How photographer Nadia Lee Cohen shakes up our vision of women
Pendant six ans, Nadia Lee Cohen a photographié des dizaines de modèles et constitué un récit visuel suivant une même ligne directrice : l’expression contemporaine de la féminité. Réunis dans un livre intitulé “Women”, ces clichés aux mises en scène quasi cinématographiques déjouent les archétypes du féminin à travers un regard décalé. Pour Numéro, la photographe britannique revient sur ce projet.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Nadia Lee Cohen, la photographe qui bouscule la vision des femmes
Sur un fond doré, le titre s’inscrit en lettre rouges, sanglant : “Women”. Dès la couverture de son nouveau livre, publié en 2021 aux éditions IDEA, la photographe Nadia Lee Cohen annonce la couleur. Au fil de ces pages, on parlera de femmes, mais pas n’importe comment : la centaine de clichés réunis façonnent la vision d’une féminité forte et multiple, bien loin d’être limitée par des normes de beauté, valeurs et idées politiques univoques. Capturées de jour ou de nuit dans des rues de Los Angeles, des intérieurs dont les papiers peints fleuris, meubles vintage et moquettes colorées replongent dans l’Amérique des Trente Glorieuses, des rayons de supermarchés, églises ou salles de fêtes, les dizaines de modèles incarnent cette diversité en se dévoilant à travers leur apparat, mais surtout leurs corps mis à nu : outre plusieurs mannequins aux corps longilignes et juvéniles comme Georgia May Jagger, on découvre en effet des femmes plus âgées aux poitrines tombantes, des ventres plus ronds et des hanches généreuses, des peaux bronzées aux UV, maquillages outranciers et perruques, ou encore le torse nu corseté de drag-queens telles que Violet Chachki. C’est il y a six ans que Nadia Lee Cohen entame, sans en imaginer encore la finalité, cette ambitieuse série : encore étudiante, la jeune Britannique très friande de l’autoportrait commence à représenter en parallèle des personnes qui l’inspirent. Comme lorsqu’elle pose devant son objectif, la photographe fait camper à ses modèles des personnages ancrés dans un récit visuel très marqué, évoquant aussi bien les grands cinéastes de Los Angeles comme David Lynch, les photographies d’Alex Frager, David LaChapelle et bien sûr Cindy Sherman, as de la métamorphose, jusqu’aux sculptures hyper-réalistes de l’Américain Duane Hanson. Portées par leurs expressions variées de la nudité, leurs tonalités chaudes et leurs mises en scène cinématographiques, ces images se jouent et déjouent les archétypes du féminin pour mieux les redéfinir : “Le trait de caractère le plus important de ces “Women” c’est qu’elles ne sont pas faibles : elles se sentent puissantes, et à leur tour, rendent les autres puissants”, écrit Nadia Lee Cohen en ouverture du livre. Pour Numéro, la photographe revient sur ce projet et ses nombreuses inspirations.
Numéro : Vous avez commencé votre série Women il y a six ans. Comment est-elle née ?
Nadia Lee Cohen : J’ai entamé ce projet de façon non intentionnelle lorsque j’étais à l’université : il s’agissait à l’époque d’une série de photos que je pensais naïvement terminer en un an, et qui en a finalement pris six. J’adore les livres de photos et je trouve qu’ils sont souvent la représentation la plus authentique du travail de quelqu’un. Ils donnent à un artiste l’opportunité d’être généreux dans sa manière de présenter ce qui l’inspire sans devoir rendre de compte à personne. J’ai voulu créer quelque chose qui avait la même authenticité, et une durée de vie plus longue dans une ère du jetable et de la fugacité. J’ai fait beaucoup de projets commerciaux, qui amenaient évidemment diverses restrictions créatives, et ce livre a été une échappatoire entre ces projets qui m’a permis de développer mes idées plus anarchiques. Pour le dire simplement, le livre est une collection de récits fictionnels mettant en scène des personnes, que j’admire d’une manière ou d’une autre.
Le livre contient 100 photographies et autant de femmes dans le livre, parmi lesquels nous trouvons des mannequins, des femmes jeunes ou âgées, des artistes tels que la chanteuse Brooke Candy ou la drag-queen Violet Chachki… Comment avez-vous choisi vos modèles ?
Certaines sont de proches amies, d’autres des personnes que j’ai rencontrées dans l’idée de les photographier pour le livre. Ensemble, elles représentent des individus que j’admire ou qui m’inspirent, capables de camper des personages de façon intéressante.
L’idée était vraiment de célébrer le corps. Nadia Lee Cohen
À l’exception de quelques clichés, vous avez photographié la plupart de vos modèles seules et souvent partiellement – voire intégralement – nues. Pourquoi avoir mis en avant leur corps de manière si frontale ?
