13 juin 2015

Jonathan Anderson, directeur artistique de Loewe à l’ascension fulgurante

Interview exclusive du créateur Jonathan Anderson, fondateur de JW Anderson et directeur artistique de Loewe.

Numéro : vous avez connu une ascension fulgurante, votre ego a-t-il explosé ou parvenez-vous à garder les pieds sur terre ?

Jonathan Anderson : Je me dis qu’après tout, il ne s’agit que de mode. Et parfois le succès arrive si vite qu’on n’a pas le temps de s’en rendre compte. J’ai compris soudain que j’étais responsable de deux équipes créatives, celle de ma propre marque et celle de Loewe. La réalité du travail quotidien aide cependant à garder les pieds sur terre. On dit que tout est allé très vite pour moi, mais j’ai créé ma première collection de prêt-à-porter masculin il y a bientôt neuf ans, j’ai donc travaillé sans relâche depuis presque une décennie. En réalité, j’ai eu beaucoup de chance que LVMH ait souhaité investir dans ma marque, ait pris ce risque en m’offrant le poste de directeur créatif de Loewe. Tous les designers veulent marquer leur temps, je ne fais pas exception à la règle. Je veux être capable d’apporter ma contribution à une industrie qui, aujourd’hui, va à la vitesse d’une formule 1. La chute peut être aussi rapide que l’ascension. Le monde dans lequel j’évolue est totalement différent de ce qu’il était il y a une dizaine d’années.

 

Êtes-vous proche des créateurs britanniques ? Avez-vous perçu une jalousie de leur part à votre égard ? 

Pour être honnête, je n’ai jamais été proche des designers britanniques. Je pense que, parfois, dans la mode il vaut mieux s’isoler. Je n’ai aucune envie de parler chiffons le soir, après ma journée de travail. J’ai donc tendance à séparer ma vie privée de ma vie professionnelle. Le soir et le week-end, je ne veux plus entendre parler de vêtements.

 

Comment occupez-vous donc vos week-ends ?

Je ne sais pas… Je finis généralement par faire le ménage.

 

Vraiment ? Vous faites le ménage vous-même ?

Je le faisais encore récemment… Je nourris depuis peu des passions pour la céramique, le jardinage ou la décoration. Ces obsessions prennent de l’ampleur jusqu’à ce que j’aie fait le tour du sujet et fini, en général, par acheter quelque chose dans une galerie. Et le week-end suivant, je suis pris d’une nouvelle obsession. On peut dire que c’est ma méthode pour ne plus penser à la mode. Ou y penser moins.

 

Vous avez déclaré plusieurs fois vouloir prendre modèle sur Tom Ford et Hedi Slimane, qui, au-delà de la stricte création, ont révolutionné le marketing et le branding de l’industrie. En quoi vous inspirent-ils ?

Il est inévitable que les figures tutélaires de l’époque dans laquelle vous grandissez aient un impact sur vous. Dans ma jeunesse, Tom Ford était omniprésent. Sa conception du branding m’a énormément influencé. Hedi Slimane, lui, était une figure majeure lorsque j’étais étudiant. Sa contribution au prêt-à-porter masculin a eu une influence considérable qui s’est même étendue au prêt-à-porter féminin. Il a imposé le règne du jean skinny. En ce qui me concerne, j’ai toujours été clair : je ne me considère pas comme un designer, mais comme un directeur de création. Lorsqu’on dirige deux marques, il est simplement impossible de dessiner dix collections par an en s’enfermant seul dans une pièce. Je préfère être impliqué dans l’image de la marque, dans le développement des boutiques, dans toutes les décisions qui concernent la publicité. C’est beaucoup plus excitant. J’adorerais avoir le talent de designer de M. Alaïa, mais je ne le posséderai jamais.

 

Quelle a été l’influence de Miuccia Prada et de Manuela Pavesi, responsable des vitrines de la marque que vous avez quelque temps assistée, dans votre approche de la mode ?

Manuela Pavesi a exercé sur moi une influence considérable, de par son point de vue extrêmement personnel, sans compromis. Je suis admiratif d’une telle confiance en
soi. Miuccia Prada, pour qui Manuela travaillait, a changé le visage de la mode.

 

Miuccia Prada a une approche très intellectuelle
de son métier, vous reconnaissez-vous dans une telle philosophie ?

Dans la mode, les vêtements ne représentent qu’une petite partie du travail. Le reste consiste à raconter une histoire et à savoir la vendre. Cela exige une direction artistique très forte. Mais je ne pense pas qu’il faille intellectualiser la mode plus que de raison. J’ai eu de nombreuses discussions avec des amis, et, finalement, la question qui revient est : la mode est-elle un art ? Par rapport à cette question, je vois les choses différemment. L’art recouvre de plus en plus souvent des aspirations commerciales, il est entré dans une autre forme d’économie. Or la mode, pour sa part, ne s’est jamais cachée d’être un business. Nous vivons donc un moment de notre culture qui est particulièrement intéressant. 

 

Depuis votre campagne où vous avez réutilisez des visuels de Steven Meisel, on vous a parfois comparé aux artistes appropriationnistes tels que Sherrie Levine. Êtes-vous influencé par ce courant ?

