5 juin 2018

À l’Opéra de Paris un ballet queer s’attaque à la virilité

La pièce  “The Male Dancer” du jeune chorégraphe espagnol Iván Pérez interroge la masculinité contemporaine, et la vision du masculin véhiculée par le medium de la danse. Pour appuyer son propos, il a fait appel au créateur Alejandro Gómez Palomo, fondateur du label Palomo Spain. Rencontre.

Propos recueillis par Delphine Roche.

“The Male Dancer”, Opéra de Paris – Photos Agathe Poupeney

Présentée au Palais Garnier jusqu’au 8 juin, la pièce  “The Male Dancer” du jeune chorégraphe espagnol Iván Pérez interroge la masculinité contemporaine, et la vision du masculin véhiculée par le medium de la danse. Pour appuyer son propos, Iván Pérez a fait appel au créateur Alejandro Gómez Palomo, fondateur du label Palomo Spain : les danseurs du ballet de l’Opéra de Paris évoluent sur scène dans ses vêtements flamboyants qui mêlent allègrement les sequins, les volants, ou les plumes.

 

Numéro : Iván, vous avez commencé à créer vos propres chorégraphies dès l’âge de 19 ans. Saviez-vous déjà, à cet âge précoce, ce que vous souhaitiez exprimer et explorer?

Iván Perez : J’ai fait mon premier solo à l’âge de 11 ans, et c’était une expérience très forte de créer à travers le medium de la danse. Pendant mes études de chorégraphie et de dramaturgie à Madrid, j’ai créé mes premières pièces, qui ont retenu l’attention des jurys de plusieurs compétitions. Cela m’a encouragé à persévérer. Elles étaient très différentes les unes des autres, et c’est encore le cas aujourd’hui, mais je sais à présent quelles valeurs je veux défendre, en tant qu’artiste, et en tant qu’individu.

 

 

Je me demandais si j’étais assez masculin, si le public se rendait compte que j’étais homosexuel, si je devais bomber le torse et avoir l’air fort. En tant que chorégraphe, j’ai vu que les danseurs se posaient ces mêmes questions, même lorsqu’ils étaient hétérosexuels.

 

 

Votre pièce pour l’Opéra de Paris se nomme The Male Dancer, d’après un livre de théorie de la danse qui a été très important pour vous.

Iván Perez : The Male Dancer est le titre d’un livre écrit en 1995 et revisité en 2008 par l’historien de la danse Ramsay Burt. Lorsque j’ai commencé à imaginer cette nouvelle pièce pour dix danseurs, j’ai voulu me pencher plus précisément sur la façon dont les danseurs masculins ont été présentés sur scène à travers l’histoire. Le livre de Ramsay Burt contextualise cette histoire, du ballet classique à la danse post-moderne. Le danseur masculin a disparu des scènes, avant de réapparaître grâce à Vaslav Nijinsky et aux Ballets russes, en 1909 à Paris. Depuis cette époque, de nombreux chorégraphes ont présenté leur point de vue sur le danseur masculin. Avec ma pièce, j’ai voulu explorer la pluralité des masculinités sur la scène de l’Opéra de Paris, et participer ainsi au débat contemporain sur les genres et leur fluidité. 

 

L’univers de la danse est probablement le dernier que l’on croirait fermé à la sensibilité et aux émotions masculines. Si le ballet classique, né au XIXe siècle, a renforcé les stéréotypes, peut-on dire que la danse contemporaine déconstruit et questionne ces visions normatives des genres?

Iván Perez : Absolument ! La danse contemporaine véhicule des affirmations sociales et politiques, à travers le développement de nouveaux langages. Les pièces sont souvent créées en réponse à la réalité contemporaine, avec l’ambition de susciter une réflexion critique. Comme vous le dites, on pense a priori que le monde de la danse est ouvert à la sensibilité masculine, mais vous remarquerez à quel point les gens sont encore surpris de voir un danseur masculin porter des costumes colorés, tenir un autre homme dans ses bras, ou s’autoriser à montrer ses émotions. L’idée que les hommes ne doivent pas exprimer leurs émotions en public est encore très présente, malheureusement. En tant qu’homme et danseur homosexuel, j’ai toujours dû penser à ce que je révélais de moi-même, en dansant. Je me demandais si j’étais assez masculin, si le public se rendait compte que j’étais homosexuel, si je devais bomber le torse et avoir l’air fort, si je n’avais pas l’air trop féminin en penchant la tête… En tant que chorégraphe, j’ai vu que les danseurs se posaient ces mêmes questions, même lorsqu’ils étaient hétérosexuels. C’est alors que j’ai commencé à m’interroger sur l’influence des normes, et la façon dont nous pouvions les déconstruire. Le genre est une performance, car il se construit à travers un langage corporel, des attitudes et des gestes. Nous réalisons tous au quotidien cette performance, que nous en soyons conscients ou non.

Alejandro Gómez Palomo, fondateur du label Palomo Spain, a créé les costumes de The Male Dancer. Font-ils partie intégrante du discours de la pièce sur les genres?

