Xavier Veilhan et Sébastien Tellier racontent leur collaboration pour le défilé Chanel haute couture automne-hiver 2022-2023
Pour son dernier défilé couture, la maison Chanel avait conjugué les talents du plasticien et du musicien. Dans un décor grandiose signé Xavier Veilhan, Charlotte Casiraghi, à cheval, ouvrait une cérémonie mise en musique par Sébastien Tellier. Numéro s’est entretenu avec les deux artistes.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Numéro : On se souvient de votre performance commune au MAC VAL en 2006 et, plus récemment, au pavillon français à la Biennale de Venise de 2017. Comment est née cette amitié artistique de plus de quinze ans ?
Xavier Veilhan : J’avais été scotché par le premier album de Sébastien sorti en 2001. Pour moi, il y a eu un avant et un après L’Incroyable Vérité. Et puis Chanel m’a invité à travailler autour de sa joaillerie en 2005, et je cherchais une musique destinée à accompagner le film de ce projet. On m’avait demandé de ne me fixer aucune limite, et je pouvais imaginer collaborer avec les musiciens les plus incroyables. J’ai pensé à Prince, à des gens comme ça. Mais je me suis rendu compte que la personne avec qui j’avais le plus envie de travailler était Sébastien. Notre rencontre a été un moment génial parce que la liberté, le lyrisme, l’ampleur que j’avais distingués dans sa musique étaient présents à l’identique dans sa personne.
Sébastien Tellier : Xavier voulait me montrer son film pour que j’écrive la musique. Je me suis pointé à son atelier avec un gros synthé et j’ai immédiatement commencé à composer en le regardant. Les choses ont démarré comme ça, de façon créative et rocambolesque.
Quel regard portiez-vous à l’époque sur le travail de Xavier Veilhan ?
S. T. : J’étais impressionné. Je trouvais ça noble, pur. J’étais propulsé dans un monde de douceur peuplé de jolies formes. Il y a une grande différence entre le milieu de l’art contemporain et celui de la musique. La musique est à mi-chemin du cirque et de la fête foraine. C’est un milieu abrupt et dur par rapport à l’art contemporain où tout est doux. Tout le monde est gentil, respectueux et propre. [Rires.] Cet effet de douceur m’a tout de suite séduit. Quant au travail de Xavier, je l’ai compris au fur et à mesure. C’est aussi cela la beauté de l’art contemporain. Ça se comprend. Ce n’est pas forcément immédiat.
Vous avez collaboré à nouveau cette année pour le défilé Chanel haute couture. Le film et le décor sont vos créations, Xavier, alors que la musique est de vous, Sébastien. En quoi consistait ce décor évoquant les avant-gardes des années 1920 et le constructivisme ?
X. V : Le projet a été initié par Virginie Viard, directrice artistique de la maison Chanel. C’était important pour moi car Virginie souhaitait que ma contribution s’inscrive dans la durée, sur plusieurs saisons. Elle me proposait ainsi d’avoir une approche globale qui puisse dépasser le seul moment du show. J’y ai vu la possibilité de faire une forme d’art totale qui inclurait les vêtements, la musique, la lumière, un décor, des films, des photographies réalisées avec Ola Rindal… La lumière était sans doute l’élément le plus important au départ. Je voulais quelque chose de plus contrôlé et ténu que dans les défilés habituellement suréclairés. Plutôt qu’une démonstration de force, je défends la notion de panache. Une idée que j’utilise très souvent et qui décrit très bien la musique de Sébastien.
« Les contingences d’un tel événement créent une rencontre entre plusieurs champs, plusieurs énergies, autour d’un moment très court. »
Tout à l’heure, Sébastien parlait de douceur… Le décor, avec ce bois clair et ces formes arrondies, comme la musique sont en effet d’une grande sensualité…
X. V. : J’avais en tête une image tridimensionnelle au sein de laquelle on pourrait pénétrer. Un espace où l’on expérimente quelque chose de sensuel, et en rapport avec l’échelle de notre corps. Le fait d’intégrer le public au show était important pour moi. Cela a une signification d’être mis au même niveau que les mannequins. Tout le monde était donc placé sur le podium. J’ai aussi réfléchi aux diverses formes prises par les expositions au fil du temps. Je fais référence aussi bien aux salons impressionnistes qu’à des expositions commerciales. Je pense aussi à la manière dont le futurisme a impacté ou prolongé les changements politiques dans les années 1910. De nombreuses formes d’expression ont échappé à l’histoire de l’art, et pouvaient être réactivées avec ce projet, dans le cadre commercial du défilé. Les contingences d’un tel événement (montrer les vêtements, réunir des gens à un moment précis…) génèrent des formes artistiques différentes de celles d’un concert, d’un album, d’une publicité, d’une exposition d’œuvres ou d’objets. Cela crée une rencontre entre plusieurs champs, plusieurs énergies, autour d’un moment très court.
