18 déc 2025

Les musiciens devenus directeurs artistiques, accord parfait ou fausses notes ?

De Pharrell Williams à Jaden Smith, sans oublier A$AP Rocky, les musiciens s’invitent désormais dans les ateliers de mode. Coup marketing, mutation culturelle ou nouvelle grammaire du luxe ? Décryptage d’une tendance qui fait beaucoup de bruit, mais pas moins de sens.

  • par Pascal K. Douglas.

  • La hype suffit-elle à remplir un CV ?

    Pantone peut bien annoncer une année 2026 d’un blanc calme et cristallin ; 2025, elle, a plutôt teinté la sphère mode d’un rouge écarlate, rythmée par la valse des têtes qui ont vacillé à la direction artistique de grandes maisons. Dans ce paysage en recomposition permanente, un phénomène prend de l’ampleur.

    Ainsi, on observe que les nouveaux visages de la création semblent moins émerger des écoles de mode que de la scène musicale. À l’heure des bilans de fin d’année (où les Spotify Wrapped défilent à la chaîne) faut-il conclure que l’avenir de la mode serait désormais pieds et poings liés à un mariage arrangé avec l’industrie musicale ?

    La polémique Jaden Smith chez Christian Louboutin

    Parmi les annonces qui ont fait bouillir de nombreux observateurs, celle de la nomination du rappeur et acteur Jaden Smith (fils de Will et Jada Pinkett Smith) à la direction artistique de la ligne masculine de Christian Louboutin a particulièrement défrayé la chronique.

    À 27 ans à peine, ce nepo baby (terme désignant les fils et filles de célébrités) accède à la direction d’une maison française iconique du soulier et de la maroquinerie, suscitant au passage un concert de critiques. “Que connaît Jaden Smith aux chaussures ?” s’interrogeait The New York Times, tandis que BFM France rappelait qu’“il n’a pas fait d’école de design et ne possède aucune expérience technique”.

    La polémique s’est rapidement propagée sur les réseaux sociaux, résumée par le journaliste et créateur de contenu Matthieu Bobard Deliere. Dans une vidéo, il réagit à chaud : “Je ne doute pas qu’il puisse apporter une touche moderne à Louboutin, mais peut-on arrêter de nommer des musiciens, des rappeurs et des chanteurs comme directeurs artistiques ? […] Il existe de jeunes talents incroyables qui auraient, eux aussi, une vision forte et pertinente pour une maison comme Louboutin.

    En filigrane, cette annonce a concentré les crispations d’un écosystème mode en pleine recomposition, sur fond de crise économique et symbolique à peine voilée. L’arrivée de figures issues de la scène musicalePharrell Williams chez Louis Vuitton, A$AP Rocky chez Ray-Ban et Puma, Future chez Lanvin Lab ou encore SZA chez Vans – révèle les tensions qui traversent aujourd’hui le secteur. Parmi les griefs : accusations de népotisme, interrogations sur la légitimité, logique de hype et redéfinition même de la notion de talent.

    Des marques de mode en quête de communautés

    Pourtant, c’est vite oublier que si une telle décision brouille un peu plus les pistes entre mode et musique, ces deux univers vibrent, depuis longtemps déjà, sur la même fréquence. Hier muses et égéries, les artistes deviennent aujourd’hui chef·fes d’orchestre créatif, nommé·es par des maisons en quête d’un nouveau récit. L’objectif final est de rendre ce dernier plus vibrant, plus jeune, plus communautaire et plus engagé.

    C’est ce que souligne Alexis Mourot, chief executive officer de Christian Louboutin, qui justifie le choix de l’ex-Karaté Kid par l’ouverture d’un nouveau chapitre créatif : “Jaden Smith incarne une approche libre et audacieuse de la création, en parfaite résonance avec nos valeurs. Fort de près d’une décennie de collaborations dans l’univers de la chaussure, de sa propre marque [MSFTSrep, ndlr], et d’un dialogue constant entre la musique, la performance et l’activisme, il aura pour mission d’interpréter la vision fondatrice de Christian Louboutin à travers son regard unique.

