5 sep 2024

Expo : comment Kenzo Takada a transformé la mode

Disparu en 2020, Kenzo Takada laissait derrière lui trente ans d’une mode avant-gardiste et iconoclaste – de 1970 à 1999 –, célébrant aussi bien la joie de vivre que la beauté du métissage. Jusqu’au 16 septembre, la Tokyo Opera City Art Gallery à Tokyo célèbre cet héritage à travers une riche exposition dédié au créateur japonais, fondateur de la griffe parisienne qui prendra ensuite son prénom. L’occasion de redécouvrir son audace et son impact indélébile sur l’histoire.

Kenzo Takada, robe de mariée, collection prêt-à-porter automne-hiver 1982-1983 ©︎ Richard Haughton.

Le créateur d’une mode métissée

Robes folkloriques russes ou roumaines, chemisiers en soie chinoise, boubous africains… Dès les premières salles de la Tokyo Opera Art City Gallery, l’exposition le montre : peu de créateurs de mode auront su aussi bien orchestrer la rencontre entre Orient et Occident que Kenzo Takada. Pas étonnant pour le natif de Himeji qui très tôt exprime ses envies d’ailleurs : alors qu’il étudie le stylisme et le modélisme à Tokyo, à la fin des années 50, ses yeux sont déjà rivés vers Paris. Par chance, en 1964, Kenzo parvient grâce à une bourse à quitter son Japon natal pour la première fois, et embarque dans un paquebot pour rejoindre la ville française. Au cours de ce long périple, il découvre le Cambodge, Singapour, Hong Kong ou encore l’Inde, qui nourrisse son imaginaire déjà fertile.

Une fois installé définitivement à Paris, il ouvre en 1970 sa toute première boutique Jungle Jap (“Le Japonais de la jungle”), où se croisent explicitement la mode japonaise qui l’a imprégnée depuis son enfance, et la mode parisienne qu’il découvre depuis plusieurs années. Ainsi, les pièces de sa première collection intègrent des tissus yukata, de ceintures obi ou encore de textiles teint “à la japonaise”, tous chinés par l’artiste à Paris et au Japon, tandis que les motifs colorés et graphiques deviennent peu à peu sa marque de fabrique. Très vite, le Nippon montre sa volonté de se distinguer des créateurs français en célébrant ce syncrétisme. Le succès est immédiat.

Au fil des années puis des décennies, les inspirations de Kenzo Takada continuent de témoigner de sa curiosité et son éclectisme s’étendant au-delà des limites des époques, des pays et des genres : uniformes militaires espagnols, tenues monacales, robes de poupées… Si le Japon reste son point d’ancrage – le créateur assume une passion pour le théâtre de nô, le kabuki, les estampes ou encore les geishas –, ses voyages et découvertes font régulièrement naître des silhouettes hybrides étonnantes dans lequel il assemble les styles comme dans un patchwork.

En attestent ses ensembles jubilatoires et flamboyants de la collection automne-hiver 1984-1985, qui mêlent laine tartan, ponchos et imprimés floraux japonais, témoignant de sa fascination pour la culture britannique. Kenzo Takada s’amuse de ce métissage et ces rencontres audacieuses, parfois loufoques, que l’on pourra aussi retrouver chez ses contemporains Vivienne Westwood et Jean Paul Gaultier, puis John Galliano, après eux.

Kenzo Takada, collection prêt-à-porter automne-hiver 1971-1972. ©︎ S0-EN, 1971 September. Photo: Masubuchi Tatsuo.

Une nouvelle vision du prêt-à-porter

Lorsque Kenzo Takada ouvre sa boutique à Paris, la société française est en ébullition, encore marquée par la révolution sexuelle et le soulèvement de mai 68. Une transformation qui se traduit rapidement dans la mode, où les femmes continuent de chercher à libérer leur corps, adoptant volontiers la mini-jupe, le pantalon, et optant pour des pièces plus confortables. Très sensible à ces besoins, mais aussi fin observateur des mouvements des passants, le créateur cherche à ce que ses vêtements apportent cette aisance à leur propriétaire, tout en étant porteurs de fraîcheur et de modernité.

Ainsi, aux tissus synthétiques alors très en vogue à Paris, le Japonais préfère les cotons – au point d’être plus tard surnommé le “poète du coton”. Face au tailoring affûté souvent contraignant de l’époque, il privilégie des robes et jupes ajustables aux formes plus amples. C’est d’ailleurs en 1971 qu’il introduit l’idée d“anti couture” pour contrecarrer le style européen : des pièces inspirées du kimono, coupées à plat et assemblées seulement par quelques coutures droites. Les couleurs vives et motifs chatoyants, qui deviendront sa signature, cassent également les codes occidentaux en allant contre les tonalités habituellement sombres et neutres de la mode hivernale.

