Nicolas Di Felice nous dévoile les secrets de son défilé pour Jean Paul Gaultier
L’immense couturier Jean-Paul Gaultier n’a cessé de célébrer le corps des femmes sous toutes ses formes, tout au long de sa carrière éblouissante. Qui mieux que lui pouvait incarner ce Numéro dédié à la sensualité ? Depuis 2020, il invite des créateurs à interpréter sa collection de haute couture. Après Olivier Rousteing, Glenn Martens ou encore Haider Ackermann, c’est à Nicolas Di Felice, le très talentueux directeur artistique de Courrèges, qu’il a confié cette mission. Le designer relève le défi avec brio en s’inspirant de détails de corseterie subtils, de tombés, d’attitudes ou encore du savoir-faire tailleur impeccable de Jean-Paul Gaultier, dans une ode magistrale à la beauté charnelle. Ensemble, ils évoquent pour Numéro les dessous de cette collaboration.
Propos recueillis par Delphine Roche.
Portraits par P.A Hüe de Fontenay.
Dans les coulisses de la collaboration entre Nicolas Di Felice et Jean-Paul Gaultier
Numéro : Jean-Paul, comment avez-vous choisi Nicolas Di Felice ?
Jean-Paul Gaultier : J’avais envie de lui proposer de collaborer avec ma maison de couture depuis pas mal de temps. Même si j’ai cessé de concevoir moi-même des collections, je n’ai pas arrêté de m’intéresser à la mode et de regarder ce qui s’y passe. Parmi les jeunes talents, j’avais remarqué Nicolas Di Felice. Je trouvais son travail pour Courrèges vraiment remarquable. J’admirais notamment beaucoup la scénographie de ses défilés. C’est donc un plaisir et un honneur qu’il ait accepté. C’est un grand luxe de pouvoir choisir chaque année la personne qui va dessiner la collection couture. Je suis content que Nicolas ait bien voulu se prêter au jeu parce qu’il aurait été en droit de refuser et de dire : “Non merci, je ne mange pas de ce pain-là.”
Nicolas Di Felice : Vous plaisantez ? Je n’ai pas hésité une seconde.
J.-P. G. : Merci à vous, mais dans tous les cas, la maison Courrèges aurait pu opposer son veto. Il vous fallait tout de même un mot d’excuse.
N. D. F. : Vous savez que la maison appartient à Artémis, la holding de la famille Pinault. François Pinault a investi dans Courrèges très tôt parce qu’il adorait vraiment la marque. Et c’est bien parce qu’il s’agissait d’une demande émanant de Jean-Paul Gaultier, évidemment, qu’on m’a permis de faire cette collection. Certaines personnes d’Artémis sont d’ailleurs venues assister au défilé.
J.-P. G. : J’ai rencontré François Pinault une fois, et je l’ai trouvé adorable, simple et ouvert d’esprit.
N. D. F. : Il collectionne deux de mes amis artistes, à qui il s’est intéressé très tôt dans leur carrière. Lorsqu’il m’a confié Courrèges, on ne disait pas de moi que j’étais “the next big thing”. Mais il est attentif à tous les talents qui émergent.
“Je pense que cette idée généreuse d’inviter un autre créateur pour une collaboration est vraiment à l’image de Jean-Paul.” – Nicolas Di Felice
Jean-Paul, aviez-vous déjà une idée de ce à quoi allait ressembler la collection, ou êtes- vous surpris par la direction empruntée par Nicolas ?
J.-P. G. : Je suis surpris, je ne savais pas ce qu’il allait faire, et c’est cela que j’attends aussi des créateurs que j’invite. Toutes les personnes que j’ai choisies sont celles dont j’admire le travail, donc, en fin de compte, je ne prends jamais un risque énorme. J’ai toujours été excité par le talent des autres créateurs. Je me souviens de l’arrivée des Japonais, dans les années 80 [Rei Kawakubo de Comme des Garçons, et Yohji Yamamoto]. Je trouvais
ce qu’ils faisaient extraordinaire. À l’époque, j’admirais aussi Thierry Mugler, qui avait une vision totalement différente de la mienne.