Est-ce la réalisation d’une utopie ?
S. T. : J’ai plutôt ressenti la quête de la perfection, une tentative de créer une bulle au sein de laquelle tout serait agréable. Des gens issus d’univers différents, mais ayant en commun l’amour du travail bien fait, se sont réunis pour un moment, une envie, celle de pousser les curseurs au maximum.
X. V. : En général, on associe l’utopie à un champ politique usé. Ici, il s’agit plutôt de trouver refuge dans la beauté, la musique et les formes. Un défilé, c’est une entreprise commune, à l’image d’un film ou d’un bâtiment qui va impliquer différents corps de métier. Dans cette synergie, la force de Sébastien est d’insuffler une forme de lyrisme. Lorsque vous écoutez des morceaux comme L’Amour et la Violence ou Fantino, vous comprenez à quel point Sébastien est capable d’être connecté au réel – parfois trivial – et de l’intégrer dans un nouvel ordre, celui de la perfection, de l’idée.
Est-ce ainsi que vous définiriez l’art ?
X. V. : Pour moi, l’art est comme un passage de la forme éthérée d’un projet ou d’un dessin à quelque chose qui occupe un espace réel.
On en revient à la notion d’espace et d’architecture qui traverse tout votre travail…
X. V. : L’architecture limite, structure et permet de porter l’art. De la même manière, elle est la limite physique au sein de laquelle le son se propage. Elle offre une “physicalité” à l’air au sein duquel la musique se déploie.
C’est cette physicalité qui vous intéresse tant dans la musique ?
X. V. : Ce que je cherche dans la musique, c’est l’idée de chronologie. Il y a un début et une fin. Ce qui est beaucoup moins présent dans les images que je réalise. Je suis fasciné par la manière dont Sébastien déploie ses morceaux, par leur chronologie, la façon dont il fait surgir quelque chose qu’on attendait, ou qu’on n’attendait pas. Je suis très impressionné par la dimension lyrique et personnelle de son art. Sébastien arrive avec son univers, très audacieux, sans avoir peur de sa propre fragilité ou de s’exposer. Moi, je me plais plutôt à organiser des choses qui me sont extérieures, même si,
à la fin, les projets que je porte ont une certaine signature. Je trouve cela assez génial de pouvoir me connecter à cette forme de puissance de Sébastien. Notre intérêt mutuel vient de cette complémentarité.
« Ce que je cherche dans la musique, c’est l’idée de chronologie. »
Au-delà de votre musique, Sébastien, il y a votre personnage et votre univers, vos vidéos…
S. T. : La musique, c’est formidable, mais ce sont des notes qui s’entrechoquent, des rythmes. Il faut en permanence trouver des solutions, des rebonds, des machins. Alors ça fait du bien aussi de faire autre chose et de s’amuser avec une pochette d’album, d’aller faire des photos. C’est aussi une manière de créer une forme d’attraction autour de la musique. Quand la musique n’est pas directement pop et immédiatement digeste, il faut un peu aider les gens à la comprendre. Je me vois souvent comme un petit livre qui explique ma musique. Des milliers de morceaux sont produits tous les jours, je fais donc en sorte qu’elle reste visible, qu’elle ne se noie pas.
Comment s’est passée votre collaboration autour du défilé Chanel ?
S. T. : Virginie Viard, Xavier et moi avons eu un rendez-vous fondateur, une soirée passée ensemble à dîner et à discuter, pas forcément du projet d’ailleurs. J’ai composé dans la foulée, dès le lendemain. J’étais inspiré. Cela fait des années que j’assiste à des défilés, et cela avait créé en moi une réserve d’envie. J’avais des pulsions de musique qui n’étaient jamais sorties. C’était l’occasion d’exprimer tout ça : tous mes fantasmes accumulés depuis des années. En six ou sept heures, j’avais tout fait. C’était exaltant.
Au-delà de votre musique, Sébastien, il y a votre personnage et votre univers, vos vidéos…
S. T. : La musique, c’est formidable, mais ce sont des notes qui s’entrechoquent, des rythmes. Il faut en permanence trouver des solutions, des rebonds, des machins. Alors ça fait du bien aussi de faire autre chose et de s’amuser avec une pochette d’album, d’aller faire des photos. C’est aussi une manière de créer une forme d’attraction autour de la musique. Quand la musique n’est pas directement pop et immédiatement digeste, il faut un peu aider les gens à la comprendre. Je me vois souvent comme un petit livre qui explique ma musique. Des milliers de morceaux sont produits tous les jours, je fais donc en sorte qu’elle reste visible, qu’elle ne se noie pas.
Comment s’est passée votre collaboration autour du défilé Chanel ?
