1 déc 2025

Le jour où Abdellatif Kechiche a scandalisé Cannes avec Mektoub My Love

Après un premier volet sorti en 2017, Mektoub My Love: Intermezzo constitue le deuxième chapitre choc de cette trilogie signée Abdellatif Kechiche. Dans cette épopée cinématographique plus de trois heures qui n’a jamais connu de sortie en salles, le réalisateur poursuit sa recherche d’un chaos hypnotique et musical, qui hurlerait de manière violente sa dépendance à la chair. Alors que le film Mektoub My Love : Canto Due, présenté au Festival de cinéma de Locarno, fera son arrivée au cinéma ce mercredi 3 décembre 2025, Numéro se replonge dans ce qui est resté dans les mémoires comme l’une des projections les plus marquantes du Festival de Cannes.

  • par Olivier Joyard.

  • Publié le 11 août 2025. Modifié le 1 décembre 2025.

    Mektoub My Love, le film choc d’Abdellatif Kechiche présenté à Cannes

    3h28 de fesses tendues par le désir, de bouches entrouvertes, de regards en douce, de mains férocement baladeuses, de corps en pleine jeunesse miroitant sous l’effet du sel et du soleil (les 45 premières minutes du film, sur un groupe d’ami.e.s à la plage) ou rendus luisants par la sueur (les 2h45 restantes, avec les mêmes personnes en boîte de nuit). Voilà l’expérience entre Russ Meyer et Hou Hsiao-shien à laquelle Mektoub My Love: Intermezzo a invité les spectateurs cannois, dans ce qui restera comme la projection marquante du Festival de Cannes 2019.

    Après le premier volet de la trilogie sorti en salles deux ans plus tôt (dont la suite, Mektoub My Love : Canto Due, est sortira le 3 décembre au cinéma), Abdellatif Kechiche poursuit sa recherche d’un chaos hypnotique et musical, qui hurlerait de manière violente sa dépendance à la chair. Soit un genre de cri cinématographique primal visant la quête éternelle du plaisir, en même temps que la crainte de sa perte.

    On ne peut que reconnaître l’ampleur du geste, la vague visuelle et sonore sidérante que façonne sur fond de techno boom boom et de plans syncopés le septième film de l’auteur de La Vie d’Adèle (2013), quasiment sculpté sur les peaux de ses interprètes, collé au temps réel de ce qu’il représente : une nuit de folie. 

    Un imaginaire rétréci au male gaze

    D’où vient alors le sentiment de colère qui persiste après avoir été percuté par cette comète ? C’est qu’un tel déploiement de beauté et de talent sert ici un imaginaire rétréci, voire rance, aux œillères strictement masculines. L’orgie des sens à laquelle convie Kechiche ne regarde que dans une seule direction. Il est question ici du cul des femmes, montré dans toute sa splendeur, ce qui ne serait en rien un problème si quelque chose comme un échange ou l’espoir d’une fluidité possible était au moins envisagé – une sortie du trou noir des représentations vieillottes, en somme.

    À une époque où l’art s’interroge avec les sœurs Wachowski dans Sense8, Jill Soloway dans I Love Dick, ou Portrait de la jeune fille en feu présenté durant la même édition de Cannes par Céline Sciamma, sur la pertinence de sortir du “male gaze” (cette vision imposée par des artistes hommes sur des femmes-objets qui a structuré le cinéma – même le plus grand – depuis ses débuts), Kechiche nous force à rester tapis dans l’ancien monde, simplement parce qu’il s’accorde à ses désirs. 

    Une scène de cunnilingus qui a fait scandale

    Pendant les plus de deux cents minutes du film, aucune femme n’a le droit de créer l’espace de son désir, même si elle l’exprime, ainsi que le prouve une scène de conversation sur les culs des hommes entre deux des héroïnes : jamais la caméra ne glissera vers ceux dont elle parle, jamais le film ne se risquera à créer un trouble dans son système. Kechiche doit s’estimer incapable de filmer les hommes de manière sexuelle, préférant donc s’abstenir.

    Pour créer l’illusion d’un déplacement, il va montrer ce que veut dire, selon lui, se retrouver englouti par le désir des femmes – ce qui revient au même, c’est-à-dire à l’ignorer. Ainsi, le clou du film est un cunnilingus explicite et non simulée d’une quinzaine de minutes, envisagé comme le combat à mort entre la bouche d’un homme et le sexe de son amante (incarnée par Ophélie Bau, absente lors de la conférence de presse du film à Cannes, qui a expliqué ne pas être en accord avec le montage final du long-métrage). Qui dévore qui ? On ne peut que se désoler que l’audace théorique – montrer du sexe sans détourner le regard – devienne une facilité esthétique paniquée. 

    Une vision problématique des femmes ?

    Dans Mektoub My Love: Intermezzo, qui n’arrivera finalement jamais dans les salles obscures, un seul personnage a le droit de vivre en organisant ce qu’il a envie de regarder : c’est Amin, le double évident du cinéaste, que la fiction présente comme un étudiant en cinéma aux idées larges, mais dont elle fait en réalité une image figée du créateur tout puissant, au charme ténébreux.

    Dans les pas de ce garçon faussement doux, Kechiche organise son film autour de situations où les femmes sont contraintes : quand un homme tient la nuque d’une jeune blonde pour qu’elle embrasse sa partenaire, quand le fameux cunnilingus fait l’objet d’une perpétuelle négociation, après plusieurs refus. Cela peut paraître anodin à l’échelle de trois heures de transe, mais c’est tout l’inconscient du film qui s’exprime ainsi : nous sommes captifs d’une fascination qui nous est imposée.

     Le film Mektoub My Love: Intermezzo (2019) d’Abdellatif Kechiche n’est jamais sorti au cinéma. Mektoub my Love : Canto Due d’Abdellatif Kechiche, au cinéma le 3 décembre 2025.