“Nous espérons que certains ne feront pas un AVC en voyant un défilé 100% inclusif”, rencontre avec les créateurs du label Ester Manas
Robes froncées, mailles, ou encore jeux de transparence… Ester Manas imagine toutes ses créations avec un seul et même leitmotiv : proposer un vestiaire en taille unique qui peut aussi bien habiller une femme de la taille 34 à la taille 50. Numéro a rencontré le couple de créateurs à l’origine de la griffe, Ester Manas et Balthazar Delepierre.
Propos recueillis par Anna Venet.
“S’ils ne peuvent pas changer le monde, nous allons le faire.” Voici le slogan de la très prometteuse jeune marque bruxelloise Ester Manas, bien décidée à bousculer la mode qui boude encore les femmes qui dépassent la taille 40. Après avoir rejoint le calendrier officiel de la Fashion Week de Paris en septembre 2020, les deux créateurs du label, Ester Manas et Balthazar Delepierre, comptaient parmi les 14 finalistes de l’ANDAM 2021. Tout commence sur les bancs de l’école, où se sont rencontrés les deux étudiants et où ils décident de créer leur marque ensemble. Le projet de leur marque inclusive : habiller toutes les femmes et toutes les morphologies, du 34 au 50 indifféremment. Pour ce faire, le duo imagine des vêtements aux accents féminins et sexy en taille unique, à partir de restes de tissus et de matières recyclées, en employant des processus techniques pour que la pièce soit aussi belle sur tous les corps.
Après avoir remporté le prix Galeries Lafayette au Festival de Hyères en 2018, le couple continue d’imaginer des collections en tandem. Car même si le nom de la marque fait exclusivement référence à la part féminine du duo, ils font tout à deux et ne pourraient pas continuer l’un sans l’autre. À une époque où le mot “inclusivité” est dans toutes les bouches, la mode n’aime toujours pas les grandes tailles, et l’idée d’habiller tous les corps avec une seule taille est encore inexistante sur les podiums parisiens. Numéro a alors rencontré les créateurs révolutionnaires Ester Manas et Balthazar Delepierre.
NUMÉRO : Travailler en tant que créatrice et créateur de mode a-t-il toujours été une évidence pour vous ?
Ester Manas : Ce n’était pas du tout une évidence. J’ai fait l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre à Bruxelles, mais j’étais plus attirée vers l’art en général. J’étudiais la communication graphique. Nous voulions même réaliser des dessins animés à la base, pas des vêtements. C’est au fil de nos découvertes et de nos rencontres que nous avons choisi de se diriger dans la mode. Je viens d’un milieu qui n’a rien à voir avec ce monde. Mais nous aimons raconter des histoires, alors nous avons choisi d’en raconter avec des vêtements. La mode nous offrait tellement de possibilités.
Balthazar Delepierre : Je ne me prédestinais pas du tout à ça non plus. J’ai fait La Cambre aussi, mais j’étais spécialisé dans la typographie et le graphisme. Finalement, nous nous sommes intéressés à la mode et nous nous sommes rendu compte que nous n’étions pas si mauvais dans le domaine. On travaille sur tellement de disciplines différentes grâce à la mode… cela est finalement assez rare dans un seul et même métier.
Comment avez-vous débuté votre carrière ?
Ester : Tout a commencé quand j’ai changé de cursus pour me spécialiser dans la mode. Depuis notre rencontre à l’école, Balthazar m’a toujours accompagnée. Il était fort en communication et en image, alors il créait les motifs, prenait les photos, gérait le site. Nous avons fait notre première collection à deux, et nous nous sommes aperçus qu’il y avait un véritable besoin commercial. Nous avons alors tout plaqué pour vraiment nous lancer dans la mode.
Balthazar : Au départ, nous pensions qu’Ester allait travailler dans l’une des maisons où elle a fait un stage, et que j’allais faire de la communication dans une agence de graphisme. Nous avons pris la mode sérieux seulement lorsque notre première collection a remporté le prix Galeries Lafayette au festival de Hyères en 2018.