J’ai une très grande admiration pour l’art. La création de mode est extrêmement éphémère. Le seul moyen pour moi d’échapper à ce destin est de collaborer avec des artistes. La mode est un système qui génère le recyclage incessant, qui génère l’oubli. La mode se cannibalise.

 

Loewe est une maison de maroquinerie traditionnelle, née en 1846. Comment définiriez-vous son identité ?

Ce qui définit Loewe aujourd’hui, c’est que la maison est enfin dotée d’un langage de mode. Nous vivons à une époque où un sac n’existe pas sans le garçon ou la fille qui le porte. Il faut donc pouvoir vendre l’image qu’incarne ce garçon ou cette fille. Loewe possède des archives très riches et des équipes formidables qui avaient simplement besoin d’un challenge. Chercher la nouveauté, c’est le sens même de la mode. Je veux que Loewe soit un succès, c’est mon objectif personnel. Trouver la nouveauté implique l’acte très simple de penser. J’aime me dire que c’est ce que nous faisons : pousser les gens à penser. En travaillant avec les photographes Jamie Hawkesworth, Steven Meisel, et les directeurs artistiques M/M (Paris), j’espère que nous avons réussi à changer la façon dont le public perçoit la publicité. Prendre une image d’archives de Steven Meisel et la proposer sous un jour nouveau était un risque. C’était un commentaire sur le fait que cette industrie se cannibalise, que tout a déjà été fait et reproduit, et je pense que les magazines ont sous-estimé le pouvoir des jeunes générations, le pouvoir des réseaux sociaux. Les dix prochaines années seront celles du contrôle des marques par le consommateur. C’est excitant, car cette période permettra aussi de délivrer directement ses propres messages sans passer par la presse. C’est ce qu’Hedi Slimane a déjà réussi à faire.

 

Ce nouveau pouvoir des marques n’est-il pas effrayant ?

Je pense que nous avons toujours peur de la nouveauté. Mais il ne s’agit pas du pouvoir des marques, mais de celui des consommateurs : au bout du compte, les chiffres vous disent si un article se vend.

 

Afin de connaître le succès sur les réseaux sociaux, votre message doit être extrêmement clair. Quel est-il ? Vous avez mis en scène une vision nouvelle et plus joyeuse du vêtement unisexe, qui n’est ni l’androgynie des années 70, ni le minimalisme des années 90.

J’ai lancé le prêt-à-porter féminin de ma propre marque pour compléter mon prêt-à-porter masculin, d’où l’idée d’une garde-robe partagée. L’androgynie est un concept usé, c’est devenu un terme de stylisme. Le mot “unisexe” est lui aussi trop nostalgique. Je suis parti des vêtements les plus génériques, le tee-shirt, les jeans, la chemise blanche et, en fin de compte, ce qui me mobilise c’est le challenge de trouver quelque chose qui plaise autant à la femme qu’à l’homme. J’aurais adoré inventer la chemise blanche. La mode n’est finalement que la liberté de chercher la modernité, et son expression change très rapidement. 

 

C’est un manifeste de darwinisme appliqué à la mode : ce qui survit est bon.

Exactement, ce qui survit est bon. Peu importe l’origine des formes. L’idée de codes même est obsolète, car le public s’ennuie en 24 heures. Aujourd’hui, il faut divertir les gens, c’est le défi auquel sont confrontées toutes les industries. C’est ce qui explique d’ailleurs le succès des séries, qui ont supplanté les films. Apple propose chaque année un nouvel iPhone qui, avec quelques nouveaux ajustements, suffit à créer des files d’attente à l’entrée des boutiques dans le monde entier. Il ne s’agit donc pas aujourd’hui d’essayer de ralentir le rythme : le challenge est au contraire de réussir à l’accélérer encore.

 

Le luxe s’ancre au contraire dans la légitimité du savoir-faire, de l’héritage, d’une transmission. Quelle est sa place aujourd’hui ?

La grande question est : le luxe existe-t-il encore ? Pour moi, il ne s’agit plus de luxe, mais simplement de marques, qui doivent apprendre à parler à leur public de façon beaucoup plus engagée et personnelle. Aujourd’hui, la communication doit être émotionnelle.

 

Comment avez-vous abordé Loewe ? Ses racines espagnoles, son héritage jouent-ils un rôle dans votre vision ?

J’ai voulu l’aborder sans nostalgie. Tout le monde sait que cette marque est espagnole. Nous sortons d’une époque qui n’a cessé de célébrer le grand âge des maisons. N’est-ce pas déprimant ? Personne ne veut être vieux. LVMH voit les choses différemment : il faut prendre des risques, il s’agit d’un pari. Nous vivons à l’époque du pouvoir des huit millions de followers. Certains magazines n’ont pas ce pouvoir, mais certains individus l’ont. Si Cara Delevingne poste sur son compte Instagram la campagne Loewe, l’image est “likée” en quelques heures par trois millions de personnes, et elle aura été vue, finalement, par huit millions de personnes. C’est excitant de vivre à une époque où le monde change si vite, juste là, sous nos yeux. Il ne faut pas lutter contre, il faut embrasser ce changement. C’est ce
qui me donne envie de me lever le matin.