Iván Perez : Oui, absolument, ils participent vraiment au discours de la pièce. Avec ces costumes, il ne s’agit pas seulement d’affirmer que les hommes ont le droit de porter des vêtements sensuels et exubérants, il s’agit aussi de célébrer l’individualité de chacun. Car chaque costume a été choisi avec soin pour chacun des danseurs, et réalisé sur mesure. Le choix de Palomo Spain était un risque, et j’étais heureux que tout le monde, à l’Opéra de Paris, soutienne mon choix avec enthousiasme. C’était une belle opportunité de montrer que cette institution est moderne, et ouverte d’esprit.

 

Alejandro, quelles étaient les demandes d’Iván, pour cette pièce?

Alejandro Gómez Palomo : Iván voulait créer des vêtements pour chaque danseur, qui s’inscriraient dans l’histoire que la chorégraphie et la musique racontaient. Cet exercice correspond à peu de choses près à ce que je fais dans mes défilés de mode. Chaque danseur devait avoir son propre style, ils devaient être distincts les uns des autres. Nous avons attribué les vêtements aux danseurs selon la personnalité de chaque personnage : le tailoring pour les personnages les plus masculins, alors que les danseurs les plus sensibles portaient des plumes, des lamés, des imprimés floraux, des tissus qui pouvaient voler avec le mouvement. Ivan avait bien compris les personnalités de chacun, si bien que tous les danseurs étaient à l’aise dans leurs vêtements.

 

 

Je voudrais aider la prochaine génération à réaliser qu’il existe une très large variété d’options, pour s’habiller. Et qu’il n’est pas nécessaire de se conformer à l’idée de  ‘ce à quoi un homme doit ressembler.’”

 

 

Vos vêtements ne participent pas vraiment au mouvement no-gender de la mode : votre mode est plus transgressive, car elle réclame le droit, pour les hommes, de porter des vêtements opulents. 

Alejandro Gómez Palomo : Effectivement, nous sommes à l’opposé du no-gender. Les vêtements sont tous représentatifs d’un genre. Un vêtement est fait pour être porté par un homme ou pour une femme, de façon très concrète, pensé pour s’adapter à la forme d’un corps. Nous cherchons à montrer des parties du corps masculin qui n’étaient pas valorisées, afin de créer de nouvelles perceptions de la sensualité, de ce qui est  “sexy”. Mes vêtements permettent à d’autres typologies masculines de s’exprimer en utilisant un langage de mode généralement assigné aux femmes. On peut avoir un corps très masculin, très fort, et jouer avec des attitudes efféminées. Mes amis et moi venons d’une génération qui interprète la mode avec beaucoup de liberté, sans vraiment penser aux façons conventionnelles d’habiller des hommes ou des femmes. Je n’ai même pas l’impression d’apporter quelque chose de nouveau, car cela me vient très naturellement. Je voudrais aider la prochaine génération à réaliser qu’il existe une très large variété d’options, pour s’habiller. Et qu’il n’est pas nécessaire de se conformer à l’idée de  “ce à quoi un homme doit ressembler.” On peut s’habiller d’une façon plus flamboyante, porter des sequins, des broderies, des brocarts, des imprimés floraux… En Espagne, tout le monde veut être fabuleux, se faire remarquer. Le soleil de mon pays produit cette gaieté, cette flamboyance. Les influences de la feria, du flamenco, des fêtes catholiques, sont très présentes dans ma mode. Ainsi que celles de Cristobal Balenciaga, de John Galliano, et d’Yves Saint Laurent.

 

Ivan, était-il important de collaborer avec un label de vêtements  “réels”, destinés à être portés dans la rue? Il me semble qu’avec des costumes moins “mode”, le public aurait pu rapprocher votre intention de la tradition du cabaret, et une partie de votre discours aurait été perdue. 

Iván Perez : Je suis totalement d’accord avec vous. Le fait que ces costumes prolongent la proposition de mode d’Alejandro est crucial, car c’est une connexion au monde dans lequel nous vivons. Il ne s’agit pas d’une fantaisie créée pour la scène, mais d’une proposition qui s’inscrit dans le cadre de la société contemporaine. Les choix que nous faisons peuvent impacter la société, à commencer par ce que nous choisissons de porter dans la rue. En quelque sorte, j’ai porté Palomo Spain pour l’événement social le plus important de ma vie jusqu’ici, et je pense que c’est une affirmation de ma part.

 

Quels sont vos prochains projets?

Iván Perez : Je prends mes fonctions en tant que nouveau directeur artistique du Dance Theatre Heidelberg en septembre. Je vais créer une nouvelle pièce à propos des Millenials, qui s’appellera Impression. Je vais aussi développer des pièces existantes, The Inhabitants et Becoming, avec un nouvel ensemble de dix danseurs. Je vais aussi présenter au Sadler’s Well Theatre, à Londres, une pièce créée pour la danseuse russe Natalia Osipova. The Male Dancer est présenté à l’Opéra de Paris jusqu’au 8 juin, et la pièce sera diffusée sur Arte. J’espère pouvoir rejouer plus tard cette pièce au Palais Garnier, et la revisiter. 

 

The Male Dancer, jusqu’au 8 juin 2018, Opéra de Paris.

“The Male Dancer”, Opéra de Paris – Photos Agathe Poupeney