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Enquête : du tee-shirt noir au préservatif, les dessous délirants du merchandising

MUSIQUE

Imaginé dans les années 50, le concept de produits dérivés musicaux – devenu par extension le stand de merch’ dans les concerts et festivals – a permis aux artistes et aux labels de créer une nouvelle source de revenu. Mais ce nouveau business s'est avéré démentiel. Le samedi 23 mars, Jacques Monin, directeur des enquêtes et de l’investigation de Radio France a consacré un épisode de son émission Secrets d’info à cette enquête de Numéro : “Tee-shirts Taylor Swift ou préservatifs Miley Cyrus, les dessous délirants du merchandising”. Le podcast de l’émission est disponible sur le site officiel de la radio France Inter.

L'un des premiers tee-shirts à l'effigie d'Elvis Presley, en 1956.

1. Groupe de rock et dates de tournée : le retour en force du “tee-shirt de concert”
 

Le concert n’a pas encore commencé et un ado gringalet oblige encore toute sa rangée à se lever dans les gradins du Zénith de Paris. La première fois, il sortait pour s’offrir un snack à la buvette et revenait un peu plus plus tard, les doigts pleins de sauce et la mine défaite : “Je suis dégoûté ! Je voulais passer au merch’ mais c’est totalement blindé, il y a une file d’attente de malade, glissait-il alors à l’oreille de celle qui l’accompagnait. J’irai pendant le concert, il y aura moins de monde.” C’est donc au beau milieu d’un morceau que notre héros fait de nouveau râler sa rangée pour se rendre au stand des produits dérivés. À son retour, il arbore cette fois un grand sourire et dévoile l’objet de toutes ses convoitises : un hoodie à capuche rouge barré de la mention “Palace Mafia club”, la marque lancée par Luidji, son rappeur favori. Il apostrophe alors son amie, les mains en porte-voix, pour couvrir les hurlements du public en liesse qui se déchaîne dans la fosse : “Ils ne l’avaient plus en XL, mais j’ai trouvé du L, ça fait quand même l’effet oversize. Je l’ai eu pour 50 balles, ça va, c’est pas trop cher en vrai.”

 

Après un court moment d’hésitation, les sacro-saints magazines de mode ont enfin confirmé le retour en force du tee-shirt de merch’.  Les gourous du style Bella Hadid, Jennifer Lopez ou Hailey Bieber ont été aperçues arborant une pièce de la sorte, rentrée nonchalamment dans leur jean hors de prix. Revival des nineties. Un beau tee-shirt noir délavé avec un imprimé crasseux à l’effigie d’un groupe de punk-rock disparu… mais toujours cool. Et peu importe si l’on est incapable de citer trois morceaux de la discographie, du moment que les dates de tournée sont inscrites au dos du vêtement. On a vu le joli minois de Kate Bush sur les hoodies de la génération Z – qui affirme ne pas avoir découvert l’artiste grâce à la série Stranger Things. On a vu des stands se faire dévaliser en quelques minutes lors des concerts des Guns and Roses, de Harry Styles, de BTS ou d’Elton John qui avait, pour l’occasion, installé la réplique d’un tourbus des années 70 en guise de magasin. On a vu Balenciaga lancer une collaboration avec le sulfureux groupe allemand Rammstein, ou Saint Laurent proposer des tee-shirts à l’effigie de Kurt Cobain pour la modique somme de 3 500 euros. Bref, les produits dérivés de l’industrie musicale ont redoré leur blason, désormais on ne les associe plus à un Perfecto élimé de loubard ou une canette de blonde bon marché. Plutôt que de recueillir les témoignages de fans en furie à la sortie des concerts, Numéro, plus prudent, a interrogé artistes et labels pour tenter de comprendre comment cette petite stratégie de fidélisation était devenue une véritable machine à cash…

 

 

 

À la fin des années 70, alors que le groupe AC/DC fait ses comptes, il constate que les produits dérivés lui ont permis d’engranger davantage de cash que les disques et les billets de concerts…

Le promoteur Bill Graham, cofondateur de la société Winteler Production

2. Aux origines du merchandising, une véritable machine à cash

 

