Mory Sacko, l’étoile de la gastronomie française
Peu de talents de la haute gastronomie sont aussi novateurs, justes et excitants que celui de Mory Sacko. Dans son restaurant étoilé MoSuke, le jeune chef invente des équilibres entre techniques françaises et saveurs ouest-africaines ou japonaises. Alors qu’il dirige également, à 32 ans, deux adresses de street food et préside aux cuisines du Lafayette’s, du groupe Moma, son ascension ne fait assurément que commencer…
Par Olivier Joyard.
Portraits P.A Hüe de Fontenay.
Une cuisine fusionnant la gastronomie japonaise, maghrébine et éthiopienne
Believe the hype ! Mory Sacko est une star, un chef médiatique, un phénomène. Mais rien ne dit mieux à quel point il mérite tout cela qu’un passage chez MoSuke, son restaurant ouvert à Paris en 2020. Tout commence par des amuse-bouches, tradition française de toujours. Mais celui qui vient de fêter ses 32 ans les orchestre comme une montée en puissance vers des goûts d’une diversité inouïe.
L’umami d’un œuf parfait au bouillon dashi, qui illustre la recherche du “neutre” dans la gastronomie japonaise, laisse place à une purée d’aubergines aux influences maghrébines, à des carottes aux agrumes, avant un pain vapeur au curry japonais puis un tartare férocement piquant inspiré d’une recette d’Ethiopie. “On retrouve tout ce qu’on va manger dans le repas, mais en version plus appuyée et directe”, commente Mory Sacko, qui vient s’asseoir à notre table après un service magistral.
Le cuisinier revendique sans l’once d’une prétention une approche à la fois personnelle et réfléchie, presque intellectuelle. Dans son repaire du 14e arrondissement parisien, les clients reviennent pour des associations audacieuses mais jamais tape-à-l’œil, comme celle du chocolat et du wasabi. La critique et les guides l’ont vite remarqué.
“J’ai ouvert le restaurant en disant à l’équipe: on va chercher une étoile. Cela me tenait à cœur, pour légitimer la cuisine que je propose. On comprend que ce n’est pas une blague ou juste un gimmick. Il y a quelque chose qui fonctionne dans l’assiette et c’est sérieux. Ce sérieux, le Michelin pouvait nous le donner.”
Un chef étoilé découvert à la télévision
Avant d’obtenir une étoile au Michelin, même si sa cuisine en vaut aujourd’hui largement deux, le natif du Val-de-Marne s’est fait connaître avec Top Chef, le concours culinaire de M6. Diffusée au printemps 2020, en plein confinement, la onzième saison marque les esprits. Mory Sacko devient une personnalité publique.
France 3 lui confie les rênes de son émission Cuisine ouverte, qu’il anime depuis 2021. Même si cette escapade, en dehors des cuisines classiques, vers celles, plus rutilantes, des plateaux télé, fait partie de son ADN, ce qui compte vraiment se joue ailleurs.
Alors que Top Chef est en cours de diffusion – il terminera à la sixième place -, le jeune homme annonce l’ouverture de MoSuke, son premier lieu personnel. Le nom qu’il a choisi est une contraction de son prénom, Mory, et de Yasuke, cet ancien esclave africain devenu le premier samouraï étranger, au XVIe siècle.
Une façon pour Mory Sacko d’affirmer sa place : il est le premier chef noir étoilé en France, mais aussi un passionné de culture japonaise depuis son plus jeune âge. “À Top Chef, j’étais en construction, même si je savais déjà quelle direction prendre, explique-t-il. Ma cuisine, je ne l’avais testée nulle part, puisque j’étais sous-chef de Thierry Marx au Mandarin Oriental et je cuisinais ce qui lui plaisait. Tout s’est rassemblé en ouvrant MoSuke: j’ai lancé les premiers plats, pris mes premières décisions, accueilli les premiers clients.”
“J’ai grandi entouré de plein de nationalités et de cultures différentes. Je n’ai jamais eu à l’esprit qu’on ne pouvait pas mélanger.”
Mory Sacko
Tout a l’air simple, raconté par lui. Pourtant, l’exercice d’équilibriste mené par Mory Sacko n’a rien d’une évidence, résultat d’un parcours et d’une ambition hors norme de par la richesse de ses horizons. Né d’une mère sénégalo-malienne et d’un père malien, il grandit près de Paris dans une famille nombreuse et se passionne, via la télévision, pour l’univers des palaces.
“Le dimanche, je regardais des documentaires en immersion: ça parlait du concierge qui commande un hélicoptère pour apporter un bouquet de fleurs, on suivait la femme de chambre et on terminait dans les cuisines. La partie cuisine était celle qui me plaisait le plus. J’avais 13 ans, je trouvais ça génial. Quand il a fallu choisir une orientation, c’était celle-là.”