L’idée était vraiment de célébrer le corps. Alors que nous sommes exposés à tant de censure et de règles de nos jours, je trouve toute rébellion contre ces carcans rafraîchissante. Je pense aussi qu’il est important d’être exposés à différents types de corps pour se sentir connectés au nôtre. Les degrés de nudité des clichés ont été définis par la manière dont chaque modèle comprenait l’idée de “déshabillé”, qui diffère d’une personne à l’autre.
L’autoportrait représente un vaste pan de votre pratique photographique et de votre notoriété. Pourtant, dans Women, vous ne vous mettez en scène qu’une seule fois, très discrètement parmi ces dizaines de personnages. Vous photographier est-il très différent de photographier des modèles pour vous ?
Ce n’est pas si différent à mes yeux : j’ai essayé de me regarder comme un personnage objectif pour me percevoir davantage comme une toile vierge, bien que cela soit difficile de se séparer de ce que je vois dans la glace chaque jour. Les personnages sont bien sûr formés par mes propres observations et inspirations, et ces caractéristiques ressortent que cela soit sur moi ou quelqu’un d’autre.
C’est important d’être exposés à différents types de corps pour se sentir connectés au nôtre. Nadia Lee Cohen
Los Angeles est le théâtre principal de cette série. Vous-mêmes êtes née au Royaume-Uni, que vous avez quitté pour cette ville en vue d’y poursuivre votre carrière artistique. Vous rappelez-vous de vos premières impressions de Los Angeles la première fois que vous l’avez visitée ? Pourquoi lui avoir donné autant d’importance dans la série ?
Mes premières impressions étaient mitigées, entre l’euphorie et le dégoût. Je me suis sentie comme lâchée en plein milieu d’un décor de cinéma tant la signalisation, l’architecture et les lumières me paraissaient si familières et me rappelaient des films que j’avais regardés. Mais il y a aussi dans la ville une dégradation très notable à laquelle je ne m’attendais pas. Hollywood Boulevard en est sans doute le meilleur exemple de ce décalage entre nos attentes et ce que l’on découvre la première fois qu’on y passe. Cependant, tous ces contrastes forment ce qui m’inspire le plus et se traduisent dans la plupart de mes images, ce qui explique pourquoi Los Angeles est si visible dans le livre.
Los Angeles est aussi le point de rencontre de nombreux domaines de création, le cinéma en étant l’un des plus significatifs. Comment ce contexte et ce bouillonnement ont-il influencé votre pratique ?
Être exposée à cet environnement m’a énormément aidée. J’ai commencé à travailler davantage comme réalisatrice et, bien que cela ait ralenti ma création d’images fixes, cela a vraiment nourri la définition de mon univers. Dans l’ensemble, j’ai constaté dans ma pratique une nette amélioration sur l’écriture de mes récits, la conception de mes décors, mes éclairages et de mes personnages. Tous ces éléments et concepts sont davantage pensés comme des captures de films que des images figées.
En arrivant à Los Angeles, je me suis sentie comme lâchée en plein milieu d’un décor de cinéma. Nadia Lee Cohen
Vous décrivez les photographies de votre livre comme des fragments d’un “film inexistant”. Quels sont les films et les réalisateurs que vous considérez essentiels à votre vie, à votre carrière et la définition de votre vision artistique ?
J’ai l’habitude de citer mes réalisateurs favoris, mais pour une fois je vais parler des films. Vivre Sa Vie, True Romance, Gummo, The Birds, 8 1⁄2, The Shining, Goodfellas, Pulp Fiction, Weekend, Night on Earth, Paris, Texas, Apocalypse Now : toutes ces œuvres cinématographiques ont inspiré ma création d’images et m’ont aidée à saisir l’importance du récit combiné avec des images fortes.
Comme le soulignent les textes en introduction de votre livre, ce travail apporte un female gaze -regard féminin, par opposition au male gaze théorisé par la critique de cinéma Laura Mulvey – nécessaire, posé sur des formes multiples de féminité. Pendant vos études de photographe au London College of Fashion et dans votre carrière, avez-vous constaté ce poids du point de vue masculin en tant que femme photographe ?
Je n’ai pas rencontré beaucoup de résistance en tant que femme dans le milieu de l’art. Pour autant, ce dernier reste toujours dominé par des hommes, notamment dans le domaine de la réalisation, et nous sommes prêts au changement. Internet a permis aux artistes de toucher un public plus large, ce qui a indubitablement équilibré le champ des possibles. J’espère que ces nouvelles opportunités vont continuer de produire une nouvelle génération de femmes photographes et réalisatrices avec la confiance nécessaire pour bousculer le statu quo. En prenant en compte l’impact de la photographie sur la société, des images vues par un objectif féminin présenteront sans doute la femme de façon moins idéalisée, et par conséquent moins objectifiée.
Des exemplaires du livre Women de Nadia Lee Cohen (2021), éd. IDEA, sont encore disponibles au Dover Street Little Market, rue du Faubourg Saint-Honoré, Paris 1er.
Une édition spéciale coffret incluant le tirage de Georgia May Jagger signé par Nadia Lee Cohen est également en vente sur le site d’IDEA.