S. T. : Virginie Viard, Xavier et moi avons eu un rendez-vous fondateur, une soirée passée ensemble à dîner et à discuter, pas forcément du projet d’ailleurs. J’ai composé dans la foulée, dès le lendemain. J’étais inspiré. Cela fait des années que j’assiste à des défilés, et cela avait créé en moi une réserve d’envie. J’avais des pulsions de musique qui n’étaient jamais sorties. C’était l’occasion d’exprimer tout ça : tous mes fantasmes accumulés depuis des années. En six ou sept heures, j’avais tout fait. C’était exaltant.
Que permet une musique de défilé ?
S. T. : Ce qui est emballant avec un défilé, et particulièrement un défilé Chanel, c’est que c’est glamour. Le glamour, c’est le plus beau des fleuves. C’est chatoyant, il y a des étincelles. C’est magique. C’est porteur. Il y a bien sûr des limites à cette liberté. Il y a peut-être des styles de musique moins adaptés. Un défilé est sans doute moins le lieu de la polka. [Rires.] Et pourtant tous les styles sont merveilleux et sans doute que tout peut se faire.
Ce projet a également donné lieu à un film, sous différents formats… On y ressent la matérialité de la vidéo, son grain.
X. V. : Le film, c’est un peu comme sortir de l’autoroute pour aller sur un chemin à peine goudronné. Il y a des textures différentes. Sébastien est le roi de la suite d’accords qui tue, mais sa musique est aussi une question de textures. Même s’il utilise de nombreux éléments numériques – des voix au vocoder ou à l’Auto- Tune, très synthétiques –, ses morceaux ont une puissance très organique. C’est quelque chose que nous avons en commun. Quel que soit le médium, je cherche toujours à faire entrer les gens dans des textures particulières, et à ce qu’ils en aient conscience. Cette intention est trop rare. Par exemple, les séries que nous regardons tous sont généralement axées sur le scénario et les personnages. Ce qui ne m’intéresse pas du tout. D’ailleurs, j’oublie tout. Quand je sors d’un film, je suis incapable d’en raconter l’histoire. En revanche, je vais me souvenir d’un moment musical, d’un son, d’une texture, d’une sensation.
S. T. : Moi, l’image me fait peur. On voit tous les défauts. J’aime bien la musique parce qu’on est caché, terré dans un studio sans fenêtres. Lorsque vous écoutez un son, vous ne savez pas comment le musicien était quand il enregistrait. Vous ne connaissez rien de son état d’esprit. Mais dès qu’il y a l’image… Oh là là, j’ai peur ! C’est pour ça que je suis tout protégé avec ma barbe, mes lunettes, mon chapeau. L’image me fascine, bien sûr. C’est humain, mais je ne la maîtrise pas. Je ne sais pas dessiner. Je ne sais pas prendre de photos. Même les vidéos de vacances, c’est l’enfer. L’image, c’est trop pour moi. Et pourtant, j’aime l’accompagner. La musique est en général un art de l’accompagnement. Accompagner les repas, les rites… J’aime cette position-là. Être planqué. Accompagner, mais planqué. Quand je vais au cinéma, vu que, dès les premières secondes, on devine souvent comment ça va se terminer, je me concentre sur les lumières, les cadres. Quand je regarde un film, je pense tout autant à l’équipe, au tournage, qu’à l’histoire que je regarde. Je ne suis pas un grand fan de scénario.
« J’ai adoré jouer du Cristal Baschet, très à l’image de Chanel : précieux, rare, qui se caresse. »
Vous aimez vous cacher, mais pendant le défilé vous étiez sur scène avec un instrument impressionnant. Et on vous considère comme un grand show-man.
S. T. : Pour le défilé et le film, Xavier m’a proposé de jouer du Cristal Baschet [instrument de musique inventé en 1952]. J’ai adoré jouer de cet instrument, très à l’image de Chanel : précieux, rare, qui se caresse. Ce sont des petites lamelles en cristal qu’on touche avec les doigts humidifiés, et cela fait résonner une sorte de grande plaque en tôle. Le son est magnifique, à la fois doux et puissant. J’avais l’impression d’avoir été déposé là par un vaisseau spatial avec un instrument tout bizarre, d’extraterrestre. Tout était hors norme. Ce n’était ni un concert ni une projection dans une salle de cinéma. Ça m’a fait plaisir de me retrouver au centre de tout ça, un moment, sur mon perchoir. J’ai même failli pleurer quand je jouais avec mon Cristal Baschet.
X. V. : Quand j’ai vu les premiers mannequins apparaître, j’étais très ému. Il y avait quelque chose de l’ordre de la cérémonie, autour d’une esthétique et d’un moment de partage, sans connotation religieuse ou idéologique. La dimension émotionnelle était extrêmement forte.