Que vous ont enseigné vos différentes expériences chez Balenciaga, Paco Rabanne et Acne Studios ?
Ester : Ces expériences ont été très formatrices. J’ai beaucoup appris sur le timing de création, sur la production et sur l’exigence de travail. Mais elles m’ont aussi enseigné ce que je ne voulais pas ! J’ai surtout compris ce que je ne voulais pas faire comme type de produit et cela m’a inspiré le désir d’un “smart-sizing”. De même, je n’avais pas envie, dans les relations de travail, d’une structure ultra hiérarchisée. Chez nous, personne n’est supérieur, et tout le monde participe à la création d’une collection au même niveau.
Balthazar : Pour ma part, j’ai été l’assistant d’Alexander Wang chez Balenciaga, alors j’ai vraiment eu un condensé de ce qu’est la mode. J’ai pris part à des choses fabuleuses, et j’ai traversé des moments de questionnement. Ces expériences nous ont donné envie de rentrer dans la mode tout en nous posant des questions sur le processus créatif.
Votre collection “Big Again” a remporté le prix Galeries Lafayette au festival de Hyères en 2018. Quand et comment avez-vous pensé au concept de taille unique ?
Ester : Personnellement, je fais une taille 44/46. Alors, de façon purement égoïste, j’ai voulu créer des vêtements pour moi. Comme beaucoup de femmes, j’ai un corps qui fait le yoyo et qui me pousse à changer ma garde-robe. Pourtant, ce n’est pas à notre corps de s’adapter à nos vêtements, mais le contraire ! Nous nous sommes aperçus que personne ne s’était vraiment intéressé à cette question du sizing, et qu’il y avait de vraies techniques à développer.
Comment concevoir un vêtement qui va aussi bien à une taille 34 qu’à une taille 50 ?
Ester : Les techniques sont assez simples en réalité. On utilise beaucoup le système de fronçage du jersey, par exemple, avec un effet de fronce qui dissimule le surplus de tissu tout en étant joli. On se sert aussi beaucoup des jeux de transparence, on joue avec plusieurs couches, avec des micro-lacets dissimulés. Notre best-seller, ce sont aussi les mailles, qui ne nécessitent pas de technique particulière. On utilise juste un type de fil avec plusieurs combinaisons différentes composées de synthétique et de laine principalement. On a vraiment ces quatre bases solides qui définissent aussi notre style.
Balthazar : Nous travaillons aussi avec des filles aux morphologies très diverses et nous fondons vraiment notre processus créatif sur elles, leurs expériences et leurs envies. Créer des vêtements en taille unique nécessite aussi un travail de patronage énorme. Enfin, nous nous servons énormément du feed-back de nos modèles pour retravailler les pièces. Cependant, les techniques que nous employons ne sont pas compatibles avec certaines pièces, comme les leggings, la lingerie et certains pantalons, par exemple.
Vous avez fondé votre marque à deux et continuez à travailler ensemble. Le duo est-il un atout ?
Ester : Oui, absolument. Je ne pourrais pas faire ça sans lui. Le dialogue et le partage m’apportent énormément. Les idées fusent, et nous nous soutenons beaucoup. Tout est très naturel entre nous depuis le commencement.
Balthazar : Nous démarrons les collections à deux et nous dessinons à deux. Mais nous avons chacun nos domaines de prédilection. Ester a le savoir-faire du patronage, et moi je m’occupe plutôt des sacs et accessoires que nous concevons en 3D, comme les tee-shirts à logo.
D’où viennent vos inspirations ?