    En confiant sa ligne masculine à un artiste sans formation académique en design, la maison à la semelle rouge ne s’offre pas seulement une touche de jeunesse, elle investit dans un capital culturel. Un pari que René Celestin, fondateur de l’agence de production événementielle OBO, décode avec pragmatisme : “L’esthétique n’est plus le seul enjeu pour les maisons aujourd’hui. Il faut aussi porter un message politique. Les marques cherchent à charger leur récit de valeurs pour s’adresser à des communautés diverses.

    Musiciens et directeurs artistiques, deux faces d’une même pièce

    Pour rappel, la connivence entre la mode et la musique ne date pas d’hier. Dans les années 70, Yves Saint Laurent habillait David Bowie, Vivienne Westwood faisait du punk une esthétique, Mugler transformait le clip Too Funky de George Michael en défilé de latex et de paillettes. On remarque que l’artiste est souvent la muse, parfois même l’incarnation même d’une époque. Ce qui change aujourd’hui, c’est le rôle stratégique qu’on lui accorde. L’artiste ne se contente plus de prêter son image, il signe, il dirige, il orchestre. Mais finalement, cette mutation reflète l’évolution même du métier de directeur artistique, n’en déplaise aux puristes.

    Comme le souligne une experte du conseil en stratégie de marque, cette fonction se rapproche aujourd’hui de celle d’un creative content director. C’est-à-dire un chef d’orchestre global, garant de la cohérence visuelle, culturelle et émotionnelle d’une maison, à travers tous ses canaux. Autrement dit, la mode ne vend plus des vêtements, mais compose une narration et crée des expériences.

    Dans cet art du récit, les musiciens savent décliner leurs univers visuels, sonores, émotionnels en produits et créer du désir. Ce talent de mise en scène devient une compétence monétisable pour les maisons de luxe. Comme le souligne Antoine Ressaussière, ancien brand director chez Maison Kitsuné, “ce sont ces artistes qui apprennent aux marques de mode à faire du bruit autrement.” Dans un monde où l’attention du public est devenue une denrée rare, les maisons ont besoin de récits vivants et de visages identifiables.

    Du merchandising aux marques de célébrités

    Ces deux dernières décennies, le succès grandissant des marques fondées par des artistes illustre parfaitement ce besoin d’incarnation dans l’industrie de la mode. Longtemps muse d’Olivier Rousteing, au point d’avoir retardé le défilé Balmain automne-hiver 2014 de plus d’une heure (passée à l’attendre, en vain), Rihanna a, depuis, bâti son propre empire. Après des collaborations avec Armani et River Island, la chanteuse a lancé en 2015 FENTYXPUMA, une marque sous l’égide de l’équipementier Puma.

    Fenty, succès ou échec ?

    Par la suite, elle développe tout un écosystème de marques Fenty avec Fenty Beauty, Fenty Skin, Fenty Hair (beauté) et Savage x Fenty (lingerie), devenant milliardaire au passage. Sacrée Fashion Icon par le CFDA en 2014, la Barbadienne a su insuffler à son storytelling des valeurs d’inclusivité, de diversité et d’engagement. Tandis qu’elle redéfinit le rôle de la célébrité dans la création, elle fait vaciller des géants comme Victoria’s Secret ou L’Oréal.

    Pour autant, Fenty, sa marque de mode financée par un autre géant, le groupe LVMH, n’a pas su convertir ses fans en clients réguliers. Ces derniers, plus habitués aux pièces de merchandising post-concert ou aux collections capsules produites par des marques de fast fashion, n’ont pas forcément été séduits par le positionnement luxe de Fenty. Pour rappel, une veste valait 1100 € et une chemise 560 €, prix que tous n’étaient pas prêts à payer pour une marque de célébrité.