A priori, le tee-shirt n’a rien d’exceptionnel. Un haut blanc banal arborant la silhouette d’Elvis Presley qui s’égosille, une guitare à la main, entouré de petites notes de musique et des titres de ses chansons les plus célèbres. Mais nous sommes en 1955 et, bientôt, l’industrie va s’emparer de ce prototype imaginé par un fan anonyme du King. D’ailleurs, si l’on en croit les historiens, l’industrie musicale avait déjà ce concept en tête depuis un moment : profiter du succès d’un artiste pour produire une infinité d’articles à son effigie. Le capitalisme dans ce qu’il a de plus beau. Le producteur de cinéma Henry G. Saperstein a justement flairé le bon filon. À Hollywood, il a pris la tête de la société Television Personalities Inc., qui fabrique à la pelle des produits dérivés inspirés des stars du petit écran, du tee-shirt The Lone Ranger à l’horrible mug Lassie, chien fidèle. Et puisque ça fonctionne – même Disney s’intéresse à l’idée – pourquoi ne pas appliquer le principe au roi du rock’n’roll ? Avant cela, il va falloir négocier avec l’intraitable Tom “Colonel” Parker, imprésario d’Elvis, inséparable de son cigare et de son Borsalino. Deal ! Chemises, ceintures ou foulards… le sulfureux chanteur empochera 45 % des revenus liés à la vente de ces produits dérivés. Six mois plus tard, la star fait la une du Wall Street Journal : le concept a déjà rapporté 22 millions de dollars…

 

 

En 2022, le Guardian estimait les revenus générés par le merchandising à hauteur de 3,5 milliards de dollars à travers le monde…


 

La course au merchandising est lancée. Grossistes et détaillants s’approvisionnent en masse tandis que les entrepreneurs les plus opportunistes tentent, eux, de prendre le contrôle du marché. C’est le cas de Bill Graham – anciennement Wulf Grajonca – enfant juif né à Berlin, rescapé des camps de la mort, qui finira son adolescence à New York, dans le Bronx. En 1951, à l’âge de 20 ans, il est envoyé en Corée, dans l’enfer de la guerre, pour servir son pays d’adoption. C’est en vétéran décoré qu’il regagne la Grosse Pomme et découvre le monde merveilleux du spectacle. Graham développe alors un réseau solide et devient promoteur. Un soir, au début des années 70, son ami l’homme d’affaires Dell Furano lui fait part d’une idée géniale dont il a eu vent lors d’un dîner entre amis : vendre des produits dérivés directement dans les salles de concert. Pas de temps à perdre. En 1974, les deux hommes fondent la société Winteler Production et profitent de leurs relations étroites avec des groupes de rock en vogue (Led Zeppelin, The Who…) pour créer de nouvelles licences et inonder le marché. La firme devient rapidement la première manufacture de “tee-shirts de concert”. Mais, contre toute attente, le merchandising prend une autre tournure… À la fin de la même décennie, alors que le groupe AC/DC fait ses comptes, il constate que les produits dérivés lui ont permis d’engranger davantage de cash que les disques et les billets de concerts. Le merch’ change de statut : il n’est plus seulement un outil de communication ou un appât à fans, il est devenu indispensable dans la carrière des artistes.

Erykah Badu et ses bâtons d'encens qui répandent l'odeur de ses parties intimes dans l'air.

3. Hip-hop, Kpop et petites culottes, un business du merch’ toujours aussi juteux

 

Vingt-six ans après la sortie de Baduizm (1997), son tout premier album studio, la reine de la nu-soul Erykah Badu s’est lancée dans un étrange business. L’Américaine propose Badussy, des bâtons d’encens qui répandent dans l’air l’odeur de ses parties intimes. Vendus exclusivement sur son site Internet, Badu World Market, les produits se sont écoulés en intégralité en une vingtaine de minutes. Rupture de stock immédiate. Un engouement qui confirme la légende urbaine selon laquelle, pour reprendre les termes de la chanteuse, son vagin métamorphoserait littéralement les hommes… Quant à la composition de ces bâtons, vendus 50 dollars la boîte de vingt, il s’agirait, entre autres, d’huiles essentielles, de résine séchée au soleil et de cendres de ses petites culottes. Parce qu’il revêt toutes sortes de formes, le merchandising est devenu un marché aussi improbable que lucratif.

 

 

Aujourd’hui, tous les artistes demandent un merch’ bio par conviction personnelle ou simplement pour éviter le bad buzz. Mais le coût de production est plus élevé, cela réduit donc les marges et, parfois, l’ensemble est produit au Bangladesh…

 

 

