25 août 2025

À quoi ressemble la mode du futur selon Taskin Goec ?

À travers une interview inédite, le créateur allemand Taskin Goec, finaliste de la 40e édition du Festival de Hyères, dévoile les secrets de son univers atypique et inimitable, brouillant les frontières entre réel et virtuel. De ses peronnages à ses vêtements en passant par ses accessoires, ses créations hybrides mélangent les genres, les mondes et interrogent quant à l’avenir de la mode.

  • Propos recueillis par Louise Menard.

  • Publié le 25 août 2025. Modifié le 26 août 2025.

    Taskin Goec ou la fusion de l’organique et du virtuel

    Comme le disait si bien l’écrivain français Georges Bernanos : “Méfiez-vous des timides. Ce sont eux qui mènent le monde”. Une citation qui semble correspondre à merveille à Taskin Goec. Bercé dès l’enfance par les réseaux sociaux et autres plateformes virtuelles, le jeune créateur désormais basé à Berlin, s’est très tôt forgé un univers visuel à part, à la frontière du numérique et du réel.

    Diplômé de la Weißensee Kunsthochschule de Berlin, puis du College of Fashion de Londres, Taskin Goec fait ensuite ses armes à Paris, au sein de l’un des ateliers le plus prestigieux de la mode : les Métiers d’Art de Chanel, où il observe, fasciné, les rouages de la haute couture. 

    Constamment partagée entre deux dimensions, l’une digitale et l’autre profondément ancrée dans la réalité et la matière, la mode de Taskin Goec n’a rien de comparable. Grâce aux techniques 3D et à l’intelligence artificielle, il crée des personnages hybrides dans un espace entièrement virtuel, les habille de ses vêtements et accessoires, avant de procéder à la fabrication de ses créations et de les faire exister de façon tangible.

    Texturées, futuristes, étranges, sculpturales… Ses collections interrogent sur la façon dont la mode se réinvente face aux mutations du monde et à l’omniprésence des innovations technologiques. Alors qu’il s’apprête à participer à la finale du 40e Festival de Hyères, en octobre 2025, Taskin Goec, dont les interviews se font rares, a accepté de répondre à nos questions. 

    Interview de Taskin Goec

    Numéro : Quel est votre premier souvenir mode ? 

    Taskin Goec : C’est difficile de choisir un seul souvenir, car j’ai l’impression d’avoir toujours eu ce besoin d’embellir les choses qui m’entourent. J’ai toujours beaucoup créé, sans forcément considérer cela comme de la mode. Enfant, j’étais obsédé par les Sims et par Second Life, des métavers que je passais des heures à personnaliser. Je suis même allé jusqu’à louer une boutique virtuelle sur Second Life pour vendre les pièces que je dessinais. Et puis, à l’adolescence je confectionnais mes propres vêtements, avec une machine à coudre que mes parents m’avaient offerte.

    Quand avez-vous décidé de faire carrière dans ce milieu et pourquoi ? 

    Adolescent, j’ai décidé de faire de ma passion mon métier et j’ai commencé à multiplier les stages dans différents studios de mode à Berlin, où je me rendais après les cours et pendant les vacances. Je voulais acquérir le plus de connaissances possible, du modélisme au prototypage. À la fin du lycée, poursuivre des études de stylisme s’est imposé à moi comme une évidence.

    Une mode guidée par les nouvelles technologies

    Pouvez-vous nous raconter votre parcours en quelques mots ?

    Il est le fruit de la rencontre entre la mode traditionnelle et la création numérique. Après le lycée, j’ai suivi une formation classique, d’abord à Berlin puis à Londres, qui m’a permis d’acquérir de solides bases en design. Puis un chapitre essentiel de mon parcours a été mon passage à Paris, au sein des Métiers d’Art de Chanel, où j’ai perfectionné les techniques de couture et approfondi mes connaissances du savoir-faire ancestral. Ce n’est qu’après ça que j’ai commencé à utiliser des simulations 3D, des logiciels de modélisation comme CLO3D/Blender, ainsi que l’intelligence artificielle…

    Pourquoi choisir de travailler principalement avec l’intelligence artificielle et la 3D ?

    L’intégration du design 3D et de l’intelligence artificielle dans ma pratique est un choix né de ma consommation de la mode. En effet, très tôt, je me suis intéressé à la mode principalement à travers des médias comme Tumblr, les blogs ou Instagram. Ces plateformes étaient mes musées et mes magazines. Et c’est alors que j’ai eu une révélation : si le numérique était le lieu où l’univers de la mode me touchait en premier, pourquoi ne pas créer aussi dans et à travers cet espace virtuel ? Il y a environ cinq ans, j’ai donc abordé mon travail de façon numérique. Avec pour objectif de remettre en question les modes de fabrication conventionnels et d’adapter le processus à notre époque.

