25
25
Rencontre avec Jean Imbert : « Si on m’avait dit qu’un jour je cuisinerais pour De Niro… »
Le chef français Jean Imbert, qui s’est fait connaître en 2012 grâce à l’émission Top Chef, est devenu, à 41 ans, l’une des personnalités phares de la gastronomie et de la haute hôtellerie. En 2021, il succédait même, tout en gardant son allure d’éternel adolescent, à Alain Ducasse, à la tête des cuisines du Plaza Athénée à Paris, dont la table est étoilée depuis cette année. Alors que le palace propose une expérience féérique – avec fondue savoyarde d’exception et patinoire – jusqu’au mois de février prochain, intitulée le chalet, le chef revient pour Numéro sur son ascension prodigieuse, de la popularité cathodique aux tables les plus prestigieuses du monde (dont le train mythique Venice Simplon-Orient-Express et le restaurant parisien Monsieur Dior).
propos recueillis par Violaine Schütz.
Numéro : Vous êtes à la tête d’une cuisine étoilée au Plaza Athénée. Comment définiriez-vous, en quelques mots, votre cuisine dans cet établissement de prestige ?
Jean Imbert : Il est difficile pour moi « d’extraire » le restaurant étoilé du reste de l’hôtel. Quand je suis devenu le chef de l’ensemble des cuisines du Plaza Athénée, je voulais ancrer ce lieu dans ce qu’il est depuis 100 ans. Je souhaitais revenir aux racines de cette cuisine française, dans son intemporalité, dans son rapport aux producteurs engagés, aux éleveurs, aux pêcheurs, etc. Toujours dans l’idée de transmission de cette cuisine, je souhaitais la refaire vivre sans oublier de la projeter vers l’avenir. En tous cas, je suis très fier du Relais Plaza, du restaurant étoilé et de la cour-jardin de l’hôtel. C’est toujours très émouvant pour moi de voir les idées se concrétiser grâce au travail des équipes qui m’accompagnent.
Vous êtes le nouveau chef du Venice-Simplon-Orient-Express. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
C’était vraiment un rêve pour moi car ce train mythique me fait rêver depuis toujours. J’ai eu la chance de bien connaître l’ancien chef et de faire quelques fois le trajet avec lui. J’ai travaillé très dur sur ce projet et sur l’histoire du train pour pouvoir raconter la meilleure histoire possible aussi bien du côté patrimonial et historique que dans la continuité de son héritage. Au-delà de ça, il est très rare dans la vie d’un cuisinier de se sentir comme un passeur. Le train me permet cela, de me sentir comme un passeur entre les générations passées et futures.
Quelles émotions cherchez-vous à transmettre avec votre cuisine ?
Étant quelqu’un de très émotif, j’ai toujours eu du mal à parler de cela. Je ne pense pas qu’un cuisinier puisse juger s’il donne des émotions ou pas. C’est toujours quelque chose de tellement personnel et propre à chacun. Je vois la cuisine comme quelque chose de très sensible, proche d’un sentiment comme l’amour. Faire à manger à quelqu’un depuis tout petit constitue pour moi quelque chose d’important. On essaie, en cuisinant, de se rapprocher d’une certaine vérité, d’une certaine sensibilité. Quand on cuisine pour une personne, on met beaucoup de soi-même et je pense que si un jour, on arrive à donner de l’émotion c’est parce qu’on a mis quelque chose de soi (et de son histoire) dans le plat.
Quelles sont les plus grandes influences de votre cuisine ?
Toutes mes madeleines de Proust, mes souvenirs d’enfance en Bretagne, la cuisine avec ma grand-mère chez qui, durant ma jeunesse, j’allais déjeuner tous les dimanches. La cuisine que je fais, que ce soit chez Monsieur Dior, dans le Venice Simplon-Orient-Express, au Plaza Athénée ou au Cheval Blanc St-Barth à Saint-Barthélemy, est liée à mon enfance, à une certaine sensibilité s’inscrivant dans l’histoire de la cuisine française. J’ai toujours été proche de ma famille, de ma Bretagne, de mes racines… La cuisine me rappelle ces bons moments et ce sont ces souvenirs que je cherche à faire revivre dans ma cuisine. Évidemment, beaucoup d’autres cultures et d’autres chefs m’ont marqué mais pas autant que mon expérience familiale, que ma maman qui cuisinait tous les soirs, que ma grand-mère, que mes parents qui m’emmenaient au marché en Bretagne…
Qu’est-ce qui vous émeut en cuisine ?
