27 août 2018

Le point de vue d’Éric Troncy : Le pop art selon Tom Wesselmann

Moins exposé qu’Andy Warhol ou Roy Lichtenstein, Tom Wesselmann a pourtant été l’une des figures de proue du pop art, qui célébrait l’Amérique des années 60. Cet artiste majeur connaît actuellement un retour en grâce qui permet de redécouvrir ses fabuleux collages en trois dimensions.

“Bedroom Blonde with T.V.” (1984-93) Huile sur toile sur panneau et téléviseur 106,1 x 152,4 x 55,9 cm.

La vie des arts est décidément pleine de surprises. Le marché, dans sa grande autorité, conduit parfois à d’intéressantes redécouvertes, auxquelles l’histoire de l’art ne s’était pas encore attelée. Lâchées à nouveau dans la nature, comme enfin sorties d’une boîte de Pandore dont le couvercle longtemps scellé aurait sauté, les œuvres sont considérées selon les critères du moment, et l’on projette sur elles tout un tas de choses qui leur sont étrangères. Dernier exemple en date, et qui tient du phénomène : le retour insistant de l’œuvre de Tom Wesselmann, l’un des plus historiques représentants du pop art (bien qu’il s’en soit toujours défendu), que la critique et les musées avaient longtemps tenu à distance.

 

En octobre 2016, la Galerie Almine Rech exposait à Paris un ensemble d’œuvres de l’Américain ; à la fin de l’an passé, les galeries Gagosian et Almine Rech de Londres (les deux galeries se font face) s’unirent pour deux expositions simultanées consacrées à cet artiste : chez Gagosian, un ensemble significatif de Bedroom Paintings réalisées entre 1967 et 1983, et chez Almine Rech, le célèbre Nude With Lamp (1977-1980) assorti de divers dessins et peintures en relation avec cette œuvre. Cette année, en janvier, c’est à New York que Gagosian exposa un ensemble de neuf œuvres monumentales réalisées par Wesselmann entre 1967 et 1981 (Standing Still Lifes) et c’est à Beverly Hills que Gagosian, toujours, présenta cet été sept de ses peintures monumentales réalisées entre 1963 et 1983. Last but not least, le Nouveau Musée national de Monaco (NMNM) lui consacre cet été (et jusqu’au début du mois de janvier prochain), une exposition intitulée La Promesse du Bonheur, qui rassemble tout de même 26 œuvres (peintures, dessins et sculptures) réalisées avant 1993. 

 

 

Si les premières œuvres de Wesselmann étaient très explicitement influencées par son admiration pour Matisse, il s’en émancipa rapidement, conservant toutefois le sens de la composition et l’emploi des plages de couleur chers au maître des “papiers découpés”. 

 

 

Autant dire un boom sans précédent dans la carrière de cet artiste disparu en 2004, et dont le travail n’avait de longue date connu un tel engouement. “Le réexamen actuel de son œuvre a quelque chose à voir avec les prix record des contemporains pop comme Warhol et Lichtenstein qui s’élèvent à près de 100 millions de dollars et au-delà, faisant de Wesselmann une cible attrayante pour les chasseurs de trophées”, écrivait récemment Kevin Conley dans le New York Times Style Magazine – précisant aussi que cette réévaluation n’était pas étrangère à l’intérêt que lui trouvent de jeunes artistes. Ils peuvent, probablement, être séduits par l’efficacité visuelle de ses œuvres, lorsqu’elles circulent, sous forme d’images muettes, débarrassées de toute information de date, sur les réseaux sociaux qui sont désormais le baromètre de l’art, comme l’était autrefois une critique un peu plus argumentée, pour ne pas dire instruite. Les images des œuvres de Wesselmann sont fun, sexy et hautement “likables” : 12 541 publications sur Instagram avec le hashtag #tomwesselmann, contre 5 170 pour Robert Ryman, et 483 pour Michael Asher – loin, certes, des 56,9 millions de publications avec le hashtag #chanel.

 

Tom Wessselman est né en 1931 à Cincinnati où il suivit des études de psychologie avant de s’inscrire à l’Art Academy de Cincinnati puis, diplôme en poche, de partir pour New York étudier à la très sélective Cooper Union : il formait l’ambition d’être dessinateur de bandes dessinées. Lorsqu’il sortit de l’école, à nouveau diplômé, en 1959, il avait changé d’ambition et se destinait à la peinture.

“Bedroom Tit Box” (1968-70). Huile, acrylique, médias mixtes et sein féminin 15,2 x 30,5 x 21,6 cm.

C’est un autre artiste qui lui offrit sa première exposition personnelle en 1961 : le peintre américain Alex Katz, qui lui fut présenté par Henry Geldzahler, décrit par Andy Warhol dans Popism comme étant “un nouvel assistant curateur sans tâche spécifique au Met” – ce qu’il était, en effet, depuis 1960. L’exposition eut lieu à la Tanager Gallery, fondée downtown Manhattan à l’automne 1952 – l’une des premières galeries créées et dirigées par des artistes, dont Katz faisait partie. Sa série Great American Nude fit sensation dès 1961. Comme d’autres artistes à l’époque (avec lesquels il n’avait alors aucune relation), Wesselmann travaillait dans une direction radicalement opposée à celle prise par l’expressionnisme abstrait : il s’inspirait de l’imagerie publicitaire, entendait bien dépeindre la vie moderne, et si ses premières œuvres étaient très explicitement influencées par son admiration pour Matisse, il s’en émancipa rapidement, conservant toutefois le sens de la composition et l’emploi des plages de couleur chers au maître des “papiers découpés”. 