    Finalement, la transition du merchandising vers une marque de luxe exige que les fans possèdent un fort pouvoir d’achat. Ou alors, que la célébrité puisse séduire une nouvelle clientèle à haute valeur ajoutée. En fin de compte, très peu de marques de célébrités atteignent ce double équilibre.

    Un marché de la mode saturé ?

    Si quelques rares exceptions, comme Skims de Kim Kardashian ou Savage x Fenty, parviennent à conjuguer prix accessibles et univers cohérent, la notoriété d’une marque lancée par un musicien dépasse rarement le cercle des fidèles. Golf Wang et Golf le Fleur* de Tyler The Creator, Cactus Jack de Travis Scott, AWGE d’A$AP Rocky ou encore Ice Cream et Billionaire Boys Club de Pharrell Williams en sont des exemples.

    Même Yeezy, pourtant érigée en phénomène mondial, doit une large part de son succès à son alliance stratégique avec Adidas. Les multiples controverses entourant Kanye West ont d’ailleurs rappelé à quel point ces labels adossés à une célébrité demeurent vulnérables au moindre bad buzz. D’ailleurs, Travis Scott en sait quelque chose, lui aussi. En 2022, sa collaboration avec Dior pâtissait de divers scandales survenus lors de sa tournée Astroworld.

    Pourtant, un autre musicien, cette fois venu de l’univers de la country, ne semble pas craindre cette logique d’incarnation. En septembre 2025, le Texan Post Malone dévoilait à Paris Austin Post, une marque infusée d’imaginaire western, conçue pour prolonger l’univers qu’il partage avec son public : ceux qui apprécient ses chansons pourraient bien, en effet, être tout aussi séduits par son vestiaire.

    Il est malgré tout légitime de questionner la nécessité d’une nouvelle griffe dans un marché saturé, où des labels émergents comme Caleb Paris ou Phipps explorent déjà des esthétiques similaires. Mais, dans un monde où capter l’attention vaut son pesant d’or, la mode et le luxe préfèrent miser sur des voix singulières capables de fédérer et d’incarner un récit. Reste une interrogation majeure : à force de tendre l’oreille vers les musiciens, la mode ne risque-t-elle pas de couvrir la voix de ceux qu’elle formait traditionnellement dans ses propres écoles ?

    Des jeunes designers sacrifiés ?

    À chaque nomination d’une célébrité à la tête d’une maison de luxe, la même inquiétude refait surface. Celle d’une place « confisquée” à un jeune designer talentueux, diplômé et potentiellement endetté (par ses études ou l’investissement dans sa propre marque). Une réaction compréhensible, certes, mais en grande partie déconnectée de la réalité du système.

    Une industrie qui joue en équipe

    Car, dans les faits, les artistes ne remplacent pas les petites mains, mais occupent un autre rôle, au sein d’une mécanique collective où la mode se pense comme un orchestre. Louis Pisano, critique de mode polémique, tranche dans le vif : “Le fait qu’une célébrité obtienne un titre honorifique ne retire pas du travail aux vrais designers. Les gens oublient les équipes, les artisans, les modélistes, les responsables de design qui créent les collections. Leur rôle ne disparaît pas.”

    C’est une vérité que l’on préfère souvent taire : les directeurs artistiques stars, qu’ils soient musiciens ou designers de formation, ne travaillent jamais seuls. Derrière le nom unique inscrit sur l’étiquette se cache tout un studio, un collectif de talents formé à la Central Saint Martins, à la Parsons ou à l’IFM.

    La lente ascension des directeurs artistiques

    En réalité, les maisons de luxe nomment rarement de parfaits inconnus à leur direction artistique. Et c’est encore plus vrai aujourd’hui. La nomination de Grace Wales Bonner chez Hermès a été ressentie comme un vent de fraîcheur, soit ; mais, elle n’est plus une “outsider” depuis bien longtemps. À vrai dire, son nom circulait déjà en coulisses pour prendre les rênes de Gucci, Louis Vuitton homme ou Proenza Schouler. Cette dernière marque a d’ailleurs opté pour une autre figure discrète, mais hautement respectée du milieu, Rachel Scott (fondatrice de Diotima), dont la réputation dans le microcosme mode est tout sauf émergente.