Ester : Nous sommes très inspirés par les femmes “badass”, ce type de femmes fortes que l’on retrouve dans les films de Quentin Tarantino. Le travail d’Helmut Lang aussi nous inspire. Nous aimons la mode du début des années 90, avec les femmes qui donnaient chaud, comme avec la première collection de Tom Ford pour Gucci. Enfin, nous sommes très inspirés par l’inclusivité des créations Mugler conçues par Casey Cadwallader. C’est une vision très porteuse.
Balthazar : Nous puisons nos influences dans la féminité en général, et l’histoire de la femme. D’ailleurs, notre prochaine collection est inspirée des peintures de l’artiste John Kacere, qui représente des dos et fesses de femmes, dans d’immenses toiles ultra réalistes.
Quelle place accordez-vous à l’écologie et à la durabilité dans votre processus créatif ?
Balthazar : 95% des tissus que nous utilisons sont des « dead stocks » (restes de tissus destinés à être jetés) que nous achetons par centaine de mètres. Nous récupérons d’abord les tissus, et nous imaginons la collection en fonction de ce que nous trouvons. Nous évitons les surplus de stocks.
Ester : Nous utilisons aussi des matières recyclées, ainsi que de la popeline de coton bio organique. Tout est sourcé, et la confection est faite dans un atelier de réinsertion socio-professionnelle à Bruxelles, juste à côté de chez nous. Notre système évite de pousser à la consommation excessive, en grande partie grâce à la proposition de transmission des vêtements avec la taille unique.
Vous avez fait votre entrée dans le calendrier officiel de la Fashion Week. Est-ce impressionnant de présenter ses collections au même titre que des maisons telles que Dior ou Chanel ?
Ester : Ça nous donne de la légitimité. C’est surtout très excitant de faire un show aussi inclusif à la Fashion Week. Nous espérons juste que certains ne feront pas d’AVC ! C’est un véritable message optimiste.
Balthazar : C’est absolument dingue de voir son nom à côté des plus grands. Pour l’instant, nous n’avons fait que des présentations digitales, mais nous espérons faire notre premier défilé physique au mois de septembre prochain.
Vous avez collaboré avec les Galeries Lafayette suite à l’obtention du prix Galeries Lafayette au festival de Hyères 2018. Aimeriez-vous faire d’autres collaborations à l’avenir ?
Balthazar : La collaboration avec les Galeries Lafayette nous a fait découvrir la réalisation de pièces à une telle échelle de production. Nous aimerions beaucoup collaborer avec d’autres marques à l’avenir, mais il faudrait réfléchir à tout l’aspect écologique avant de le faire. Nous avons aussi beaucoup apprécié le côté accessible de la collaboration, rendant nos créations accessibles à tous les corps et à tous les porte-monnaie.
Votre slogan est : “S’ils ne peuvent pas changer le monde, nous allons le faire.” Pensez-vous que votre concept de taille unique peut aider à révolutionner le monde de la mode ?
Ester : Oui, et surtout via l’ANDAM 2021, nous espérons que le fait d’avoir évoqué ce sujet devant des décideurs de la mode fera une petite lumière dans leur tête. C’est une opportunité incroyable de pouvoir chuchoter à l’oreille de ces personnes influentes.
Comment voyez-vous le futur de votre marque ?
Balthazar : Pour l’instant, nous voulons que les clientes soient aussi heureuses que nous. Nous voulons surtout continuer de réussir le challenge technique de faire des pièces en taille unique. Puis, nous aimerions pouvoir faire un vrai défilé structuré en septembre, et étendre notre communication. D’ailleurs, nous ne travaillons qu’à mi-temps dans notre marque car nous avons tous les deux un travail à côté, alors le but serait d’être à 100% dans la marque.
Ester : Nous aimerions aussi avoir beaucoup plus de points de vente et s’exporter à l’international. Notre idéal serait de trouver une solution presque immédiate pour chaque idée parce que nous aurions les ressources et l’équipe nécessaire. Le but serait d’avoir un vrai vestiaire complet, et pourquoi pas, en parallèle, enseigner ce savoir-faire dans d’autres maisons.