Christian Boltanski se confie : “Je suis fasciné par le culte des ancêtres.”
Après un passage dans les galeries Marian Goodman à Paris et à Londres, ainsi qu’une exposition à Shanghai, l’artiste multimédia Christian Boltanski pose ses valises au Israel Museum de Jérusalem.
Par Maïa Morgensztern.
Né en France en 1944 dans une famille traumatisée par l’Holocauste, Christian Boltanski développe une œuvre marquée par sa fascination pour l’Histoire, le Temps et le devoir de mémoire. À Jérusalem, une grande rétrospective revient sur le parcours de l’artiste jusqu’au 31 octobre 2018.
Numéro : Le thème de la mémoire, cette « petite mort », est très présent dans votre travail. L’acte de commémoration est-il nécessaire, voire possible ?
Christan Boltanski : Se souvenir est important. J’ai le culte des ancêtres, comme beaucoup de populations lointaines. Je crois que nous les portons en nous et qu’il est bien de leur parler. Chez les Chinois, les aïeux abandonnés se transforment souvent en fantômes malveillants. Il faut se souvenir de nos ancêtres, ne serait-ce que pour ça !
Vous présentez Eyes, des gros plans de regards pris sur des passeports grecs, et imprimés sur des voiles. Que représentent ces gens que l’on ne (re)connaît pas ?
Dans cette œuvre on ne voit plus les visages, comme s’ils avaient été effacés par le temps. Je pense que c’est celui qui regarde l’œuvre qui la termine… Dans ce cas là, chacun y voit sa propre vie, nos fantômes des temps passés.
“Mon travail consiste à poser des questions, pas à y répondre.”
Ces fantômes, vous y croyez vraiment ou ce sont nous, les vivants, qui en avons besoin pour donner un sens à notre vie ?
Je pense honnêtement qu’il y a des questions sans réponse, et ceux qui disent avoir trouvé ces réponses sont très dangereux. Mon travail consiste à poser des questions, pas à y répondre.
C’est un peu le principe de l’Art…
C’est en tout cas un avantage que les artistes ont sur les religieux !
Pour l’exposition à l’IMJ, vous avez reconstitué l’œuvre Animitas, qui veut dire « petite âme » en espagnol, et dont plusieurs versions existent à travers le monde. La vidéo montre des centaines de clochettes surplombant la mer Morte, balancées par le vent et dont la musique, délicate, se perd rapidement dans le paysage. D’où vous est venue cette idée ?
L’installation est fortement inspirée des traditions japonaises. De petites inscriptions sont suspendues aux clochettes et chaque fois que ces dernières retentissent, le vent “lit” le message et disperse le vœu. J’ai fait cette installation sur l’île de Teshima, où le lien avec le Japon prenait tout son sens. Au Québec, au Chili ou en Israël, l’œuvre prend un autre ton et s’adapte à la culture locale. Je me dis souvent qu’un jour, dans des centaines d’années, un archéologue fera des fouilles au Chili et trouvera ces clochettes japonaises. Il fera une thèse sur l’invasion du Japon au Chili, ou sur les relations maritimes entre les deux pays. Il modifiera peut-être l’histoire à cause de cette œuvre. Cette idée m’amuse beaucoup.
“Ce qui est intéressant pour moi dans l’Art, c’est que l’on peut toucher des gens que l’on n’a jamais rencontré.”
On en revient au rôle de l’artiste, qui est d’apporter un regard neuf sur la société et son histoire…
Étrangement, je crois de plus en plus aux mythes et légendes. Je pense qu’ils sont plus forts que les œuvres. En Patagonie, la tradition raconte que les baleines connaissent le secret du début des Temps. Toute ma vie, j’ai tenté de poser cette question mais jamais personne ne m’a répondu. À mon âge, et en désespoir de cause, j’ai lancé un appel aux baleines à travers une structure métallique où le vent s’engouffre pour reproduire leur chant. Elles ne m’ont pas encore répondu, mais j’espère que dans les siècles à venir, quand mon nom sera oublié et qu’il ne restera que cette structure face à la mer, que quelqu’un sera là pour raconter la légende de ce fou qui voulait parler aux baleines. De la même manière, j’ai installé une réserve de battements de cœur sur l’île de Teshima. Les gens là-bas ne connaissent pas mon travail ni qui je suis. Ils partent en pèlerinage pour écouter le cœur de leur grand-mère morte ou d’un lointain parent. C’est le mythe qui est important, pas l’œuvre.
Vous dites ça, et en même temps les clochettes d’Animitas sont organisées pour reproduire la carte du ciel du jour de votre naissance. Au-delà d’en être l’auteur, vous vous insérez dans l’ADN même de l’œuvre… une façon de devenir immortel ?
Je ne crois pas que l’art rende immortel. Surtout dans le cas de cette installation, dont les traces s’effacent en l’espace de quelques mois. Ce qui est intéressant pour moi dans l’Art, c’est que l’on peut toucher des gens que l’on n’a jamais rencontré. Je pleure régulièrement sur Mozart, que je n’ai pas connu, mais je suis très ému en écoutant ses œuvres. C’est une chance de pouvoir provoquer de l’émotion chez les autres, mais cela ne nous rend pas immortel pour autant.
“Je crois qu’au-delà de l’apparence, nos ancêtres nous lèguent aussi une partie de leurs souvenirs, un petit bout de savoir que l’on transforme ensuite en autre chose.”
Compositions, une autre œuvre crée pour l’exposition de l’IMJ, s’inspire d’une œuvre plus ancienne, Être à nouveau. À la différence que les visages reconstruits ne sont pas ceux d’inconnus décédés mais d’enfants Israéliens vivants. Pourquoi ?
J’ai voulu créer une sorte de mise à jour de l’œuvre, en demandant au musée de me fournir des photos d’Israéliens et Palestiniens, juifs, musulmans, catholiques, tous élèves dans la même classe. Il suffit de presser sur un bouton pour stopper le défilement des images et créer un Israélien du futur, mais qui porte en lui – ou elle – les traces de son passé. Les yeux d’une arrière grande tante, le sourire d’un grand oncle, une composition de tous ces gens qui ne sont plus que cendres aujourd’hui. Je crois qu’au-delà de l’apparence, nos ancêtres nous lèguent aussi une partie de leurs souvenirs, un petit bout de savoir que l’on transforme ensuite en autre chose. Nous sommes issus d’un mélange aléatoire. C’est ce qui nous rend totalement unique – et fragile, puisque si vite oubliés.
Christian Boltanski est au Israel Museum of Jerusalem jusqu’au 31 octobre 2018.