N. D. F. : Je pense que cette idée généreuse d’inviter un autre créateur pour une collaboration est vraiment à l’image de Jean-Paul. Cela lui correspond complètement.
Nicolas, vous avez grandi en Belgique et découvert la mode pendant votre adolescence à travers les looks extrêmes des musiciens. Il semble donc parfaitement justifié que vous collaboriez avec la maison Jean Paul Gaultier, qui a bien sûr créé des looks forts et iconiques pour tant de musiciens pop.
N. D. F. : Pendant mon adolescence, le travail de Jean-Paul était très présent à la télévision, dans les clips vidéo. On évoque toujours à son sujet Madonna, mais il habillait tant d’autres artistes.
J.-P. G. : Les années 80 et 90 ont été celles de la génération vidéoclip. J’en suis moi-même un produit, je regardais les clips sur M6, puis sur MTV.
N. D. F. : Si je ne m’abuse, à l’époque vous habilliez aussi bien Madonna et Sade que Niagara… un vrai grand écart.
J.-P. G. : Et Yvette Horner aussi ! Là, nous sommes au-delà du grand écart. [Rires.]
N. D. F. : Pour tant de personnes qui ne pouvaient pas s’approcher de la mode et qui rêvaient de ce milieu, Jean-Paul Gaultier incarnait LA figure du créateur par excellence.
Corseterie, attitudes, savoir-faire… les codes de Jean-Paul Gaultier réinventés par Nicolas Di Felice
Nicolas, aviez-vous déjà en tête, d’emblée, quelques pièces que vous souhaitiez réinterpréter ?
N. D. F. : Je me suis inspiré d’une multitude d’éléments du vocabulaire Gaultier, parfois de plusieurs vêtements que je retravaillais en une seule pièce… La robe qu’on appelle la robe “punk”, par exemple, est un mélange de deux robes-corsets provenant de deux saisons différentes. J’ai regardé tellement d’images des défilés de Jean Paul Gaultier. Parfois, c’est un détail de coupe qui me bluffe. D’autres fois, c’est l’attitude de la mannequin. Ou parfois, c’était juste l’épaule tombée.
J.-P. G. : J’ai adoré l’épaule qui tombe, qui dégringole. Vous êtes le premier à avoir travaillé sur ce détail. Évidemment, la pièce la plus connue de ma maison est le corset, et vous, au lieu de vous emparer des lacets ou des
œillets qui servent à le fermer – des motifs assez évidents – vous avez plutôt opté pour des agrafes, un détail très subtil. J’avoue que, parfois, Gaultier pouvait être à la limite du vulgaire, avec des effets assez voyants. Vous,
au contraire, vous êtes resté dans la subtilité, le raffinement.
Justement, vous proposez notamment une incroyable robe entièrement ouverte sur les côtés, dont les pans de tissu sont retenus uniquement par des agrafes.
N. D. F. : [Montrant le détail de sa robe-corset couleur chair posée sur un Stockman dans le showroom.] Vous voyez, ce système d’agrafes… ce sont juste des patronages de jersey, et tout se défait, se dégrafe. J’adore mélanger deux choses très différentes. Regardez, ici, le corset est en crin, c’est la matière qui maintient le plus une forme. Et on vient gainer de la mousseline ou du tulle par-dessus. On mélange vraiment quelque chose de très raide et quelque chose de très fluide.
J.-P. G. : C’est hallucinant. Mettre les baleines comme ça, en dessous, maintenues par des agrafes, c’est très innovant. Je n’avais jamais vu, en matière de corseterie, la poitrine traitée de cette façon-là.
