10 mai 2023

Avec son label Setchu, lauréat du prix LVMH 2023, Satoshi Kawata transpose l’origami au vêtement

Créateur de mode lauréat du prix LVMH 2023, Satoshi Kawata propose depuis trois ans avec Setchu une mode précise dont toute l’élégance réside dans la structure, le patronage et le tailoring. Passé par Kyoto, Londres et New York, et après avoir travaillé pour Givenchy, Gareth Pugh ou encore Kanye West, le Japonais passionné de pêche s’est désormais installé à Milan, affirmant son désir de syncrétisme entre Orient et Occident dont son label se fait le reflet. Rencontre.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Table basse en verre de l’artiste Isamu Noguchi, chaise longue de la designer Charlotte Perriand, service à thé de la céramiste Lucie Rie… En parcourant le compte Instagram de Setchu, il ne faut pas longtemps pour saisir les inspirations du label fondé à Milan en 2020, et de son créateur Satoshi Kawata. À l’image de ces figures majeures de l’art et de la création, le Japonais est guidé depuis des années par son désir de syncrétisme entre les cultures et savoir-faire de l’Orient et de l’Occident, reflet de son propre parcours. Nourri par ses années passées à Kyoto, Londres, Paris et New York, et son expérience auprès des créateurs Gareth Pugh et Kanye West ou de la maison Givenchy, le créateur a développé une mode sobre mais affûtée, où se mêlent aussi bien sa maîtrise de la coupe et du tailleur apprise à Savile Row que son approche ultra précise de la construction et du patronage, inspirée par l’art de l’origami et la géométrie. Au fil de ses collections, cette démarche du label se matérialise dans des pièces modulables alliant confort et précision. Celles-ci jouent sur la fluidité des matériaux et leur nouage, assemblage à l’aide de boutons, superpositions, et plissages qui structurent les corps par des lignes fortes, comme une feuille de papier que l’on aurait pliée à plusieurs reprises. Les yeux tournés vers l’avenir, et la planète Mars, Satoshi Kawata revient sur sa passion pour la pêche et le vêtement, et les origines de Setchu – mot qui, en japonais, signifie “compromis”.

 

 

Numéro : Comment définiriez-vous Setchu en quelques mots ?

Satoshi Kuwata : Minimaliste, fonctionnel et artisanal.

 

Vous avez lancé votre label en mai 2020, alors que la pandémie était à son pic et le monde était encore à l’arrêt. Comment êtes-vous parvenu à vous établir durant cette période très compliquée ?

Je fais partie des imbéciles qui se sont lancés dans quelque chose de nouveau pendant la pire période de notre époque. Tout le monde était désolé de ma décision, mais quelques amis m’ont quand même soutenu. À ce moment-là, tout est devenu un défi, de trouver un cutter pour mes patrons à lancer un nouveau design. Pour faire produire mes pièces, il fallait que j’explique tout par téléphone avec des instructions et des dessins très précis. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai décidé de créer mes premiers drapés et patrons moi-même. Pourtant, étonnamment, je n’étais pas inquiet pour l’avenir. Je croyais vraiment en ce que je faisais.

 

Devenir créateur était-il un rêve d’enfant ?

Complètement. Je n’ai pas grandi avec beaucoup de jouets, je devais donc très tôt créer moi-même des objets avec lesquels m’amuser. Ma tante m’a appris à coudre, et c’était lancé : de mes 13 à mes 27 ans, je n’ai pas arrêté de faire de vêtements, tellement que je ne voulais plus dormir pour pouvoir continuer à en fabriquer. Aujourd’hui, j’aime autant créer des vêtements que pêcher, c’est vous dire.

En effet, la pêche vous passionne autant que la mode. Pourquoi appréciez-vous tant cette activité ?

La raison principale, c’est que pêcher est ma seule manière de me détacher du travail. Inversement, si j’étais pêcheur professionnel, je voudrais quand même créer des vêtements, et je pense que c’est comme ça que je me changerais les idées.  Pour moi, pêcher n’est pas une question de chance, mais il s’agit avant tout d’étudier notre nature et comprendre sa logique, comment elle se comporte… Il faut toujours trouver les meilleurs prises et le meilleur moment pour attraper le poisson. En ce sens, je trouve que la pêche et la mode sont très proches : en tant que créateurs de mode, nous devons comprendre nos corps autant que choisir le bon matériau et le bon moment pour vendre la pièce que l’on a créée.

 

Entre 2007 et 2013, vous avez travaillé successivement pour la maison de tailoring britannique H. Huntsman & Sons, le créateur Gareth Pugh, Kanye West et Givenchy. Qu’avez-vous tiré de ces expériences ?