Deux ans plus tard, en fin de troisième, Mory Sacko s’inscrit en école hôtelière “sur un coup de tête, pour voir ce que c’était”. Son rapport à la cuisine se limite encore au spectre familial, la nourriture d’Afrique de l’Ouest que sa mère lui prépare.
Avec, malgré tout, quelques envies d’ailleurs. “J’ai grandi entouré de plein de nationalités et de cultures différentes. Je n’ai jamais eu à l’esprit qu’on ne pouvait pas mélanger. J’avais des voisins vietnamiens, thaïlandais, marocains, je mangeais chez tout le monde et tout le monde mangeait chez moi. Pour moi, la table n’a jamais été un endroit où l’on pouvait trier.”
Une carrière qui débute dans les plus grands palaces parisiens
À l’école hôtelière, Mory Sacko découvre un pan de la culture culinaire qu’il ignore, le classicisme made in France, hérité du chef Auguste Escoffier… “J’ai dû acquérir les bases de la cuisine française, comme le bourguignon… Même le fenouil, je n’en avais jamais mangé de ma vie. J’ai adoré cette période, parce que j’apprenais quelque chose tous les jours.” Alors qu’il n’a pas encore 20 ans, les palaces qu’il voyait depuis son salon lui ouvrent leurs portes. Dans les années 2010, à Paris, il enchaîne l’Hôtel du Collectionneur, le Royal Monceau, le Shangri-La et, enfin, le Mandarin Oriental.
“Dans ces établissements, j’ai vraiment mesuré ce qu’est la belle cuisine française, le travail des sauces, les découpes, les cuissons des poissons et des viandes. Après quelques années, je pouvais dire que je maîtrisais le répertoire. Ce bagage technique du cuisinier français classique est devenu ma caisse à outils. C’est, encore aujourd’hui, ma façon de faire: malgré les influences, je ne travaille pas comme un chef japonais ou d’Afrique de l’Ouest. Mes bases, je les utilise pour explorer d’autres cuisines du monde.”
Des plats traditionnels comme le mafé, revisités avec finesse
L’orientation de Mory Sacko n’a pourtant pas grand-chose à voir avec la “fusion”, ce mot fourre-tout des années 80-90 qui a souvent donné de piteux résultats en bouche, quand les influences asiatiques ou mondiales étaient simplement adaptées aux palais occidentaux. Chez lui, le goût du mélange fait office de boussole vers une ambition qu’incarne, par exemple, l’un de ses plats signatures : son interprétation personnelle du mafé.
De la recette traditionnelle de ce plat national malien – présent également dans une grande partie de l’Afrique subsaharienne – où une sauce aux arachides nappe un poulet ou un poisson cuit en ragoût, il conserve l’idée centrale mais pas forcément les détails. Le mafé signé Mory Sacko, plein de caractère, débarque sans riz et avec des tranches de bœuf d’Aubrac saignantes, pour un dressage graphique où la sauce ne prend pas le dessus.
“La sophistication d’un plat étoilé Michelin n’est pas la même que celle d’un plat familial du quotidien.”
Mory Sacko
“Dans ma formation de cuisinier, on ne fait pas surcuire la viande”, s’amuse le chef, avant d’admettre que ses proches ont pu se montrer déstabilisés. “La première réaction a été l’étonnement. Normalement, c’est un plat riche dont la sauce accompagne du riz. La première question, c’était : ‘Où est le riz?’ Sur le goût, ma mère a dit : ‘C’est bon, mais ce n’est pas un mafé!’ J’ai répondu que si mais, pour elle, c’est compliqué. La sophistication d’un plat étoilé Michelin n’est pas la même que celle d’un plat familial du quotidien. Le mafé, j’en mangeais enfant, entre deux et trois fois par semaine. Quand j’ai quitté le domicile de mes parents, j’en avais quasiment marre. [Rires.] Je me détache de la tradition familiale avec ce plat, tout en lui rendant hommage.”
Au fond, Mory Sacko respecte le mot d’ordre de Rimbaud d’Une saison en enfer : “Il faut absolument être moderne.” Cela veut dire faire évoluer toutes les recettes, le mafé ou la blanquette – “Si on la faisait comme Escoffier il y a plus d’un siècle, on l’aurait tous sur le ventre pendant six jours” -, mais aussi réduire le niveau de piment de certaines assiettes, pour une constante recherche de subtilité.
“Quand je travaille un plat déjà existant, je garde la même trame aromatique, mais j’essaie d’apporter de la finesse. Perception, technique, justesse sont les mots d’ordre pour moi. Aujourd’hui, la cuisine que je propose est celle d’un jeune Français qui possède le bagage technique de son pays, avec des origines en Afrique de l’Ouest, dont je suis hyper fier. Et puis, il y a le Japon.”