En 2022, le Guardian estimait les revenus générés par le merchandising à hauteur de 3,5 milliards de dollars à travers le monde. Dans la foulée, le journal britannique interrogeait Jordan Gaster, responsable des catalogues de la compagnie Sandbag, spécialisée dans la vente de produit dérivés. Le constat est sans appel : “Aujourd’hui, à moins d’être une superstar de la pop, un artiste tire davantage de bénéfices des produits dérivés que de sa propre musique…” Rien de neuf sous le soleil donc. Écrasant précipitamment sa cigarette, un manager français corrobore ses propos quelques minutes avant le début d’un concert parisien : “C’est avec ça que nous faisons les plus belles marges. Après huit mois d’exploitation d’un album, nous vendons encore des hoodies. Et le mieux dans tout ça, c’est que nous pouvons gérer nous-mêmes les commandes en ligne, donc ça nous coûte zéro. Mis à part le prestataire de l’usine, il n’y a aucun intermédiaire.” Parallèlement au retour en force du vinyle, les objets fétiches sont, eux aussi, de nouveau à la mode. Une sorte de carte de membre propre à une communauté spécifique plus au moins active selon les genres musicaux. La plateforme de vente atVenue, véritable mastodonte de l’événementiel aux États-Unis, a récemment publié les résultats de ses recherches statistiques pour l’année 2022. Sur les 75 000 concerts enregistrés, près d’un spectateur sur cinq s’est offert un article de merch’. En pole position, les fans de K-pop (30 %), suivis de près par les amateurs de hip-hop (28 %), puis de pop (25 %). Suivent le rock (20 %), l’électro (17 %) et la country (15 %). De son côté, le média Slate rapporte une étude menée par le site de personnalisation de tee-shirts Rush Order Tees selon laquelle les flocages les plus répandus seraient à l’effigie de Green Day, Nirvana, Metallica, Red Hot Chili Peppers ou encore Bob Marley.

Le site de vente en ligne dédié aux produits dérivés du label Ed Banger Records.

4. Culte du bio et hoodies hors de prix : un service dédié au merchandising au sein des labels

 

Au moment de répondre à nos questions, Axelle Pauly, la responsable du service merchandising du label indépendant Because Music, peste contre elle-même. Impossible de trouver ses mots. Il faut dire qu’elle ne veut surtout pas commettre d’impair en divulguant des informations confidentielles. Par exemple, en révélant le nom de l’artiste qui écoule davantage de produits dérivés que ses petits camarades. Imperturbable, la jeune femme ne révélera pas le pot aux roses. En revanche, elle insistera sur deux points : les artistes les plus plébiscités ne sont pas toujours ceux qui vendent le plus de produits dérivés; malgré leur budget restreint, les jeunes restent les acheteurs privilégiés. Ce nouveau service commercial “business to consumer” a été créé il y a deux ans au sein du label, au lendemain de la pandémie de Covid. Après l’ouragan, il fallait absolument que Because Music puisse poursuivre ses ventes en ligne. Désormais, c’est Axelle Pauly qui élabore les différentes stratégies commerciales, adaptées à chaque artiste de son catalogue : Justice, Christine and the Queens, Selah Sue, Myd, Aime Simone, Breakbot

 

 

 

Aux États-Unis, de nouvelles chartes ont été créées pour endiguer la surenchère d’offres abusives proposées par les équipes des artistes. Beaucoup avaient profité de cette faille dans le système du merch’ pour gonfler le nombre de leurs ventes. 

 


 

Sur les stands de merch’, j’entends souvent : ‘Ouah ! C’est cher ! J’vais pas mettre 25 balles dans un tee-shirt de merde’, constate Axelle Pauly. Mais les pièces bon marché, c’est de l’histoire ancienne. Et puis l’argent ne finit pas directement dans la poche d’un artiste. Selon le contrat qu’il a signé, il partage les bénéfices avec le label. Si nous vendions ces produits moins chers, personne n’en sortirait gagnant.” En tête des ventes, on retrouve donc l’inaltérable tee-shirt noir (ou blanc), ainsi que la casquette personnalisée. Deux intemporels. Mais parfois, les équipes artistiques innovent. C’est le cas de Myd, qui a proposé des serviettes de plage en accord avec ses productions électroniques estivales; de Gaspar Augé [membre du duo Justice] qui opte pour une offre groupée contenant un fanzine, un tee-shirt, un vinyle et une cymbale dédicacée à la sortie de son projet solo; ou encore de la musicienne Pomme qui met en vente, en édition limitée, des vestes upcyclées, inspirées du bleu de travail. “Moi, je suis là pour valider les propositions des artistes, précise l’employée de Because Music. Généralement, c’est une course contre la montre car nous devons calculer les délais de conception, de fabrication et de mise en vente, pour sortir les pièces au moment opportun.” Elle évoque ensuite le parti pris des rappeurs les plus bankable : “Pour proposer un hoodie à 80 euros, il faut avoir une audience conséquente et que la qualité du produit suive. Dans le cas contraire, c’est totalement contre-productif. Aujourd’hui, tous les artistes demandent un merch’ bio par conviction personnelle ou simplement pour éviter le bad buzz. Mais le coût de production est plus élevé, cela réduit donc les marges et, parfois, l’ensemble est produit au Bangladesh…

Les préservatifs “She is Coming” de Miley Cyrus.

