Le jour où Martin Margiela a fait défiler des cintres (littéralement)
Connu pour son approche conceptuelle du vêtement et de la mode, Martin Margiela n’a cessé, en trente ans de carrière, de surprendre le public par des créations et présentations radicales et audacieuses. Retour ici sur le défilé de sa collection printemps-été 1998, où ses vêtements n’étaient plus portés par des mannequins mais présentés sur cintres lors d’une étonnante cérémonie…
Par Matthieu Jacquet.
Retour en 1997. Depuis huit ans, Martin Margiela fascine le monde de la mode et intrigue la presse : on s’étonne de l’organisation libre quasi anarchique de ses défilés, invitant même des passants dans le public, de ses mannequins masqués, de ses collections expérimentales, de ses vêtements recyclés et de son propre anonymat. A l’époque, le créateur belge a en effet déjà présenté des vêtements aux dimensions de poupée, des étranges chaussures inspirées des tabis japonaises, des pièces intégralement repeintes en blanc, des hauts composés de patrons en papier voire de l’entoilage de mannequins Stockmann et même un débardeur fait à partir d’un sac plastique. Réalisée au début de sa carrière, cette dernière pièce lui inspire un nouveau défi, qu’il se lance pour sa collection printemps-été 1998 : créer des vêtements complètement plats. Des pièces qui par leur coupe, lorsqu’elles ne seront pas portées, pourraient tout à fait se ranger et se plier comme les pages d’un grand livre.
C’est dans la salle des Gens d’armes de la Conciergerie, ancienne résidence royale sur l’île parisienne de la Cité convertie en prison pendant la Révolution française, que le créateur dévoile le fruit de ce travail le 14 octobre 1997. Et pour la première fois, il partage l’événement avec une consœur : la Japonaise Rei Kawakubo, qui présentera juste après lui la collection printemps-été 1998 de son label Comme des Garçons. Pour l’heure, le public est invité à s’installer librement, debout ou assis, autour d’un curieux théâtre. Cinq édifices recouverts de draps blancs forment un cercle, au centre duquel on en découvre un sixième semblable. Vingt hommes en blouse blanche viennent alors se répartir devant ces tours et entament un étonnant protocole : un par un, ils dévoilent des vêtements sur des cintres pendant qu’un film projeté au mur montre les pièces portées par un modèle, réparties en dix groupes selon leurs modes de pliage. Ainsi, les deux jambes d’un jean et d’un pantalon en daim sont pliées l’une sur l’autre avec une minutie remarquable et accrochées sur des cintres droits, des chemises, pantalons en flanelle et cardigans sont suspendus par le dos en forme de V, pincés par des cintres à crochets, tandis que des vestes de costume sont pliées sur les côtés, en leur milieu, et maintenus par une ficelle. Tous les vêtements partagent la même particularité de pouvoir être portés sur un corps en volume et aplatis au maximum.
Orchestrée par ces messieurs rappelant des laborantins, l’étonnante présentation permet d’apprécier la véritable recherche mathématique de la coupe réalisée par Martin Margiela, qui avoisinerait presque les méthodes de l’origami. Devant cette mise en scène, les invités se croiraient quant à eux témoins d’une vente aux enchères où chaque lot serait successivement détaillé par un commissaire-priseur. Géométrisé, désincarné par l’absence de mannequins, réduit à sa seule valeur technique et marchande, le vêtement y traduit une nouvelle fois le regard décalé de son créateur, qui met l’industrie de la mode face à son propre spectacle. Une fois toutes les pièces présentées, chacun des vingt intervenants macule les draps blancs du mot “fin”, écrit à la peinture rouge en plusieurs langues. Une clôture en beauté pour un défilé majeur dans la carrière de Martin Margiela, qui ne fera que poursuivre sa réflexion conceptuelle sur le statut du vêtement. Quelques mois plus tard, pour sa collection automne-hiver 1998-1999, le Belge continuera d’ailleurs dans cette lancée en présentant ses créations non plus sur cintres mais sur… des pantins à taille humaine.