Portrait de Clément Cogitore, prix Marcel Duchamp 2018
2018 est définitivement son année. Lauréat du prix Marcel Duchamp 2018, Clément Cogitore s’est vu confier la mise en scène des Indes Galantes à l’Opéra Bastille, et a revêtu le rôle de dramaturge de l’exposition estivale du Palais de Tokyo consacrée à l’enfance. Un sujet sensible qui lui a inspiré une nouvelle série pour Numéro art : Kids.
Par Anaël Pigeat.
On l’avait remarqué comme réalisateur virtuose à Cannes en 2015. Son premier long-métrage Ni le ciel ni la terre était alors sélectionné à la Semaine de la critique et nommé pour la Caméra d’or. Mais c’est bien en tant qu’artiste contemporain que Clément Cogitore a été couronné récemment du prix Marcel Duchamp 2018. Invité du Palais de Tokyo (en 2011, 2016 et 2018 !) comme des César où il a concouru dans la catégorie du meilleur premier film, le Français de 33 ans navigue avec aisance entre les eaux de l’art et du cinéma. Il est en effet l’un des rares artistes contemporains à avoir transformé l’essai sur grand écran, mobilisant pour Ni le ciel ni la terre un budget de 2,5 millions d’euros, un casting solide emmené par Jérémie Renier, un scénario haletant (des soldats français disparaissent mystérieusement la nuit dans une vallée afghane) et une mise en scène précise.
“On croit que c’est vrai parce qu’on l’a déjà vu dans un film. Nous assistons à une fascinante perversion du réel par la fiction.”
Mais qu’il s’agisse d’art ou de cinéma, les films de Clément Cogitore partagent un même aspect quasi documentaire. Que les images soient tournées, semblent trouvées ou issues d’archives, tout a l’air vrai. Dans son court-métrage Bielutine (2011), le Français filme ainsi deux collectionneurs de 80 ans dans un appartement moscovite en forme de tombeau aux merveilles. Entre des toiles d’araignée, un corbeau et un chat, on découvre les plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art : Titien, Véronèse, le Greco, Léonard de Vinci… “Le film ne dit jamais ouvertement que ce sont des mythomanes, même si je sais, en tant que réalisateur, que 80 % de ce qui est dit à la caméra est faux. Au spectateur de s’interroger sur ce qui est vrai, ce qui est faux et sur ce qu’il accepte de croire.”
Le rapport du spectateur au vrai et à ce qu’il est prêt à croire semble être, d’ailleurs, une source intarissable de surprise pour l’artiste. “Lorsque j’ai fait relire le scénario de Ni le ciel ni la terre, se souvient Cogitore, des scènes de guerre ont paru totalement irréalistes aux lecteurs. Pourtant, elles étaient inspirées par des récits que des officiers de terrain m’avaient faits. J’ai alors compris quelque chose de très amusant. Le public croit à votre histoire non pas en fonction de sa proximité avec la réalité – celle de la guerre par exemple, mais en fonction des films qu’il a déjà vus sur le sujet et de l’idée qu’il s’est faite de la guerre au cinéma. On croit que c’est vrai parce qu’on l’a déjà vu dans un film. Nous assistons à une fascinante perversion du réel par la fiction.”
Cette obsession pour la question de la croyance, cette nécessité qu’a l’homme de tenir quelque chose pour vrai sans en avoir, parfois, la moindre preuve tangible, forme le cœur de l’œuvre de Cogitore. Dans Ni le ciel ni la terre, toujours, un capitaine de l’armée française (Jérémie Renier) reste incrédule face à un jeune Afghan persuadé que des militaires ayant mystérieusement disparu ont été emportés dans leur sommeil par Allah : “Comment tu peux être sûr de quelque chose que tu ne vois pas, que tu n’as jamais vu ?” l’interroge-t-il. La croyance rationaliste se heurte de front à la croyance religieuse. “J’essaie de rendre réel le fait que l’on vit tous dans une réalité nourrie de croyances, explique l’artiste. Personne n’y échappe car, pour l’esprit humain, le réel ne suffit pas et ne suffira jamais. De là naît notre besoin d’expliquer l’inexplicable, le mystère du monde et notre propre présence sur terre. Cette mythologie crée ensuite toute forme de communauté.”
