Le Centre Pompidou tresse enfin les lauriers de César
Le Centre Pompidou rend enfin hommage à César avec une rétrospective du 13 décembre 2017 au 26 mars 2018. L'occasion pour le commissaire d'exposition et critique Eric Troncy de revenir sur le parcours de ce grand sculpteur passé à la postérité en laissant son nom à la célèbre remise des prix du cinéma français, dont il a imaginé les trophées. Passé des compressions aux expansions, il s’est toujours distingué par ses jeux avec la matière.
Par Éric Troncy.
Ce fut longtemps l’artiste français vivant le plus connu au monde, mais moins pour son œuvre que pour le nom qu’il laisse à la grande cérémonie annuelle du cinéma. Comme Bernard Buffet, l’institution lui fit payer le prix de cette célébrité et, à de rares exceptions près, l’avant-garde lui tourna rapidement le dos. En 1991, à la question du critique d’art du magazine Télérama Olivier Cena : “Qu’est-ce que ça vous fait d’être un artiste reconnu et très médiatique ?” César répondait : “Connu de qui ? J’ai 70 ans et le plus grand musée de mon pays, Beaubourg, ne m’a jamais exposé.” Beaubourg lui consacre aujourd’hui une rétrospective qui coïncide moins avec un souhait de réhabilitation légitime qu’avec le vingtième anniversaire de sa mort, en 1998. C’est ainsi, l’histoire de César est faite de rencontres : celles qui eurent lieu, avec des outils et des matériaux, et celles qui furent sans cesse différées, avec les institutions.
Il est né César Baldaccini, à Marseille, en 1921, de parents italiens, et étudia aux BeauxArts de Marseille puis de Paris à la fin de la première moitié du XXe siècle. Il adhéra en 1960 au groupe des Nouveaux Réalistes fondé par le légendaire critique d’art Pierre Restany au domicile d’Yves Klein – mais confia plus tard à Otto Hahn, le célèbre critique d’art de L’Express : “L’alliance tactique avec les Nouveaux Réalistes résultait de mon désarroi et de ma solitude.” Solitude entraînée par la singularité de son œuvre et la position unique et paradoxalement marginale dans laquelle le plaça la célébrité.
“J’étais anéanti devant cette machine qui transformait des voitures en paquets de ferraille de plus d’une tonne.”
L’œuvre de César est faite de rencontres : avec des matériaux, tout d’abord, en particulier la mousse de polyuréthane (mélange de plusieurs composés chimiques qui produit, par réaction, une mousse dont le volume augmente de manière spectaculaire). C’est la rencontre avec cette matière qui donna lieu aux Expansions. Les premières, réalisées en public en 1967, furent découpées par César et offertes au public sous la forme de petits fragments, dans une sorte de préfiguration bien involontaire de l’“esthétique relationnelle” – qui, de fait, ne s’en souvint pas. Parce que leur matière n’était pas stable, César mit au point une technique permettant de durcir la surface des Expansions. Elles furent stratifiées, poncées, laquées, recouvertes de laine de verre, poncées à nouveau, puis recouvertes de plusieurs couches de laque successives, produisant ainsi un volume étal semblant irradier la lumière de ses entrailles. Ces Expansions, écrit Catherine Millet, “ouvraient un nouveau chapitre de la sculpture moderne, celui des formes libres et des œuvres fondées sur les propriétés mêmes des matériaux”.
Quelques années plus tôt, c’est la rencontre inattendue avec une presse hydraulique chez un ferrailleur de Gennevilliers qui entraîna l’œuvre de César loin des formes classiques de ses débuts, vers un nouveau destin. De cet outil jailliront les Compressions, que César envisagea tout d’abord d’utiliser comme socles pour des sculptures plus traditionnelles, puis dont il pressentit rapidement la qualité sculpturale intrinsèque. Ainsi naquirent les grandes Compressions intitulées Trois Tonnes qu’il présenta au Salon de mai à Paris en 1960. “Ça a été le coup de foudre. Tout de suite, j’ai eu envie de l’utiliser. D’abord je m’en suis servi de manière brute, si j’ose dire. La presse allait au-devant de mes souhaits, elle se saisissait du matériau, le broyait et le transformait en d’énormes balles calibrées d’un poids variable ; j’étais anéanti devant cette machine qui transformait des voitures en paquets de ferraille de plus d’une tonne.”
César accepta la proposition de Georges Cravenne de réaliser le trophée qui serait remis aux acteurs : les César.