 

À ceux-ci, Wesselmann préféra le collage – comme avant lui les fondateurs du pop art anglais. Sa singularité s’exprima lorsqu’il appliqua la technique du collage à des objets en trois dimensions. Dans ses compositions, dont la base restait la peinture, il incluait divers objets inscrivant celles-ci dans le monde réel et ordinaire. Ainsi, son Bathtub Collage de 1963 figure une jeune femme sous la douche, et devant la toile sont ajustés un rideau de douche, une panière à linge et un porteserviette bien réels. Plus étranges encore étaient les compositions qui incluaient des objets fonctionnant effectivement : une horloge, un téléphone qui sonnait de temps en temps, un poste de télévision en marche, s’inspirant peutêtre des Combine Paintings de Rauschenberg, mais en livrant une version radicalement moderne, et qui célébrait le mode de vie américain des années 60.

 

 

Ses Still Life, réalisés à partir des années 60, sont d’incroyables assemblages de représentations d’objets, et ont, de toute évidence, ouvert la voie à l’art des années 80. On y croise des bouches suggestives, des volutes de fumée de cigarette, des seins et quelques pénis. 

 

 

Il y a environ un an et demi, j’ai vu les œuvres de Wesselmann, de Warhol, de Rosenquist et de Lichtenstein dans leurs studios (c’était plus ou moins en juillet 1961). Ils travaillaient de façon indépendante, ne se connaissant pas, mais en puisant dans une source imaginaire commune. En l’espace d’un an et demi, ils ont organisé des expositions, créé un mouvement”, expliqua Geltzhaler en 1963. Il fut, en effet, naturellement assimilé au pop art bien qu’il ne rencontra certains des principaux artistes pop qu’en 1962. Il s’y opposa toujours : “Je n’aime pas les étiquettes en général, et en particulier l’étiquette ‘pop’, parce qu’elles mettent trop l’accent sur les matériaux utilisés. Il semble y avoir une tendance à vouloir rassembler les artistes qui utilisent des matériaux et des images similaires, mais les différentes façons dont chacun les utilise nient toute intention de groupe.” 

 

Mais on ne va pas si aisément contre les faits, et dès 1966, la critique d’art américaine Lucy Lippard le considérait comme l’un des cinq seuls artistes méritant l’appellation pop (avec Andy Warhol, Roy Lichtenstein, James Rosenquist, Claes Oldenburg). Mais en dépit de l’indiscutable succès commercial qui l’amena rapidement à travailler avec les grands marchands de l’époque (en particulier Sidney Janis), la critique le tint toujours un peu en retrait et, tandis que les œuvres de ses collègues eurent, au fil des décennies, les honneurs de très grandes expositions institutionnelles, la sienne demeura à la fois extraordinairement connue du grand public et peu montrée dans les musées. 

Il fit, assurément, les frais de la rapide “puritanisation” de l’Amérique et, comme Kevin Conley en forme l’hypothèse, souffrit avec ses “grands nus” des suites du procès en obscénité qui couronna, dans les années 90, l’exposition de Mapplethorpe. Il fit aussi, peut-être, les frais de son désintérêt total pour les moments de socialisation artistique, ne fréquentant pas les rassemblements mondains, n’assistant pas à ses vernissages en dehors de New York car il détestait l’avion, prenant plus que tout plaisir à mener une vie ordinaire – s’adonnant à son autre passion consistant à composer des chansons country. C’est lui-même aussi qui, en 1980, écrivit, sous le nom d’emprunt de Slim Stealingworth, la biographie retraçant son propre parcours artistique : il y raconte l’évolution de Tom Wesselmann et les raisons profondes de son style pictural. 

 

Même si on la doit sans doute à des stratégies commerciales (les galeries Almine Rech et Gagosian sont aujourd’hui les “représentantes exclusives” de The Estate of Tom Wesselmann), mais cette présence accentuée – plus que la redécouverte – de son œuvre nous rappelle aussi sa grande inventivité formelle. Bien sûr, elle est exposée avec les nouveaux filtres de l’époque, et il n’est plus de littérature à son sujet qui n’explique que la présence, par exemple, de nombreuses cigarettes dans ses œuvres (dans les années 60 l’Amérique fume avec plaisir) renvoie à une époque qui n’avait pas encore pris conscience des méfaits du tabac. Et que peindre des femmes nues, c’est mal, et que si en plus elles sont sexy, c’est macho, ça démontre un sale comportement, attention ! D’ailleurs l’exposition à la Galerie Almine Rech s’intitulait prudemment A Different Kind of Woman, prenant toutes les précautions nécessaires pour offrir, quand même, la reconstitution d’une incroyable œuvre de 1968-1970, Bedroom Tit Box, sorte de boîte à la Joseph Cornell enfoncée dans le mur, garnie d’une orange, d’un cendrier, d’un pot de fleur et d’un parfum, et couronnée d’un sein de femme on ne peut plus réel (celui d’une mannequin dissimulée derrière la cloison où l’œuvre était exposée). Ses Still Life, réalisés à partir des années 60, sont d’incroyables assemblages de représentations d’objets, et ont, de toute évidence, ouvert la voie à l’art des années 80. On y croise, certes, des bouches suggestives, des volutes de fumée de cigarette, des seins et quelques pénis. Mais il faudra faire avec.