J’aime beaucoup le calme avant la tempête en cuisine. Par exemple, quand j’arrive le midi chez Monsieur Dior à 11h45 ou le soir au Plaza Athénée à 19h15 et que je vois tous ces êtres humains autour de moi, qui ont tous une vie et chacun un profil différent, une histoire. Nous sommes comme une équipe sportive, tous réunis à un moment donné. Il y a beaucoup de regards échangés, de cuillères qui vont dans des sauces pour goûter… J’ai toujours aimé l’esprit d’équipe, les collaborations, même si elles comprennent de la compétition ou un combat, parfois. Ce moment-là, juste avant le service, ressemble à un vestiaire. On sait qu’on va vivre le service ensemble et c’est très intense humainement. Je sais que je suis le chef mais je me sens au même niveau qu’eux. Je suis avec eux. J’ai toujours eu du mal avec la hiérarchie en cuisine et ce qui m’émeut c’est de faire partie de l’équipe, pas forcément d’en être le chef.
Comment adaptez-vous votre cuisine aux différents lieux que vous investissez ?
À mon sens, la meilleure façon d’adapter une cuisine à un lieu c’est de la lier à son histoire personnelle, à son patrimoine tout en la projetant dans le futur. Il y a forcément une part de moi, de mon histoire, de là où je veux aller aussi que j’amène dans un lieu. Les gens pensent souvent que le côté historique est antinomique avec la projection dans le futur mais je ne pense pas. La cuisine consiste à regarder d’où l’on vient pour savoir où l’on va. Par exemple, au restaurant Monsieur Dior, on sait d’où l’on vient, c’est l’histoire de Monsieur Dior, ce restaurant a un nom et ce nom a un sens. C’est celle de Christian Dior, passionné de cuisine, presque autant que de couture, qui aimait tellement manger. Avec ce nom, on sait que nous allons vivre quelque chose que l’on ne peut vivre que dans ce lieu. C’est ce que je trouve beau dans ce restaurant. Certains plats sont liés à cette histoire et ce que je dis souvent avec Anthony Clémot, mon bras droit chez Monsieur Dior, c’est : « Ici, nous sommes dans une maison de haute couture, mais nous faisons une cuisine de cuisinier. » Si vous descendez d’un étage, au restaurant, vous trouverez une vingtaine de cuisiniers, de pâtissiers comme s’il s’agissait de petites mains confectionnant une robe haute couture en train de cuisiner dans cette maison historique et je ne peux pas vous raconter cette histoire dans un autre lieu.
Comment choisissez-vous vos collaborations ?
Le rêve… J’ai besoin que l’idée me fasse rêver. Si on prend les quatre restaurants où je suis actuellement, Monsieur Dior, le Plaza Athénée, le Venice Simplon-Orient-Express et le Cheval Blanc St-Barth ainsi que les projets qui arrivent, ce sont des histoires qui me font rêver pour différentes raisons. J’ai souvent dit non à des projets qui pouvaient avoir un gros impact sur ma carrière, en sachant que le métier de cuisinier implique des sacrifices. Je sais aussi que ce métier n’est pas tous les jours facile et j’ai besoin d’avoir cette force de persuasion vis-à-vis des équipes pour embarquer tout le monde dans un projet. Et s’il ne me fait pas rêver, je ne peux pas me mentir à moi-même.
De quoi rêvez-vous aujourd’hui ?
Avoir l’opportunité de concrétiser mes envies est déjà un rêve que je réalise chaque jour. Si j’avais écrit, à l’âge de 18 ans, sur une feuille, mes 100 rêves, et que je regardais ce que j’ai accompli aujourd’hui, je pense que 98 d’entre eux se sont réalisés. Mon papa me montrait Taxi Driver (1976) et Le Parrain (1972) alors si on m’avait dit qu’un jour, je cuisinerais sur les tournages de De Niro… Je me souviens aussi avoir acheté le premier album solo de Beyoncé, Dangerously in Love (2003), sans me douter qu’un jour j’allais la suivre sur ses tournées… J’ai toujours de nouveaux rêves. Je suis toujours aussi émerveillé. La chose que j’aimerais garder, c’est ma passion pour la cuisine qui m’a permis d’accomplir tout cela. Enfant, je n’avais aucun objectif, que des rêves et je crois que je suis resté un enfant.