N. D. F. : [Montrant un autre modèle sur Stockman.] Je voulais aussi proposer ma propre version du manteau Gaultier, avec la taille étranglée et les hanches appuyées. J’adore le savoir-faire tailleur de Jean-Paul, et je trouve qu’il n’y en avait pas encore eu beaucoup dans les collaborations. Je voulais donc partir de sa forme de coque qui dessine les hanches. Ce manteau est une des pièces les plus simples de la collection, mais des drapés viennent s’accrocher dessus avec le système d’agrafes que nous avons développé… Ce que j’aime particulièrement dans le manteau coqué, c’est que l’on ressent de nouveau le corset, mais sans qu’il soit visible.
Dans la collection, vous travaillez le drapé de façon presque minimale, ce qui va totalement à l’encontre des effets très dramatiques façon rideau de théâtre que l’on associe généralement au drapé.
N. D. F. : J’ai été aidé par les propriétés de la matière. Je pense notamment à l’une de mes robes préférées, en gazar de soie lilas. C’est tout simplement un corset avec des agrafes placées au bon endroit sur les baleines, tenant un rectangle devant et un rectangle dans le dos, en gazar. C’est grâce aux propriétés de la matière qu’on a ce joli bénitier dans le dos, sinon ça ne fonctionnerait pas. C’est vrai que quand on pense au drapé, on imagine aussitôt un grand métrage de tissu. Alors que non, j’ai plutôt travaillé sur le corps. Je le fais aussi chez Courrèges, même si les gens ne s’en rendent peut-être pas compte. Même des chemises, j’ai besoin de les voir sur le corps.
J.-P. G. : C’est comme cela que le vêtement devient habité, que l’on crée une signature.
N. D. F. : Oui, c’est de cette façon qu’on crée une ligne. Quand on regarde les vestes de Jean-Paul, on voit bien que ce n’est pas juste un dessin désincarné. Il y a une ligne qui se tient, sur plus de trente ans de création.
Nicolas, vous proposez en quelque sorte une géométrie personnelle de la sensualité, tant dans cette collection Jean Paul Gaultier que chez Courrèges. Vous concevez des silhouettes parfois très couvertes, avec un sens de la construction, et vous révélez le corps avec des ouvertures inattendues, subtiles, comme ce système d’agrafes qui laisse entrevoir la peau, ou plus franches, dans des découpes géométriques.
N. D. F. : Découper le corps de manière géométrique, Jean-Paul Gaultier l’a fait énormément. Par exemple lorsqu’il conçoit la jupe longue avec un trou permettant de passer les jambes pour pouvoir aussi la porter comme une minijupe avec le reste du tissu derrière.
J.-P. G. : Pour ma part, à mes débuts j’ai été inspiré par Pierre Cardin, qui faisait des trous sur les côtés pour passer une ceinture, mais aussi par André Courrèges… Je n’ai jamais rien fait qui puisse appartenir à la maison Courrèges, mais j’ai ressenti de l’admiration pour son fondateur car, au sein de la mode, c’était lui le vrai révolutionnaire. Alors que les femmes s’habillaient en couture et que les jeunes filles s’habillaient comme leur mère, André Courrèges a tout renversé, et les mères ont voulu s’habiller comme leurs filles.
N. D. F. : Dans les années 60, la jeune fille est enfin née. Elle n’était ni petite fille ni mère. Courrèges avait une silhouette très nouvelle, géométrique.
J.-P. G. : Oui, il a inventé un vocabulaire formel fondé sur son métier originel d’architecte, alors que la révolution de Mary Quant, c’était une nouvelle longueur, la minijupe.
N. D. F. : J’ai de la chance car je suis entouré de femmes très inspirantes et fortes, pas du tout complaisantes. Je ne sais pas si cela a vraiment défini ce que je trouve sexy ou pas, mais peut-être que cela a influencé la manière dont je dévoile ou cache le corps. En tout cas, j’adore les hommes, j’adore les femmes, j’adore le corps… J’aime les vêtements sur les corps.