    L’IA en particulier, a complètement transformé ma pratique. À partir de mes archives de designs et de croquis, elle me permet de créer comme une extension numérique de mon cerveau. Chaque image ou motif généré est ainsi imprégné de mon ADN esthétique. C’est comme collaborer avec une version virtuelle de moi-même. Je peux itérer rapidement, tester mes idées dans un environnement virtuel puis les concrétiser dans le monde réel, ce qui rend le processus incroyablement stimulant. La 3D et l’IA me permettent également de me détacher du passé et d’être plus tourné vers l’avenir. Exactement l’état d’esprit dans lequel la mode devrait être aujourd’hui.

    Des collections entre héritage et digital

    Comment décririez-vous le style de vos collections ?

    Mon esthétique trouve la beauté dans la décrépitude et la rugosité, tout en conservant une subtile touche d’opulence. Visuellement, mes collections présentent des silhouettes sculpturales et avant-gardistes, presque architecturales. J’aime également travailler la texture : bords effilochés, cuirs vieillis, plissés… Et j’apprécie le contraste entre l’ancien et le nouveau, le poli et le brut. Mon langage visuel s’articule autour d’un mélange d’héritage et d’innovation. Je pars de quelque chose de profondément humain et artisanal, puis je le filtre à travers un prisme numérique, presque surnaturel. Je décrirais mes collections comme décadentes et expérimentales.

    Comment vos origines turques influencent-elles votre travail ?

    Il m’a fallu des années pour me reconnecter progressivement à mes racines turques. Mais récemment, j’y ai trouvé une grande source d’inspiration et de fierté. La Turquie possède une richesse culturelle immense, aussi bien en art qu’en artisanat ou en histoire, que j’ai peu à peu intégrée à mon travail. Par exemple, les Palivar, qui font partie de mes personnages numériques, s’inspirent de la lutte à l’huile, une tradition turque où les lutteurs s’enduisent d’huile d’olive avant leurs combats. Je suis également très attiré par la musique et les icônes de la pop turque, comme Hande Yener, qui incarne un glamour sans complexe. Embrasser pleinement mon héritage turc a ajouté une nouvelle dimension identitaire à mes créations.

    Une inspiration plurielle

    D’où tirez-vous votre inspiration ?

    Je puise mon inspiration dans des domaines très divers. Je reste profondément marqué par mon passage au sein des ateliers Métiers d’Art de Chanel. Voir comment les artisans créent des effets presque magiques avec le tissu et la broderie a véritablement façonné mon approche du design. Je suis également passionné par les films de science-fiction et l’esthétique dystopique. Et, bien sûr, la culture numérique exerce sur moi une influence considérable. Je fais partie de la première génération à avoir grandi avec Internet comme norme et suis très inspiré par la culture des mèmes et la manière dont les gens s’expriment sur les réseaux.

    Que voulez-vous transmettre à travers vos créations ?

    Par-dessus tout, je souhaite que mes créations véhiculent une vision optimiste de la mode qui reflète le monde actuel et son évolution future. À travers mon travail, je cherche à montrer que nos identités numériques et physiques ne sont pas forcément étanches. Et au contraire, qu’elles peuvent s’enrichir mutuellement. Je voudrais que grâce à moi, les gens comprennent que la vie hors ligne et en ligne, l’expérience humaine et la technologie, ne sont pas en conflit. Mais qu’elles peuvent s’unir pour créer quelque chose de beau et de significatif. Je transmets l’idée que la mode peut être un outil pour explorer qui nous sommes.

    Taskin Goec, parmi les finalistes du Festival de Hyères 2025

    Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’être finaliste du Festival de Hyères 2025 ?

    Le Festival de Hyères jouit d’une place mythique dans le monde de la mode. Ainsi, le simple fait d’être finaliste est une véritable reconnaissance de mon travail. Dans les cercles de la mode établis, le numérique a longtemps été considéré comme quelque chose de ringard. Être à Hyères cette année me permet de représenter cette nouvelle perspective hybride sur la scène internationale, et c’est très excitant. Je ne présente pas seulement une collection, mais aussi une nouvelle approche de la mode. Le festival me donne alors l’occasion de démontrer que l’artisanat et l’innovation peuvent coexister dans le design.

    Si vous deviez inviter trois personnes à dîner, qui seraient-elles ? 

    La chanteuse Arca, le réalisateur Yórgos Lánthimos et la dernière personne vivante sur cette Terre.