5. Aux États-Unis, de nouvelles chartes pour mettre fin aux offres abusives

 

Outre-Atlantique, c’est une autre affaire. Malgré les revenus colossaux générés par le streaming et les tournées des artistes internationaux, la plupart des offres de merchandising demeurent, somme toute, plutôt classiques. “Je suis souvent déçue par les propositions des superstars comme Beyoncé, reconnaît Axelle Pauly. Avec les moyens qu’elles ont, elles pourraient vraiment innover. Mais ça, c’est à cause des chartes et des bundles…” En marketing, le terme “bundle” désigne un assortiment de produits vendus ensemble. En d’autres termes, un lot. Mais le bundling évoque aussi, par extension, la vente de produits dérivés assortis d’un album gratuit. L’objectif ? Booster les ventes et le téléchargement légal en misant sur les goodies. Aux États-Unis, de nouvelles chartes ont justement été créées pour endiguer cette surenchère d’offres abusives proposées par les équipes des artistes. Beaucoup avaient profité de cette faille dans le système pour gonfler le nombre de leurs ventes. 

 

C’est le cas de l’extravagant DJ Khaled qui, en 2019, alors qu’il livrait un duel acharné face à Tyler, The Creator pour s’emparer de la première place des charts, avait finalement été disqualifié par Billboard, qui publie chaque semaine un classement des titres et albums les plus populaires aux USA. Le site de merchandising de DJ Khaled proposait à la vente des packs de boissons énergisantes de la marque Awake alors que son adversaire ne vendait, lui, que son album ou des goodies traditionnels. Concurrence déloyale. En 2020, Billboard sonne donc la fin de la récréation et met officiellement à jour les règles du jeu : “Les packs seront uniquement limités à deux options par sortie d’album. Par exemple : un sweat-shirt et un album, ou un tee-shirt et un vinyle. Chaque article devra également être proposé séparément à la vente dans la même boutique en ligne. Tous ces packs dédiés aux fans devront contenir une version physique de l’album et uniquement des produits dérivés. Ni billets de concert, ni opportunité de rencontre, ni objet virtuel. Quant aux téléchargements numériques, ils ne seront pas comptabilisés et chaque offre devra être préalablement approuvée par le groupe Billboard.

 

 

Le rappeur Tyler, the Creator est l’un des artistes internationaux qui écoulent le plus de produits dérivés selon une récente étude menée par la société Pens.

6. Un classement des ventes de merch’ de l’année 2023.

 

Aujourd’hui, les produits dérivés des sites de merchandising sont toujours plus attractifs et les artistes insistent pour maintenir des tarifs accessibles pour le plus grand plaisir de leur fan-club. Lorsque l’Américaine Miley Cyrus imagine des préservatifs estampillés “She is coming”, le Français Pedro Winter fait profiter les artistes de son label Ed Banger de son solide réseau et envisage de nouveaux concepts de merch’ originaux. Car c’est aussi cela, la seconde étape du merchandising : la collaboration avec une marque établie, voire la création d’un nouveau label de mode. Orelsan a lancé Avnier en 2014 – qui ne figure pas sur son site de merchandising – et le label de rap français Don Dada Records, fondé par le rappeur Alpha Wann, Hologram Lo’ et Marguerite du Bled, est parvenu, outre sa musique prônant le retour de l’esthétique boom bap, à s’imposer dans les esprits, capitalisant sur le merchandising. La marque Don Dada Athletics est l’une des plus prisées dans le milieu du rap français.

 

Une récente étude menée par la société californienne Pens(.com) révèle le nom de l’artiste musical qui a écoulé le plus de produits dérivés au courant de l’année 2023. Sans surprise, il s’agit de la chanteuse Taylor Swift, sacrée personnalité de l’année par le magazine Time. La société a utilisé 1 218 mots-clés dans la plateforme de création de Google Keyword Planner pour établir un classement du nombre d’occurrences. C’est donc la chanteuse américaine qui prend la première place avec 596 195 mentions en ligne en 2023 suivie par le Britannique Harry Styles – toutefois loin derrière – avec 161 537 mentions. La chantesue Lana Del Rey rejoint quant à elle la troisième marche du podium avec 157 337 mentions. Suivent le groupe Metallica, le rappeur Tyler, the Creator, The Weeknd, Travis Scott, Drake, le chanteur de country Morgan Wallen puis enfin la chanteuse de R'n'B SZA.

 

Le juteux business des produits dérivés de l’industrie musicale. Un podcast de France Inter (Secrets d’info) sur l’enquête de Numéro.