Venise comme vous ne l’avez jamais vue sous l’œil de Fabrizio Plessi, Dior et Maxime Passadore
Sur la place Saint-Marc à l’automne dernier, des cascades flamboyantes ruisselaient depuis les fenêtres du musée Correr… Avec le soutien de la maison Dior, l’alchimiste Fabrizio Plessi, pionnier de l’art vidéo, y a dévoilé une œuvre puissante en hommage à la grande histoire de la Cité des eaux, photographiée par Maxime Passadore pour Numéro art.
Photos par Maxime Passadore.
Texte par Thibaut Wychowanok.
En ce jeudi du mois de mai 1796, un navire d’apparat accoste devant le palais ducal de la Cité des eaux. C’est un rituel immuable depuis près de huit siècles: le jour de l’Ascension, Venise célèbre une cérémonie majeure de la république, Lo Sposalizio del mare (Le Mariage avec la mer). Le bâtiment fait désormais 35 mètres de long. Sans mât ni voile, il est actionné par 42 rames et entièrement recouvert d’or. Symbole éloquent de la domination de la Sérénissime sur les mers, le 120e doge Ludovico Manin lance depuis le navire un anneau d’or dans l’Adriatique. Sublime chant du cygne puisqu’un an plus tard, Venise succombera aux assauts de Napoléon. L’or du bateau est alors fondu et renoue un instant avec son état liquide. Autre forme de mariage avec les eaux.
Plus de deux siècles ont passé, et le métal précieux coule à nouveau à Venise. Au cœur de la place Saint-Marc, non loin du palais des Doges, les quinze fenêtres du musée Correr ont laissé place à une succession de cascades d’or en mouvement infini. La dernière installation vidéo de l’Italien Fabrizio Plessi, 80 ans, forme un déluge surréel, hommage à un âge d’or de la Cité rendu possible grâce au soutien de la maison Dior dont Jean Cocteau aimerait à rappeler “ce génie léger propre à notre temps et dont le nom magique comporte Dieu et or”.
Lorsqu’il choisit la vidéo comme médium en 1974 (des œuvres qui lui vaudront des invitations à la Documenta de Kassel et à la Biennale de Venise), Fabrizio Plessi a déjà l’intuition qu’elle correspond à la nouvelle époque qui s’ouvre. Aux flux perpétuels de la globalisation et du numérique naissant, la vidéo répond par son propre flux électrique créateur d’images. Liée à la révolution numérique, elle repose elle aussi sur un code informatique invisible et intangible. Un langage unique et universel qui ne pouvait que plaire à l’alchimiste Plessi : un condensé virtuel de savoirs, partagé par impulsions électroniques et pouvant être rendu concret et visible à tout moment. Sur les écrans, TikTok, WhatsApp et YouTube font aujourd’hui la démonstration quo- tidienne du monde de Plessi: un vaste cosmos virtuel de connais- sances et d’expériences partagées par tous.
“L’état de liquidité de l’or renvoie à son origine, explique l’artiste à propos de son installation vénitienne, c’est-à-dire à la fluidité des échanges mondiaux initiée il y a des siècles par Venise et dont nous assistons aujourd’hui à l’apogée avec la mondialisation. Cet état de fluidité des échanges correspond également à la manière dont les informations et les images nous apparaissent aujourd’hui: elles ne forment plus des objets, mais des cascades de flux informelles sur les réseaux.” L’or se fait aussi symbole de la fortune passée de Venise. Plessi cite à cet égard aussi bien le navire rituel du mariage avec la mer que les mosaïques du palais ducal. Pourtant, l’Italien est loin d’inviter à une simple commémoration magistrale d’un passé révolu. Fluide, élastique et en mouvement, son art vidéo établit un rapport particulier à l’Histoire. Rejetant une vision occidentale et linéaire du temps, Plessi renoue avec une temporalité cyclique et infinie. L’Histoire ne forme plus une succession d’événements, mais une mémoire liquide où se noient, pour mieux se retrouver, un navire d’or du XVIIIe siècle, des mosaïques de la Renaissance et une Venise contemporaine envahie par les flots du tourisme mondial. La mémoire a trouvé dans la vidéo son médium : mouvant, insaisissable et saisissant.
Fabrizio Plessi, L’Età dell’oro, du 1er septembre au 15 novembre, musée Correr, Venise.