Un véritable amour pour le Japon et sa culture
Le Japon, influence majeure de l’homme et du cuisinier, passion d’enfance devenue une exploration d’adulte, se retrouve un peu partout dans les créations de Mory Sacko, comme cette étonnante variation sur le sushi à base d’omble chevalier – un poisson de lac – au beurre blanc de saké. S’il est allé au pays du Soleil-Levant pour la première fois au printemps 2023, lors d’une période de rénovation de MoSuke – au programme, rencontres avec des chefs spécialisés en yakitoris, sushis et tempura -, le chef a laissé couler cette influence dans ses veines depuis bien longtemps.
“J’ai toujours été fan de mangas. Quand j’ai choisi d’être cuisinier, j’ai commencé à me rapprocher de chefs japonais. C’est comme ça que je me suis retrouvé au Mandarin Oriental avec Thierry Marx, ou la brigade était composée à 70 % de Japonais. De cette manière, j’ai intégré une partie de la gastronomie de ce pays avant même d’y être allé.” Alors que les nombreux chefs japonais qui s’installent à Paris y arrivent souvent par goût pour la gastronomie locale, Mory Sacko les interrogeait sur leurs racines.
“Je les embêtais tous les jours, je demandais comment préparer un bouillon dashi, je découvrais les disparités énormes en termes de goût entre le nord et le sud du pays. En France, on se dit souvent que tout est pareil. Dans le sud du Japon, ils ont des influences contemporaines, très chinoises, ils mangent sucré, salé, avec beaucoup de viande, alors que dans le nord, c’est la cuisine japonaise qu’on s’imagine, avec des sushis, des poissons crus. Je me suis familiarisé avec l’utilisation des misos, le blanc, le rouge, le noir très concentré...”
Un chef qui valorise l’entraide et le bien-être de ses équipes
Si le chemin de Mory Sacko vers le succès ne fait sans doute que commencer – le chef est aux commandes du Lafayette’s, dans le 8e arrondissement, et il a ouvert un comptoir de street food et poulet frit, MoSugo, à deux pas de son restaurant étoilé du XIVe, ainsi qu’aux Galeries Lafayette Le Gourmet, dans le IXe -, ce n’est pas seulement parce que son sens des affaires et de la communication accompagne idéalement une cuisine à la fois singulière et accessible. Son histoire est aussi celle d’un don, un palais capable d’assembler, trier et imaginer, au-delà des règles.
Quand un plat naît chez MoSuke, rien n’est écrit, dans tous les sens du terme. “Ma référence, c’est mon palais, l’outil le plus fiable dont dispose un cuisinier. Au restaurant, nous utilisons très peu de fiches de recettes. Je veux que mes collaborateurs goûtent. Quand j’ai mémorisé un goût, je sais ce que je cherche, alors que si j’applique la même recette à chaque service, selon les propriétés de l’ingrédient du jour, elle changera de profil : un citron n’a pas toujours la même saveur. Parfois, je dois ‘twister’ une recette pour que le goût corresponde à celui que j’ai en tête. Je préfère travailler comme ça, sans béquilles.”
La démonstration est limpide. Elle laisse imaginer une façon de travailler portée vers la collaboration, éloignée des manières militaires dont souffre encore la gastronomie frenchie, avec ses brigades pour aller au service comme à la guerre, ses horaires impossibles. Jeune papa, Mory Sacko a d’ailleurs décidé de fermer son établissement étoilé le week-end, afin que lui et ses employés profitent d’une vie amicale, amoureuse ou familiale plus épanouie.
“En cuisine, les drogues, l’alcool et compagnie, ça ne passe plus… le premier que je vois sous influence, je le renvoie chez lui.”
Mory Sacko
Le sujet du bien-être vient dans la conversation quand on demande au chef s’il apprécie The Bear, l’une des séries américaines les plus respectées du moment, qui décrit le quotidien agité d’un restaurant de Chicago en quête d’étoiles.
“Ce qui est montré, ce n’est pas le restaurant sain, explique-t-il. Si tu voulais tourner un The Bear bis chez MoSuke, tu serais bien déçu. Ça, c’était l’image du métier il y a dix ans, mais les choses évoluent. Les drogues, l’alcool et compagnie, ça ne passe pas, même si cela existe encore. Le premier que je vois sous influence, je le renvoie chez lui. Je pense que les chefs actuels sont plus posés, pour eux l’agitation n’est pas forcément une vertu. Le calme et la concentration sont nos meilleurs atouts : le feu doit être à l’intérieur de ta tête.”
MoSuke, 11 rue Raymond Losserand, Paris 14e. MoSugo, Paris 14e Losserand, Paris 9e Opera et Paris 2e Sentier.