Rencontre avec le designer Ora-Ïto, exposé à Saint-Paul-de-Vence
Le célèbre designer Ora-Ïto présente pour la première fois son travail d’artiste au sein de la galerie Podgerny jusqu’au 15 juillet 2024, à Saint-Paul-de-Vence, ville d’art où vécurent Matisse, Calder, Picasso ou encore Chagall. Il y dévoile l’essence de son vocabulaire formel, entre minimalisme, références organiques et puissance de la couleur.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Exposition de Ora-Ïto à Saint-Paul-de-Vence
Numéro : Pourquoi avoir choisi d’exposer pour la première fois vos œuvres à Saint-Paul-de-Vence ?
Ora-Ïto : Parce que mes racines s’y trouvent. Mon grand-père y vivait et y tenait une galerie. C’est là où, pour la première fois, j’ai été confronté à l’art : Max Ernst, Picasso, Calder… Tout cela a forgé mon œil. Il y a deux ans, je suis tombé sur une petite maison, la maison de mes rêves, que j’ai achetée et où je vis désormais une partie de l’année. Je me suis lié d’amitié avec l’un des galeristes du village dont l’espace, situé juste en face de La Colombe d’Or [mythique hôtel de Saint-Paul-de-Vence], a accueilli Julian Schnabel. C’est lui qui m’a convaincu de présenter mes œuvres.
Comment sont nées ces formes géométriques constituées de plaques d’aluminium noires ou colorées fixées sur une base blanche ?
Ce sont des expérimentations que je réalise à partir de mon travail de designer, des formes qui n’ont pas de fonction, c’est-à-dire qui sont libérées des contraintes avec lesquelles je compose au quotidien en tant que designer. Ce travail me permet de retrouver l’essence de mon langage formel. Il constitue un alphabet volumique, la plus simple expression de ce que je fais. Ce sont des systèmes, des géométries que j’utilise dans mes objets, qu’il s’agisse d’un tramway, d’un vélo ou d’une chaise. Mon idée était de créer des compositions où formes et couleurs sont reliées dans un espace sans gravité. Dans le design, la gravité est omniprésente : le vélo est sur terre, un objet est posé sur une table. Mais l’œuvre d’art a cette liberté de pouvoir s’exprimer à 360 degrés dans l’espace, dans une non-gravité. Je voulais quelque chose de plus qu’un carré, de plus qu’un rond, de plus qu’un rectangle et de plus qu’un monochrome. J’ai pensé à cette non-forme qui les relierait ensemble et leur apporterait une force. Dans ces pièces, quelque chose relève évidemment du bas-relief mais aussi de l’art minimal et du hard-edge [tendance de la peinture abstraite apparue dans les années 50 et caractérisée par une rigueur géométrique et des aplats de couleurs nets]. Chez moi, avec toutes ces rondeurs, il s’agit plutôt de “soft-edge”…
Quel rapport entretenez-vous justement avec les grandes figures de l’art minimal ?
Des artistes comme Carl Andre, Sol LeWitt, Donald Judd et Tony Smith m’ont toujours fasciné. Mais j’ai souvent eu du mal à comprendre la raison pour laquelle ils m’attiraient autant. Je crois que, dans leurs œuvres, je trouve un rapport à la matière, à l’architecture, à la force et surtout à la manière dont on peut occuper l’espace – un côté intemporel également – qui me correspond totalement.
Un artiste de la couleur
Quel rôle jour la couleur dans vos créations ?
Les couleurs sont pour moi des énergies. La première question que je me pose toujours est : apporte-t-elle la bonne énergie ? Pour les tripodes, j’aime utiliser le noir qui vient contre-balancer deux teintes fortes. Ce sont souvent des couleurs avec lesquelles on a l’habitude de vivre. Chaque forme et chaque couleur doit pouvoir exister par elle-même et en dialogue avec les autres. Pour cette première exposition, le choix des couleurs a aussi été guidé par le contexte et tous les artistes importants qui sont passés par Saint-Paul-de-Vence. Je pense notamment à Calder et à Fernand Léger.
