Christophe Honoré : « Le cinéma doit échapper à la paresse et au snobisme »
Depuis ses débuts en tant qu’auteur il y a une dizaine d’années, la liberté radicale de Christophe Honoré s’est affirmée au cinéma comme dans ses mises en scène au théâtre et à l’opéra. Nouveau pavé dans la mare, le film “Chambre 212” mise sur une théâtralité appuyée, servie par un casting de rêve. Toute la semaine, Numéro a infiltré le clan de Christophe Honoré, il est temps de dresser son propre portrait.
Chez Christophe Honoré, l’attention extrême portée à la pensée et aux mots justes pour évoquer son œuvre frappe en premier lieu. Cela fait de lui un intellectuel de sa propre quête artistique, autant dire une espèce rare. Quand certains réalisateurs ne parlent que de technique et de vagues intentions à longueur d’interviews données en bâillant, lui est capable de décortiquer son œuvre avec appétit, de manière toujours sensible et déliée. La démarche attise peut-être les cendres de sa première vie de critique et de chroniqueur aux Cahiers du cinéma dans les années 90 – il avait notamment écrit un texte très discuté contre Marius et Jeannette, de Robert Guédiguian –, mais il s’agit d’abord d’une onde positive, structurante : cette réflexion n’empêche pas ses films de se déployer en toute liberté, comme une autre partie de sa vie à la fois cohérente avec le reste et totalement indépendante. Posséder plusieurs cerveaux en simultané aussi efficaces les uns que les autres, ce serait donc possible.
C’est aussi très séduisant. En une quinzaine d’années, Christophe Honoré a réalisé douze longs-métrages, dont certains comme Les Chansons d’amour (2007) et son dialogue final terrassant (“Aime-moi moins, mais aime-moi longtemps”) font figure de totems générationnels. Alors qu’il n’a pas encore 50 ans, le natif de Carhaix, dans le Finistère, s’est aventuré à travers plusieurs territoires jusqu’aux plus radicaux, comme cet objet cinématographique à la fois délicat et provocateur nommé Homme au bain (2010) avec la porn star et performeur gay François Sagat. Le film qui le place dans l’actualité de cet automne se déploie comme l’un de ses meilleurs, à la fois libre dans son récit et (a priori) contraint dans sa forme. Chambre 212 est centré sur Maria, une prof de fac croqueuse d’étudiants, qui tente d’envoyer valser sa vie conjugale en s’installant dans un hôtel situé en face de son appartement. Pendant une nuit, elle y retrouve bien malgré elle la version âgée de 25 ans (Vincent Lacoste) de son mari actuel (Benjamin Biolay) ainsi qu’une poignée de fantômes plus ou moins compréhensifs. Variation sur l’amour à travers le temps, le film est structuré comme un mélodrame, tout en réussissant à garder le cap léger et radieux d’une comédie. Ses racines théâtrales – il a été tourné en studio – ont donné à Honoré une liberté paradoxale. “J’ai envisagé ce film dans le prolongement de mon activité au théâtre. Après Plaire, aimer et courir vite, sorti l’année dernière, j’ai vécu avec ma pièce Les Idoles [présentée en janvier 2019 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe] une expérience à la fois très joyeuse d’un point de vue humain et assez révélatrice pour moi d’un point de vue artistique. Chambre 212, je l’ai écrit au moment où nous répétions la pièce à Lausanne à l’été 2018. Je voulais continuer dans une voie qui consiste à échapper au naturalisme français, avec des dialogues assez stylisés. Mais j’avais aussi envie d’assumer une part de théâtralité plus importante, en faisant le pari que l’incarnation n’en souffrirait pas. Ce dispositif de chambre avec vue s’est imposé, le scénario a suivi. J’avais envie d’écrire des rôles pour des comédiens en grande liberté.”
“Je ne crains pas de dire que mon dernier film emprunte au théâtre, même parfois à du très vieux théâtre à la Sacha Guitry.”
Il y a toujours une raison précise pour que Christophe Honoré se trouve là où il est. Même s’il ne se positionne jamais en tant que cinéaste pop, les ambiances artistiques du moment influent sur ses productions. Le théâtre, qu’il pratique en tant qu’auteur depuis les années 90 et comme metteur en scène depuis 2009 (sa première mise en scène Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo, avait été présentée au Festival d’Avignon), occupe son esprit de manière constante, contre une tradition très ancrée au cinéma qui consiste à ne pas mélanger les supports, comme s’ils s’annulaient mutuellement. “Les mots ‘théâtre’ et ‘cinéma’ ont souvent été dissociés, confirme-t-il. D’une manière paresseuse, on pense souvent que le théâtre est un mot dangereux, presque profane. Dans le cinéma d’auteur, il y a ces vieux trucs venant de Godard, qui a dit un jour qu’au théâtre ‘ça parle trop fort’, ou de Bresson qui critique le théâtre dans son livre Notes sur le cinématographe. Ce sont des gens qui évoquent toujours un mauvais théâtre car ils le connaissent mal. Ils en ont une vision académique et bourgeoise. Pourtant, mes sorties au théâtre sont beaucoup plus stimulantes que mes sorties au cinéma. Aujourd’hui, très honnêtement, je suis toujours excité quand je vais voir une mise en scène de Thomas Ostermeier, certaines d’Ivo van Hove ou bien, du côté des chorégraphes, le travail d’Alain Platel. J’ai l’impression que l’invention des formes, du romanesque, sur le jeu des acteurs, à lieu davantage au théâtre qu’au cinéma.”
Le film qui le place dans l’actualité de cet automne se déploie comme l’un de ses meilleurs, à la fois libre dans son récit et (a priori) contraint dans sa forme.
On peut déceler ici une forme de profession de foi, mais aussi un appel à celles et ceux qui pratiquent le même métier que lui. “Le cinéma a tout à gagner à aller se frotter à d’autres univers, pour échapper à une sorte de paresse et de snobisme. Je ne crains pas de dire que mon dernier film emprunte au théâtre, même parfois à du très vieux théâtre à la Sacha Guitry. Je pense que le cinéma français, quand il a croisé le théâtre, a souvent été capable d’explorer des formes assez inédites. Guitry, quand il fait du cinéma, c’est inédit. Ce ne sont que des pièces filmées, mais jamais du théâtre filmé. Dans Désiré, Mon père avait raison ou Le Roman d’un tricheur, on voit comment le théâtre vient suspecter l’idée de la vérité du cinéma. On retrouve ça chez Cocteau et Alain Resnais aussi. Dans Chambre 212, j’avais envie que le théâtre vienne embarrasser le cinéma.”