2 juil 2021

Rencontre avec la créatrice Bianca Saunders, lauréate de l’Andam 2021

Depuis 2018, Bianca Saunders propose à travers son label homonyme une interprétation du vestiaire masculin délicate, revisitant ses classiques à l’aune de recherches techniques sur le tailoring, le mouvement et la matière, et d’inspirations croisant son double héritage britannique et jamaïcain. Alors que la jeune Londonienne vient d’être annoncée lauréate du prix de l’Andam 2021, Numéro dévoile une interview donnée par la créatrice en amont de cette prestigieuse récompense.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Dans l’enceinte du Palais-Royal ce jeudi 1er juillet au soir, entre les célèbres colonnes à rayures noires et blanches de Daniel Buren, Bianca Saunders se présente sur l’estrade avec un sourire ému. Le président et CEO de la maison Balenciaga Cédric Charbit vient tout juste de désigner la jeune femme nouvelle lauréate du prix de l’Andam, qui consacre chaque année depuis 1989 des créateurs de mode prometteurs. Après Martin Margiela, Felipe Oliveira Baptista, Y/Project, Atlein ou encore Koché avant elle, la Britannique se voit décerner pour son label de prêt-à-porter masculin le montant colossal de 300 000 euros ainsi qu’une année de mentorat sous la tutelle de la présidence de Balenciaga. Rayonnant, le sourire empli d’émotion de Bianca Saunders ne cache pas sa surprise : si l’Andam a souvent récompensé des créateurs basés ou défilant à Paris, il semble ici faire une incursion vers le Royaume-Uni, affirmant sans doute sa volonté d’ouverture internationale.

 

Depuis le lancement de son label en 2018, à peine sortie du Royal College of Arts, Bianca Saunders affirme outre-Manche une vision délicate du vestiaire masculin. À l’instar de son homologue Grace Wales Bonner, lauréate du prix LVMH en 2016, la jeune créatrice puise dans son double héritage britannique et jamaïcain pour imaginer des pièces faisant la part belle au tailoring, à la couleur et au détail, qui dessine les contours d’une nouvelle masculinité. Les vestes de costume aux épaules accentuées et longueurs raccourcies se portent sur des hauts moulants et transparents, révélant la fragilité du corps derrière son imposante carrure. Sur des pantalons en denim, de discrètes fentes dans le bas des jambes créent mouvement et fluidité dans la rigidité du tissu. Sur les pulls en maille et les chemises, d’habiles plis ou fronces apportent du relief et du volume à ces grands classiques. Une approche du vêtement que la jeune femme enrichit de nombreuses inspirations, des danses observées à Londres ou aux Antilles aux dessins et films surréalistes de Jean Cocteau, qui inspirent la vidéo en noir et blanc dévoilée pour sa collection automne-hiver 2021-2022. Numéro l’avait rencontrée, il y a un mois et demi, alors que la créatrice venait d’apprendre sa nomination pour le prix de l’Andam et pour la demi-finale du prix LVMH.

 

 

Numéro : Vous avez grandi dans le sud de Londres avant d’étudier au Royal College of Arts. Cela se reflète-t-il dans votre façon de travailler aujourd’hui ?

Bianca Saunders : Oui, énormément ! Au Royal College of Arts, lorsque nous travaillions à lancer notre propre label, l’idée était de créer un univers que nous ferions vivre à travers la mode, mais aussi à travers la vidéo et même dans notre manière de nous présenter publiquement… Grâce à ces conseils, plus tard, quand j’ai commencé à montrer mes collections, je ne me suis jamais focalisée exclusivement sur les vêtements, mais j’ai toujours cherché à créer un univers dans lequel chacun pourrait pénétrer, ce qui m’a beaucoup aidé pour réaliser des films, par exemple. Certains de mes camarades de promotion n’ont pas fait un seul vêtement durant tout leur cursus, et ils s’en sont très bien sortis. Nous étions surtout incités à attirer la curiosité et à mettre en avant notre identité de manière authentique, afin de pouvoir prolonger ce travail après le diplôme. Deux ans d’études, c’est très court. Surtout lorsqu’on doit en même temps apprendre le côté business de la mode, qui est une toute autre histoire !

Pourquoi avez-vous décidé de créer votre label en 2018, juste après avoir été diplômée?

Quelques mois après, pour être exacte ! J’ai lancé Bianca Saunders en janvier 2018 et j’ai fait ma première présentation en juin… ça a été vraiment rapide ! Je suis entrée au Royal College of Arts en sachant déjà que je voulais créer mon label, ce qui a orienté tous mes projets durant mes études. Cet objectif était essentiel pour moi. Le lancement de mon label a également été très influencé par les retours que j’ai eus pour ma collection de diplôme, les avis de personnes comme le journaliste Charlie Porter, ou d’acheteurs curieux de découvrir ce que je proposerais par la suite.

 

 

De nombreux labels et créateurs de prêt-à-porter masculin ont émergé depuis dix ans. Cela rend-il plus difficile d’être créatrice pour homme en 2021 ?
Au contraire, je pense que c’est la meilleure période pour l’être ! Je peux exister en mon nom et créer mon propre parcours, et cela me plaît beaucoup. Il existe certes de nombreux créateurs pour homme aujourd’hui, mais j’ai le sentiment que tous peuvent coexister, avec leur propre singularité, là où les diverses catégories qui segmentent le prêt-à-porter féminin limitent davantage l’expression personnelle. De surcroît, les hommes s’intéressent beaucoup plus à la mode qu’avant, ce qui élargit aussi bien nos cibles que nos inspirations.