Toutes étaient très complémentaires. Chez Huntsman à Savile Row [rue historique du tailoring à Londres], j’ai appris les bases pour ce qui concernait les tissus, la construction des vêtements, le drapé et le concept du luxe. Chez Gareth Pugh, j’ai dû faire preuve d’une créativité folle, d’autant plus après avoir exploré le tailoring classique. Travailler pour Kanye West était aussi très créatif : j’ai appris sur la pop culture, la manière américaine d’approcher la création… Enfin, Givenchy m’a appris toute la culture liée à l’héritage d’une maison historique, et comment se positionnent des sociétés d’une telle ampleur.

 

De 2013 à 2016, vous avez été directeur de la création pour Edun, le label irlandais éthique et engagé d’Ali Newson et Bono, qui cherchait à mettre en avant les talents et savoir-faire africains…

Avec Edun, j’ai en effet pris conscience de la difficulté de maintenir une démarche durable dans l’industrie de la mode. Quand j’y suis entré en 2013, la plupart des pièces étaient déjà produites en Afrique, et j’ai convaincu le PDG d’y déplacer le plus possible la production là-bas, afin que le label s’y montre vraiment utile – une démarche qui s’alignait complètement sur leur ADN. J’ai donc beaucoup voyagé entre le Madagascar et le Kenya à l’époque. Ce n’était pas un projet facile, mais il comptait énormément pour moi.

 

 

“Je suis aussi passionné par la pêche que par la mode. Les deux sont plus proches qu’on ne le croit.”

 

 

Aujourd’hui, quelles sont les pièces signatures de votre label Setchu ?Notre “Origami Jacket” est sans aucun doute notre pièce signature. C’est aussi celle que l’on vend le plus.

 

En effet, vos pièces sont comme des équations mathématiques, dont la structure demande un travail très minutieux de la coupe, du patronage, du pliage, du tailoring… D’où vous vient cette obsession pour la géométrie, la structure et l’architecture ?
C’est un mélange de mes expériences en Angleterre, aux États-Unis et au Japon, le pays où j’ai passé le plus de temps dans ma vie. J’ai grandi en mesurant le monde en centimètres et, une fois arrivé au Royaume-Uni, j’ai dû apprendre à le mesurer en pouces. C’était très perturbant, mais c’est pourtant au fondement de l’histoire du tailleur, puisque les rubans de couture mesurent 3/4 pouces de large afin de définir les positions des boutons, etc. Pareil pour les kimonos, dont les proportions et la forme sont aussi déterminées par la largeur du tissu japonais. J’ai adoré incorporer ces idées à mes collections, et mon expérience en tailleur à Savile Row m’a particulièrement aidé pour cela.

En regardant votre travail, on pense rapidement à d’autres créateurs qui accordent également beaucoup d’importance à la structuration géométrique de la silhouettes tels qu’Issey Miyake. Avez-vous particulièrement étudié sa mode ? Ou celle d’autres créateurs ?

J’ai étudié le plus de créateurs possibles. Les designers historiques et classiques davantage que les plus jeunes, ceux qui ont créé quelque chose d’unique. Pour les plissés par exemple, au-delà d’Issey Miyake je pense surtout à l’Espagnol Mariano Fortuny. Rei Kawakubo et Yohji Yamamoto sont également des légendes à mes yeux. Les rencontrer est l’un de mes rêves depuis longtemps.

 

Aujourd’hui, vous passez beaucoup de temps dans les bibliothèques à vous plonger dans toutes sortes de lectures, notamment sur l’histoire et la culture de votre pays d’origine. Qu’est-ce qui selon vous fait la singularité de l’art, du design et de la mode japonais ?

C’est toute la riche histoire du Japon qui en a fait un pays aussi unique. Pendant plusieurs siècles, le Japon a été fermé au monde. Cet isolement a conduit les Japonais à créer leur propre culture, inspirée uniquement par sa population et son mode de vie. Regardez à quel point quelques années de pandémie ont changé nos vies, alors imaginez ce que ça pouvait être pour plusieurs siècles…Quand nous rencontrerons les Aliens, ils verront combien notre culture est unique. Souligner cette unicité est la clé pour rester pertinent.

 

Vous semblez avoir les yeux tournés vers l’univers. Si les aliens découvraient vos vêtements, que souhaiteriez-vous leur dire, ou leur montrer ?

Partons de l’idée que leurs technologies sont plus avancées, puisqu’ils pourraient atterrir sur notre planète. Alors je leur parlerais des finitions à la main. Je serais fier de leur montrer tout ce que l’on peut faire avec nos dix doigts et les si beaux résultats que cela peut donner. Les produits faits main ne sont certes pas parfaits comme ceux de la production de masse, mais ils dégagent une certaine chaleur qui m’est très chère et ne peut pas être remplacée par la fabrication industrielle. Bien que j’adore les nouvelles technologies, je reste très attaché à nos techniques plus classiques.

 

 

“Je fais partie des imbéciles qui se sont lancés dans quelque chose de nouveau pendant la pire période de notre époque.”