Dès l’année suivante, il apprit à “diriger” ces Compressions : “Ne me mettez que des pare-chocs, que des capots, que des ailes. Mettez-moi une voiture noire, deux capots rouges, douze pare-chocs.” Elles deviendront, pour le meilleur et pour le pire, l’emblème de son œuvre tout au long de sa carrière. Pierre Restany s’émerveillait encore de ses toutes dernières Compressions réalisées en 1998 – telle la Suite milanaise –, et remarquait combien César faisait la démonstration de sa qualité de sculpteur, organisant plus qu’à l’habitude la circulation de l’air entre les tôles froissées et comprimées. L’artiste avait en outre osé un geste presque sacrilège, envoyant, après leur compression, ces sculptures dans les cabines de peinture de l’industrie automobile, pour les recouvrir d’une couche de peinture métallisée verte, parme ou dorée, les obligeant ainsi à assumer leur dimension décorative – et affichant dans le même mouvement une distance avec ce geste, en laissant, pour leur exposition, ces sculptures sur les palettes de bois qui les supportaient lorsqu’elles furent peintes.
En février 2015, la chanteuse britannique Paloma Faith recevait, à Londres, le Brit Award de la meilleure artiste femme : une statuette réalisée cette année-là par la star des Young British Artists, Tracey Emin – qui avait aussi conçu le décor de la salle gigantesque du O2 Arena de Londres. Cela ne porta pas le moins du monde ombrage à la reconnaissance de l’œuvre de Tracey Emin, et même conforta le respect que lui porte la profession tout entière. Les choses furent un peu différentes quand, en 1976, César accepta la proposition de Georges Cravenne de réaliser le trophée qui serait remis aux acteurs d’une autre discipline – le cinéma – à l’occasion d’une cérémonie qui en outre porterait le nom de l’artiste : les César. César devint alors une star et fut par conséquent immédiatement méprisé par l’institution et par l’avant-garde – à une exception près, et de taille. Car en 1995, la critique d’art Catherine Millet, commissaire du pavillon français pour la Biennale de Venise, joua un tour pendable à l’Association française d’action artistique (AFAA), l’institution qui organisait l’événement, en préférant César à tout autre artiste d’avant-garde dont il était espéré qu’elle fasse le choix. “Le choix de César était totalement spontané. Il me semblait s’imposer : son œuvre est une œuvre clé dans l’histoire de la sculpture moderne et il n’avait pas encore eu droit, dans son pays, à la reconnaissance qu’il méritait, raconte-t-elle. On m’a harcelée pendant des semaines. […] On me reprochait d’avoir choisi un ringard. Quand la personne qui dirigeait alors la section ‘arts plastiques’ de l’AFAA a compris que mon choix était fixé, elle s’est tournée vers son collègue en disant d’une voix pathétique : ‘Qu’est-ce qu’on va penser de nous ?’” Le choc et l’affront furent rudes à encaisser : “L’AFAA n’a plus voulu courir ce risque. Maintenant l’artiste est désigné par une commission et il choisit son commissaire, qui n’est plus alors qu’un exécutant. On a remplacé l’engagement artistique par le consensus.”
En 1995, dans le pavillon français, César empila 520 tonnes de Compressions, saturant l’espace de la salle centrale, laissant à peine un mètre de passage en périphérie. Une fois l’œuvre installée, César considéra l’ensemble et ne dit qu’une seule chose : “Il manque une rangée.” À Trieste, il trouva un ferrailleur chez qui il fit réaliser des Compressions supplémentaires et rehaussa le bloc déjà imposant de cette “supercompression”. “Il faut reconnaître que le rapport de proportion avec la salle était alors parfait, raconte Catherine Millet. Depuis, je me suis toujours dit que c’est à ce genre d’exigences qu’on reconnaît un artiste véritable : il ne cède rien tant que la réalisation ne correspond pas à l’image exacte qu’il a en tête.” César, en effet, est un sculpteur, et, chez lui, le sentiment d’exactitude de l’objet produit prévaut sur toute autre forme d’appréhension. La légende veut qu’à un collectionneur français qui lui proposa de compresser sa Rolls-Royce blanche, il annonça, juste après que cet automobiliste vit sa voiture broyée par la presse hydraulique : “Elle n’est pas bien sortie, je ne la signe pas.”
L’exposition que consacre aujourd’hui le musée national d’Art moderne à l’œuvre de César est organisée par le directeur du musée lui-même, Bernard Blistène, l’un des plus brillants conservateurs de musée au monde. Si cet événement rend tardivement honneur au grand sculpteur que fut César, c’est surtout parce qu’il est placé sous la houlette de cet homme passionné, avec le regret que son enthousiasme n’ait pas emporté dans son sillage les autres grands musées du monde.
Rétrospective César, du 13 décembre 2017 au 26 mars 2018, au Centre Pompidou, Paris IVe.