    L’idée qu’une célébrité puisse “prendre la place” d’un jeune diplômé appelle donc des nuances. Pour prétendre à la direction artistique d’une grande maison, en effet, un designer doit avoir prouvé son talent sur le long terme. Éventuellement, avoir fondé sa propre marque, à l’image de Lisi Herrebrugh et Rushemy Botter, duo fondateur de la marque Botter brièvement passé aux commandes de Nina Ricci (2018-2022), ou encore de Ludovic de Saint Sernin, placé chez Ann Demeulemeester le temps d’une saison (2023).

    En outre, la reconnaissance des designers passe également par les concours prestigieux tels que le Prix LVMH ou l’ANDAM, et, le plus souvent, par le soutien d’un mentor influent. Ainsi, Olivier Rousteing fut d’abord le protégé de Christophe Decarnin, avant de lui succéder chez Balmain en 2011, à seulement 25 ans. Dans la majorité des cas, les designers issus du sérail n’atteignent la direction artistique d’une grande maison qu’autour de la quarantaine, après des décennies d’apprentissage, de patience et de maturité. Une progression qui forge autant le talent que la crédibilité.

    Et si le problème venait de nous ?

    Face à la recrudescence des stars aux postes de direction artistique, une évidence s’impose. Il serait injuste d’incriminer Jaden Smith, Pharrell Williams ou A$AP Rocky. Comme le rappelle Pierre Saigne, head designer chaussures chez Hermès : “La nomination d’un Jaden Smith chez Louboutin est avant tout une décision marketing. Louboutin sait que le studio assure le fond créatif. L’intérêt est ailleurs : renforcer l’image, séduire un public plus jeune, créer un storytelling fort et prolonger la hype de la marque. Jaden apporte une aura culturelle, une visibilité mondiale et, qui sait peut-être une vision à long terme.”

    Luxe et capitalisme de l’attention

    La vérité, aussi frustrante soit-elle, est là : le luxe obéit d’abord à une logique économique et non purement artistique. “Jaden n’est pas le méchant, il est un symptôme”, renchérit Louis Pisano. Il est la finalité d’un système régi par le capitalisme de l’attention, où l’influence prévaut sur la formation, et où les marques recherchent avant tout des moments de visibilité instantanés, des moments de “hype” capables d’inonder les réseaux sociaux. La mode, autrefois bastion du savoir-faire, s’est progressivement transformée en “fashiontainment”. En d’autres termes, un spectacle orchestré de collaborations, de campagnes virales et de “drops” calibrés pour un scroll permanent.

    Cette évolution est-elle irréversible ? Pas si sûr. Les maisons, les écoles, mais aussi les consommateur·rices ont le pouvoir de redéfinir ce qui a de la valeur. Tant que les “likes” et les vues seront les indicateurs du succès, les marques continueront de nommer des visages capables de générer du buzz et de l’engagement. Mais, si le public choisit de célébrer les ateliers plutôt que le show, la durée plutôt que l’instantané, alors les priorités changeront.

    Dans un contexte où le luxe perd chaque jour de son éclat, sali par un énième scandale éthique, des voix invitent à réhabiliter la lenteur, rémunérer équitablement les artisans, laisser du temps aux créateurs pour asseoir leur vision (Dario Vitale, fraîchement remercié de Versace, aurait apprécié), soutenir réellement les studios émergents et encourager la transparence. Ainsi pourrait-on dire que le temps long serait le nouveau luxe.

    La question n’est donc pas de savoir si un rappeur mérite sa place à la tête d’une maison de luxe, mais bien comment le luxe peut continuer à concilier création, culture et commerce sans perdre son âme. Faites vos jeux pour 2026.