Maison de mode

Sacai

Née à Tokyo en 1999, Sacai, fondée par Chitose Abe, s’est imposée comme l’une des maisons les plus innovantes de la mode contemporaine. En mêlant coupe classique et hybridations inattendues, la marque redéfinit depuis plus de vingt ans la notion de silhouette. Grâce à une vision libre, Sacai transforme chaque vêtement en terrain de jeu technique, où les matières se croisent et se superposent pour créer un style unique, à la fois fonctionnel et poétique.

Les débuts de Sacai

À la fin du XXᵉ siècle, les rues de Tokyo sont traversées de silhouettes, les vitrines alternent entre pop lumineuse et noir conceptuel. C’est dans ce paysage que Chitose Abe, ancienne modéliste chez Comme des Garçons, évolue. Quelques rouleaux de tissu, une machine, et un désir qui ne s’explique pas vraiment : faire naître des vêtements qui racontent la vie telle qu’elle se déploie réellement, avec ses virages et ses zones grises.

Abe a déjà passé plus de dix ans auprès de Rei Kawakubo et de Junya Watanabe. Elle connaît les exigences du pli, l’importance du geste millimétré, la sensation d’un vêtement qui doit tenir debout par sa seule architecture. Pourtant, en 1997, la naissance de sa fille, Toko, déplace son monde intérieur. Ce bouleversement intime agit comme une impulsion : elle quitte le groupe pour voler de ses propres ailes. Sacai naît deux ans plus tard, chaque création doit être dépliée, ajustée, repensée sur le genou. Rien ne laisse alors présager ce que la marque deviendra. Pourtant, dès les premières pièces, on perçoit une manière différente de regarder le vêtement. Un pull semble s’échapper en manteau ; une jupe laisse deviner une chemise retournée ; une veste hésite entre bomber et trench. C’est fragile, parfois déroutant, mais surtout terriblement vivant.

2003–2009 : l’entrée à Paris et la lente affirmation d’une voix

En 2003, Sacai apparaît pour la première fois à Paris. Pas encore en défilé, mais dans un showroom du Marais où quelques acheteurs sensibles au frémissement créatif japonais découvrent ces pièces étranges, composites, pourtant étonnamment cohérentes. Dès ce moment, quelque chose se met en place. Les vêtements intriguent. Ils racontent une histoire qui ne ressemble pas à celle des autres.

Puis, en 2006, Sacai défile enfin dans la capitale. Les silhouettes avancent, pleines de contradictions assumées : sportswear contre organza, maille contre plissé, volumes soudain coupés par une ligne technique. Rien ne cherche la provocation. Tout vise, au contraire, à montrer qu’un vêtement peut accueillir plusieurs états du monde. Ce premier défilé parisien marque une étape nette. On comprend alors que Sacai ne se contente pas de « mélanger les genres ». La marque propose un vocabulaire. Un pli devient un pont. Une couture déplacée provoque une bascule. Une fermeture éclair ouvre une autre logique. L’hybridation n’est plus une méthode : c’est une syntaxe.

L’hybridation comme manière d’habiter le monde

L’esthétique de Sacai repose sur un principe simple : rien n’est jamais univoque. Une chemise peut contenir un manteau. Un manteau peut se retourner en robe. Un vêtement peut s’ouvrir sur une version parallèle de lui-même. Pourtant, cela n’a rien d’un jeu gratuit. Chitose Abe ne cherche pas l’excentricité. Elle observe juste la vie. Les gens se transforment, glissent d’un rôle à un autre, changent de rythme, de corps, de pensée. Pourquoi leurs vêtements n’auraient-ils pas le même droit ?

À partir des années 2010, cette manière de construire la silhouette devient l’un des marqueurs les plus forts de la mode japonaise contemporaine. En 2011, la presse spécialisée commence à parler de « révolution tranquille ». Il ne s’agit pas de s’opposer au système, mais plutôt de le déplacer pas à pas, couture après couture, comme une lente respiration qui modifie le paysage sans éclat inutile. On reconnaît Sacai à cette circulation permanente : la laine touche le nylon, le satin embrasse le denim, la coupe militaire s’efface dans un plissé presque cérémoniel. Ce sont des frottements plus que des confrontations, des transitions plutôt que des divisions. Le vêtement respire, hésite, se décide. Il devient un organisme.

2015–2021 : collaborations, consécrations et élargissement du vocabulaire

L’année 2015 marque un glissement important. Sacai est invitée à travailler autour de l’Apple Watch. Le projet peut sembler anecdotique ; pourtant, il affirme la capacité d’Abe à naviguer entre couture et technologie. Cette même année, la collaboration avec Nike installe Sacai dans la culture populaire. Les premières silhouettes mixtes rencontrent le succès, mais c’est en 2019 que la LDWaffle — cette chaussure à la semelle doublée comme un écho visuel — devient un phénomène mondial. Elle incarne parfaitement la logique Sacai : un objet quotidien qui se dédouble, se décale et se sublime.

D’autres dialogues suivent. The North Face, Moncler, Acronym, Beeswax, Tomo Koizumi… Chacun apporte un fragment de son univers, et Abe l’absorbe avec délicatesse. Rien n’est plaqué, tout est remodelé dans une dynamique presque artisanale. Même le mobilier, à travers ses expériences avec Karimoku, devient un espace de recherche. Puis arrive 2020, une date décisive. Jean Paul Gaultier invite Chitose Abe à réinterpréter sa couture. La collection, révélée en 2021, inscrit définitivement Sacai dans l’histoire. Les pièces jouent avec les codes Gaultier — marinière, corset, tailoring parisien — mais les renversent avec une finesse rare. Là encore, Abe ne copie pas : elle écoute, absorbe, réinvente. Et cette réinvention, précisément, représente le cœur battant de son œuvre.

Une philosophie du mouvement plutôt qu’un style

Ce qui distingue Sacai, c’est que les vêtements semblent posséder leur propre souffle. Un ourlet se soulève comme une ondulation. Une capuche se déplie en col. Une coupe officier révèle soudain un drapé aérien. La créatrice n’a jamais cherché la démonstration spectaculaire. Sa force réside dans la nuance, dans l’entêtement tranquille à refuser la stabilité. Tout doit pouvoir glisser, se transformer, se contredire même, car l’identité elle-même n’est jamais fixe. C’est peut-être cette vérité, plus que la technique, qui touche autant ceux qui portent Sacai.

L’héritage en construction

Vingt-cinq ans après sa fondation, Sacai apparaît comme l’une des signatures les plus précieuses de la mode japonaise. Non parce qu’elle serait radicale ou conceptuelle, mais parce qu’elle est profondément humaine. Le vêtement n’y est jamais une armure, ni une abstraction. Il est un compagnon de route, un espace où l’on peut superposer ses états, ses humeurs, ses contradictions. Depuis 1999, Sacai n’a cessé de montrer que la beauté naît souvent des plis, des transitions, des passages. Chitose Abe a construit une maison qui ressemble à une conversation continue : un dialogue entre ce que nous sommes, ce que nous devenons et ce que nous n’osons pas toujours montrer. Et c’est peut-être pour cela que Sacai compte aujourd’hui parmi les voix les plus essentielles de la mode contemporaine : parce qu’elle nous rappelle, vêtement après vêtement, que la complexité n’est pas un obstacle, mais une richesse.