki Maro [Gold Shower], et je suis toujours en train de faire tourner une autre pièce liée au répertoire folklorique espagnol [Romances inciertos, un autre Orlando]. Ce Bolero conclut donc de façon hybride des recherches que je menais sur l’expression de l’ambiguïté de genre et de l’androgynie dans les arts. Cela m’intéresse de mettre ça au centre de ma danse, mais surtout pas comme un sujet d’actualité. Car actuellement, cette question est “à la mode”. Dans le Bolero, quand j’entre en scène, j’ai l’impression de voir se dresser autour de moi dans l’espace une cohorte de sœurs et de frères, d’êtres ambigus, qui se sont retrouvés dans cette situation un peu cruelle d’exhibition, et qui se sont trouvé, par la danse ou par l’art, un moyen de survivre, d’être au monde. J’aime utiliser la danse comme un moyen de me relier à la généalogie de ces êtres qui ne se reconnaissent pas dans la définition binaire des genres. Cette histoire n’a pas commencé dans les années 90, elle existe depuis des siècles et des siècles. Notre Bolero permet d’aborder cette question-là par le biais d’une sorte de douceur fantomatique.
Dominique Brun : Effectivement, il conjugue la cruauté et la douceur. La première phrase qui est écrite sur la partition mnémonique que nous utilisons entre nous était : “convoquer La Argentina”. Nous l’évoquons comme un fantôme très proche et très lointain à la fois. Nous l’avons cherchée à travers des photographies, où on la voit dans des corporéités très différentes. Elle est morte jeune, alors que Kazuo Ohno est mort à presque 100 ans, on trouve un film où on le voit à cet âge incroyable aux côtés de son fils. L’autre chose importante dans cette pièce est la question du costume. J’ai beaucoup appris avec François à ce sujet, sur l’idée qu’une danse se fait d’emblée dans un costume, dans le contexte proposé par le costume. Ce costume qui a été créé par Romain Brau, est donc l’un des protagonistes de la pièce. Ces multiples couches servent totalement notre propos.
François, qu’est-ce que cette jupe extraordinaire, très volumineuse, qui semble presque vivante, apporte à votre performance ?
François Chaignaud : Dès le début, c’était difficile de me relier à cette histoire en jogging… nous avons beaucoup pensé aux batas de cola, ces robes typiques du flamenco, avec une très grande traîne. Nous avons aussi regardé les images du Boléro d’Ida Rubinstein. Puis j’ai apporté en répétition une robe dotée de plusieurs couches de tulle, et cela nous semblait juste. Cette surabondance de couches semblait faire écho à notre envie de nous connecter non seulement à Nijinska, mais aussi à toutes les personnes qu’elle a pu influencer. On est donc arrivé à ce costume mille-feuilles de Romain Brau. Pour moi, il est très clair que la danse commence dans un costume, qui change la façon dont on se perçoit et dont on peut se présenter au monde. Ici, la jupe crée une géographie et une temporalité du corps intéressantes, elle crée une masse qui contredit les lignes déliées du haut du corps, qui reste nu. Je peux aussi révéler mes pieds et une partie de mes jambes. Ce qui apparaît alors, c’est la doublure écarlate de cette jupe, qui surgit pour participer à la complexité de l’ensemble.
Bolero, de Dominique Brun et François Chaignaud, interprété par François Chaignaud. Au musée de l’Orangerie, dans le cadre du Festival d’automne.