Un rayon de soleil doré sur des tresses blondes, une robe de princesse portée par une fillette chaussée de pattes d’ours, des petits garçons qui envisagent le monde comme des hommes… Récemment, le thème de l’enfance a pris de plus en plus de place dans les images de Clément Cogitore. C’est surtout la solitude de l’enfance qui l’occupe, l’aspect géopolitique de la cour de récréation, l’apprentissage de la cruauté. Il avait déjà proposé des images très fortes liées à ce sujet, comme la conclusion de sa vidéo Memento Mori (2012) dans laquelle on voyait, sur une musique de Claudio Monteverdi et de Luigi Rossi, de tout jeunes visiteurs hypnotisés par des loups domestiqués dans un zoo ; la caméra reculait et les enfants entraient dans le champ.
“Cette exposition est pensée pour le jeune public, comme le sont les films d’animation de Miyazaki, c’est-à-dire avec beaucoup de niveaux de lecture.” Clement Cogitore
L’enfance est omniprésente, aussi, dans Braguino (2017),ensemble de travaux composé d’un documentaire sorti en salle, d’une exposition en forme d’installation qui s’est tenue au Bal, à Paris, à l’automne dernier, d’un livre et de photographies. Clément Cogitore est allé en Sibérie filmer deux familles de vieux-croyants, qui vivent retirées du monde dans une atmosphère de guerre fratricide larvée. Autour d’elles, rien que la taïga, sa sauvagerie et sa beauté. Et le monde contemporain industrialisé et corrompu, vécu comme une menace. Braguino est en quelque sorte un négatif de Memento Mori. Clément Cogitore y joue avec des archétypes simples comme ceux d’un conte : l’enfant, le monstre, la forêt, la maison… Par là, il suggère également un questionnement sur les origines de son travail : d’où vient-il ? À quoi sert-il ? Pourquoi et pour qui le fait-il ?
Une fois ces images achetées, Clément Cogitore a pixellisé les regards d’une façon qui rappelle les bandeaux noirs que l’ont voyait dans les magazines à scandales des années 90…
Cet été, le Palais de Tokyo a invité Clément Cogitore à participer à Encore un jour banane pour le poisson rêve, exposition inscrite dans une saison sur l’enfance. Ni scénographe ni curateur, c’est le rôle de dramaturge qui lui a été attribué. Il le définit comme “celui qui travaille sur le récit d’une exposition et l’écriture visuelle de l’espace à partir d’un texte écrit”. Cette démarche revêt une dimension assez expérimentale : “J’aime faire des choses sans savoir à l’avance si elles vont être intégrées à mon travail, explique-t-il.Quand j’ai commencé mon film Bielutine, tourné pour La Lucarne d’Arte dans l’appartement de deux collectionneurs à Moscou, je ne savais pas à l’avance le résultat que j’allais obtenir. Le fait de jouer avec un certain nombre de contraintes peut être très stimulant. Pour L’Enfer, Henri-Georges Clouzot n’a pas eu de contraintes, mais son long-métrage n’a jamais été terminé. Par ailleurs, cette exposition est pensée pour le jeune public, comme le sont les films d’animation de Miyazaki, c’est-à-dire avec beaucoup de niveaux de lecture.”
Nouvelle présence de l’enfance chez Clément Cogitore,mais cette fois avec le caractère terrifiant du monde contemporain, la série Kids – présentée pour la première fois dans ces pages – est le prolongement de l’un des projets de l’exposition du Palais de Tokyo. Clément Cogitore a puisé, dans des banques d’images, des photographies d’enfants commercialisées par leurs parents de façon anonyme, puis utilisées pour des campagnes publicitaires. Leurs titres les décrivent comme des produits : “Enfant blanc souriant”, “Enfant asiatique avec des tresses”… Une fois ces images achetées, Clément Cogitore a pixellisé les regards d’une façon qui rappelle les bandeaux noirs que l’ont voyait dans les magazines à scandales des années 90 pour présenter les enfants disparus. Il a joué avec un algorithme sur le brouillage de ces regards, plus ou moins fort selon les cas, entre absence et monstruosité.