Vous n’exposez pas seulement vos pièces à la galerie Podgorny à Saint-Paul-de-Vence…
En effet, j’ai également voulu présenter mes pièces au lavoir du village. Et sur la petite terrasse en face de ma maison. Les pièces vivent littéralement à Saint-Paul. J’ouvre aussi une exposition au sein de la Cité radieuse à Marseille, qui est mon espace. Là, il sera plutôt question de jouer avec les couleurs et les mesures du Modulor inventé par Le Corbusier.
Une œuvre qui dialogue avec son environnement
Ces formes rectangulaires évoquent aussi un iPhone… Quelle place tient la technologie – ou le digital – dans vos créations ?
Ces formes composent notre quotidien. Nous vivons avec elles. Nous vivons avec la forme rectangulaire arrondie de l’iPhone. Quand nous retirons de l’argent à la banque, nous retrouvons encore ces formes. Dès que vous appuyez sur un bouton, vous tombez sur l’une de ces formes. Certains de mes amis avaient un peu peur de me vexer lorsqu’ils me disaient que mes œuvres leur faisaient penser à une belle enceinte, ou au plateau d’une table. Mais c’est le plus beau compliment qu’on puisse me faire. Mon idée est justement de créer une “grammatologie” sur laquelle on puisse projeter tous les objets et toutes les fonctions. Une lampe, un ordinateur ou un vaisseau…
Quel regard portez-vous sur les avancées technologiques récentes, notamment en termes d’intelligence artificielle ?
L’intelligence artificielle permet de réaliser dans un temps record des choses extrêmement complexes. Paradoxalement, la complexité va devenir plus facile et le plus compliqué sera d’aller à l’essence même des choses. C’est pour cela que j’ai voulu m’y confronter à travers mes œuvres. En tant que designer, j’ai toujours beaucoup utilisé les nouvelles technologies, mais je déteste la technologie dans l’art, en tout cas lorsqu’elle est visible. Je n’aime pas quand elle devient un gadget, quand on voit le moteur, l’électronique, la prise… J’aime que l’œuvre d’art soit autonome, plus brute, sans artifice.
« La nature est ma source d’inspiration première. La nature dit tout : le côté cellulaire, le côté structurel. » Ora-Ïto
Vos formes ont également quelque chose d’organique. La nature est-elle une source importante d’inspiration ?
La nature est ma source d’inspiration première. La nature dit tout : le côté cellulaire, le côté structurel. Tout y est une évidence, incassable. Dans la nature il y a aussi cette idée que nous faisons partie d’un tout, qu’un élément ne se comprend que dans son environnement. Il y a une véritable intelligence de la nature.
Comment définiriez-vous votre travail de designer ?
Mon travail consiste à apporter un bien-être, une vie plus facile ou une vie plus lumineuse. C’est aussi apporter une énergie, un shot de couleurs, d’harmonie et d’équilibre. Ce qui est surtout essentiel, c’est le contexte. Lorsque je décide que le tramway que j’ai créé pour Nice sera rouge, évidemment, c’est un parti pris, il y a un côté pop. Mais ça renvoie surtout au rouge italien, à l’ocre de la ville.
Est-ce que vos œuvres vont influencer votre futur travail de designer ?
Cette “grammatologie” était en moi de manière instinctive et spontanée. Le fait d’avoir aujourd’hui des œuvres qui sont comme des marqueurs, comme une charte, me permet d’avoir une réflexion encore plus fine. Où mettre un bouton ? Comment l’insérer dans une forme ? Quel rayon lui donner ? Comment le connecter à une autre matière ?… La grammaire que je viens de créer m’aide à apporter des réponses pertinentes à toutes ces questions.
Exposition “Grammatology” par Ora-Ïto, jusqu’au 15 juillet 2024 à la galerie Podgerny, Saint-Paul-de-Vence.