 

 

Au cœur de l’ADN de Setchu, il y a une rencontre entre les cultures orientales et occidentales, reflet de votre propre trajectoire…

Notre société devient de plus en plus internationale, et je veux souligner le flux de ce monde en pleine transformation. Nous avons tant à apprendre de ces cultures séculaires. C’est justement leurs différences qui font leur unicité, et quand ces différences se rencontrent, un miracle se passe. Je le constate aussi dans nos relations humaines. En quelque sorte, je me vois comme un entremetteur.

 

Comment ce syncrétisme se traduit-il dans vos pièces et collections ?

J’adore traverser le monde. C’est dans ces moments-là que nous mesurons combien nos vêtements doivent être fonctionnels. Ainsi, quand je voyage, au lieu de prendre avec moi trois pulls en maille, j’en prends un seul mais que je peux transformer de quatre ou cinq manières différentes. Cela me permet de me présenter différemment chaque jour, tout en portant la même pièce.

Quel est le plus grand pouvoir qu’un vêtement peut détenir et transmettre à son propriétaire ?
La confiance.

 

Qu’est-ce que cela vous a fait d’être finaliste du prix LVMH ?

Je suis aussi soulagé qu’heureux pour toutes les personnes qui ont cru en moi et m’ont apporté leur soutien.

 

Selon vous, quelles valeurs devrait défendre la mode aujourd’hui ? 
À mes yeux, la plus grande qualité doit être le soin et l’attention que l’on apporte à ce que l’on fait. J’aime créer des vêtements pour quelqu’un plutôt que créer ce que j’aime. Mon expérience à Savile Row m’a appris combien l’accueil des clients est primordial, par exemple. Je fais extrêmement attention à la construction de mes pièces, à comment elles sont faites et comment se sentiront ceux qui les portent. Est-ce qu’une couture française est plus confortable ? Le coton, plus léger à porter ? Le vêtement facile à repasser, ou à ranger dans une valise ? Et je crois que plus je fais attention à cela, plus je pourrai créer des produits de qualité. Une fois ces questions résolues, le design peut venir dans un second temps.

 

Comment la mode a-t-elle évolué depuis vos débuts, et comment aimeriez-vous la voir changer ?
Selon moi, c’est principalement la manière dont on consomme les vêtements qui a changé. Il est aujourd’hui beaucoup plus facile de trouver ses pièces favorites sans faire aucun effort. En ce qui me concerne, ce qui a le plus évolué est ma façon de créer des vêtements. Cette transition importante depuis la création pour moi-même, quand j’étais enfant, vers la création pour les autres.


Où voudriez-vous emmener votre label demain ?

Sur Mars.

Sur votre site et votre compte Instagram, une photographie – érigée comme image statement de votre label – semble incarner cette rencontre : dans un verre, on voit de l’huile se mélanger à l’eau. Qu’est-ce que cette allégorie poétique signifie à vos yeux ?

L’eau et l’huile n’ont jamais pu se mélanger et je trouve ça fascinant. C’est comme nos cultures. L’huile revendique son existence autant que l’eau mais toutes deux se respectent, et peuvent ainsi cohabiter dans un même contenant.

 

Dans la note d’intention de votre label, vous accordez beaucoup d’importance au mot japonais Mottainai, qui qualifie l’anxiété face aux changements climatiques. En tant que créateur et fondateur d’un label de mode, quelles décisions prenez-vous pour être plus respectueux de l’environnement ?

À chaque fois que je vais pêcher, cela me désole de voir tout ce plastique flotter dans l’océan. Tout le monde devrait penser un minimum à notre planète, et gaspiller moins de matière peut vraiment améliorer les choses. C’est pourquoi, quand je drape un matériau, je fais en sorte que le patron épouse le corps en utilisant le moins de tissu possible. Tous les plastiques et papiers que j’utilise sont recyclés ou recyclables, et mes tissus doivent être durables. J’apprends également à mon assistante à organiser sa journée afin qu’elle puisse quitter l’atelier tous les jours à 18h30, et ainsi conserver un rythme de vie sain.

 

À ce propos, pourquoi avez-vous choisi d’établir votre label à Milan ?
Après avoir travaillé avec des usines du monde entier, j’en ai conclu que les usines italiennes s’alignaient le plus sur ma manière de travailler. Une majorité de mes pièces sont produites en Italie et requièrent une part importante de travail de la main. Par exemple, la plupart de nos chemises sont produites en Italie, où il y a davantage de couturiers que de machines à coudre. Par ailleurs, j’ai remarqué que les Milanais, même les plus ordinaires, aiment la mode et admirent ceux qui la font. J’ai donc beaucoup de chance de travailler dans un environnement aussi accueillant pour ce que je fais.

 

Quelles étaient l’histoire et les intentions derrière votre collection automne-hiver 2023-2024 ?

Elle m’est venue d’une idée très simple : accentuer quelque chose d’ordinaire, ou de modeste, peut donner des choses grandioses et uniques. À l’image d’une feuille de papier, en deux dimensions, qui passe en trois dimensions selon la manière dans on la tient dans ses mains.