Parallèlement, à l’orée des années 70, le prêt-à-porter commence à se démocratiser. À l’avant-poste de ce phénomène, Kenzo Takada décide de bousculer le calendrier des saisons en présentant ses collections pendant la saison dédiée – printemps-été au printemps, automne-hiver à l’automne… – plutôt que six mois avant, cherchant a susciter le désir immédiat de l’achat. Son travail de la maille fait aussi rapidement sa notoriété : dans l’exposition du Tokyo Opera City Art Gallery, de nombreux pulls overs, mini shorts, cardigans ou encore salopettes attestent de cette recherche d’une mode pratique et accessible à tous, et tous les corps. À une époque où les frontières du genre s’estompent dans la mode, plusieurs de ses campagnes jouent d’ailleurs sur l’androgynie des modèles.

Kenzo Takada, collection prêt-à-porter printemps-été 1972. ©︎S0-EN, 1972 March. Photo: Iwata Hiroyuki.
Kenzo Takada, collection prêt-à-porter printemps-été 1972. ©︎S0-EN, 1972 March. Photo: Iwata Hiroyuki.

Des défilés-spectacles époustouflants

“Lorsque j’ai ouvert ma boutique en 70, je ne pensais pas business. C’était les défilés, la fête…”, confiait Kenzo Takada à RFI en 2018. Grand amateur de bals masqués, mais aussi habitué des clubs parisiens branchés de l’époque comme le fameux Palace, le créateur hédoniste cherche à retranscrire dans ses présentations l’énergie joyeusement chaotique et la liberté des soirées nocturnes, en cassant là aussi les codes de l’époque. Lorsqu’il dévoile sa collection automne-hiver 1976-1977 dans la rotonde de la Bourse de commerce, les mannequins hommes et femmes surgissent de toutes parts sur ce podium rond et défilent bras dessus bras dessous avec entrain, un grand sourire aux lèvres – bien loin de l’atmosphère solennelle et parfois rigide des défilés haute couture.

Passionné de théâtre et de ballets, le créateur ne cache pas son goût pour la mise en scène et voit les choses en grand. L’année suivante, il dévoile sa collection au Studio 54, mythique boîte new-yorkaise, puis ce sera un chapiteau de cirque à Zurich, où il apparaît lui-même sur le dos d’un éléphant. Une extravagance et une théâtralité qui transforment le défilé en véritable événement, comme le feront après lui des grands créateurs tels que Thierry Mugler ou Alexander McQueen.

Dans la dernière salle de l’exposition de Kenzo Takada à Tokyo, on peut notamment revoir le dernier défilé du créateur avant de quitter sa marque, en 1999. Tenu au Zénith de Paris devant 4000 personnes, ce spectacle époustouflant inclut musiciens, danseurs et même animaux, pour un voyage à travers de nombreuses régions du monde qu’il aime tant parcourir, incarné par des dizaine des de pièces iconiques, toujours dans la liesse qui le caractérise. “Créer c’est donner du plaisir, du bonheur et la liberté d’être soi-même”, déclare-t-il un jour.

Kenzo Takada, 1970. Photo : Iwata Hiroyuki.

Peinture, design, costumes… une créativité sans borne

Si l’aspect commercial de sa marque le conduit à quitter le navire à l’orée du 20e siècle, Kenzo Takada n’en délaisse pas pour autant la création. Toujours très attaché au vêtement, il continue à imaginer des créations pour le théâtre, ou de grands événements : en 2004, il conçoit à la fois les costumes du célèbre l’opéra La Flute Enchantée à l’opéra Garnier, et les uniformes des athlètes japonais aux Jeux olympiques d’Athènes.

Mais le Japonais reste aussi l’un des rares créateurs de sa génération à explorer d’autres domaines que la mode, affirmant ainsi une vision transversale de l’art. En 2010, il dévoile pour la toute première fois ses peintures dans une galerie parisienne : une sélection d’autoportraits vêtu de kimonos chatoyants de motifs, où l’on reconnaît sa patte emblématique. Dix ans plus tard, et quelques mois seulement avant sa disparition, il lance sa première marque de design baptisée K-3 à l’âge de 80 ans, proposant aussi bien des poufs que des vases ou encore des foulards.

En 2021, l’Arcrea Himeji Culture and Convention Center dévoile dans la ville natale de Kenzo les deux immenses rideaux de scène qu’il avait conçus sur mesure avant sa mort. Impressionnants de détails, ces tentures intégralement brodées représentent respectivement le lever et le coucher du soleil, et intègrent le célèbre château de Himeji dans un paysage céleste et solaire – tel le point final d’une vie emplie de joie, de créativité, et de prises de risque. “Si je n’avais pas été assez audacieux, je serais resté à Himeji, confiait le créateur au média Welcome to the Jungle en 2020. Mais outre mon côté aventurier, j’ai eu de la chance d’être au bon endroit, au bon moment, et de rencontrer les bonnes personnes.” Et la boucle est bouclée.

“Takada Kenzo: Chasing Dreams”, exposition jusqu’au 16 septembre 2024 à la Tokyo Opera City Art Gallery, Tokyo.
L’exposition voyagera ensuite dans la ville de Himeji, où elle sera présentée au Himeji City Museum of Art, du 12 avril au 21 juillet 2025.

Un catalogue a été publié pour l’occasion.