 

 

Comment décririez-vous en quelques mots les hommes pour lesquels vous créez ?

Je dirais : des hommes qui s’intéressent à une multitude de choses et de sujets, très ouverts d’esprit, assez masculins, mais avec une grande part de féminité. Presque comme un intellectuel qui pourrait s’intégrer à n’importe quelle fête !

Ces deux dernières années, vous avez présenté en moyenne 15 à 17 silhouettes par collection. Pourquoi si peu ?
Dans mon label, je suis à la fois la designer et la directrice créative de tout, des concepts aux manières de faire tomber et bouger le tissu, ou d’adapter les coupes au corps… L’artisanat et la qualité sont vraiment deux éléments que j’ai placés au cœur de mon label, et pour lesquels j’aimerais qu’on le connaisse. Par ailleurs, je pense que raconter une histoire n’a pas besoin de plusieurs dizaines de silhouettes. Ma dernière collection doit être celle pour laquelle j’ai créé le plus de looks, et il y en avait vingt ! J’essaie de les limiter pour conserver l’aspect durable de mon label et me concentrer sur son essence.

 

 

Vos origines jamaïcaines comptent beaucoup pour vous. Comment les intégrez-vous à votre travail ?

Celles-ci vont et viennent au fil des saisons. Elles me viennent de mes proches, de leur manière de s’habiller ou d’objets qui m’ont marquée dans leur maison, comme dans ma collection automne-hiver 2020 qui s’inspirait de la danse. Pour ma collection exclusive avec le magasin Browns, je me suis plongée dans un voyage qu’a fait ma mère en Jamaïque dans les années 70. J’ai souvent en tête la manière dont mon père s’habillait : des chaussures élégantes, une veste de costume… Cela influence généralement mes collections. J’avais pour habitude d’aller en Jamaïque pour des événements spécifiques comme Noël, des mariages ou enterrements, mais je ne m’y suis pas rendue depuis 2016. L’année prochaine, j’ai vraiment envie d’y retourner pour tisser des liens avec les habitants de l’île et développer une collection avec ses créateurs et artisans. C’est un projet au long terme que la pandémie a retardé, mais que j’ai vraiment l’intention de développer.

 

 

Votre collection automne-hiver 2021-2022, dévoilée à travers un petit film, était très inspirée par Jean Cocteau. Où allez-vous habituellement chercher l’inspiration ?

Elle vient principalement de mes conversations et de mes expériences. En septembre 2020, j’ai participé à une exposition de mes amis du collectif Drawing a Blank, à Paris. Parmi les œuvres des dix artistes exposés, j’ai présenté une installation réalisée à partir de mes vêtements, que j’ai transformés en y intégrant des fils – une idée dans la continuité de mes créations. Durant ce séjour à Paris, j’ai pu visiter l’exposition “Man Ray et la mode” au musée de Luxembourg, et j’ai croisé ces inspirations historiques avec cette recherche plus expérimentale. Pour ma prochaine collection, je suis partie d’un accessoire qui inspire l’ensemble de mon vestiaire.

En novembre 2020, vous faisiez partie des quinze créateurs à participer au GucciFest, où vous avez dévoilé la vidéo de votre collection “The Pedestrian”. Comment avez-vous vécu cette expérience ?

J’ai été très impressionnée!  Cette expérience était assez incroyable car elle m’a à la fois amenée à créer une collection en un temps très court, tout en étant reconnue par une grande maison. Grâce au film, Gucci et le public ont pu découvrir et comprendre mon label. Je le vois comme l’un de mes projets les plus importants, car au milieu de ces quinze créateurs on parvenait vraiment à imaginer qui pouvait porter les vêtements et incarner l’identité de chaque label.

 

 

Cette année, vous êtes demi-finaliste du prix LVMH et finaliste de l’Andam [qu’elle a remporté hier], deux des récompenses les plus importantes de la mode aujourd’hui. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Cela a procuré à mon label et moi-même un vrai regain de confiance, une reconnaissance de l’industrie de la mode et des professionnels, tout en renforçant ma place de créatrice pour homme et jeune label britannique. Cela m’a encore plus motivée à proposer des collections qui se démarquent.

 

Où souhaiteriez-vous emmener votre label à l’avenir ?

J’aimerais ancrer davantage le nom de mon label dans le paysage de la mode, et voir de plus de plus de personnes porter mes vêtements. Je voudrais que chaque nouveau modèle de ma collection soit mon meilleur travail, et être un label qui élargit le vestiaire masculin et qu’on attend avec impatience chaque saison. Pour l’instant, j’ai envie de me concentrer sur l’existant et développer mes collaborations sur des points techniques, comme les manteaux, le mobilier, ou même le vestiaire de ski… Pour la saison printemps-été 2022, je vais présenter deux vestiaires différents : une nouvelle collection et un projet axé sur des pièces de qualité, des “show pieces”.