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11

Comment Man Ray inspire encore les plus grands créateurs de mode

Art

Artiste surréaliste mais également photographe pour de prestigieux magazines, Man Ray (1890-1976) – alias Emmanuel Radnitzky – a grandement compté dans la mode. Aujourd'hui encore, l'influence de son œuvre avant-gardiste s'étend à de nombreux créateurs contemporains, comme le souligne l'exposition “Man Ray and Fashion” présentée au MoMu jusqu'au 13 août. De Dries Van Noten à Martin Margiela, focus sur trois d'entre eux.

À gauche : Olivier Theyskens, Spring-Summer 1999 © MoMu, photo: Julien Claessens & Thomas Deschamps. À droite : Man Ray, La Chevelure, 1927, private collection, Courtesy Fondazione Marconi, Milan © Man Ray 2015 Trust / Sabam Belgium 2023.

Le corps humain en trompe-l’œil, d’Elsa Schiaparelli à Olivier Theyskens

 

 

Jeux de mots et cadavres exquis, assemblages d’objets incongrus ou encore représentations picturales de scènes grotesques… l’humour est un trait majeur des artistes dadaïstes et surréalistes, habitués à détourner la fonction des vêtements, objets et parties du corps pour provoquer des rencontres insolites voire absurdes. C’est également ce que fait Man Ray lorsqu’il isole dans ses photographies une longue chevelure blonde, une paire d’yeux, de mains ou encore des lèvres rouges : tout comme dans les peintures de René Magritte ou Salvador Dalí, ceux-ci deviennent des objets flottants et énigmatiques, voire des personnages à part entière dont l’échelle, disproportionnée par les gros plans et le travail de lumière, déroute un spectateur jadis habitué aux cadrages des portraits traditionnels. Mais cet art du détournement culmine sans doute dans Le Violon d’Ingres (1924), son plus fameux trompe-l’œil à ce jour : sur la chute de reins de sa muse et compagne Kiki de Montparnasse,  photographiée dos nu et tourné au spectateur, deux ouïes de violon peintes la transforment en violoncelle humain. 

 

Contemporaine de Man Ray, la grande créatrice italienne Elsa Schiaparelli fait elle aussi du trompe-l’œil un aspect majeur de sa mode surréaliste. Dès sa première collection en 1927, on découvre ainsi une série de pulls en laine dont les détails dessinés dans la maille – cols, boutons, foulards, rubans… – imitent ceux des vareuses. La couturière détournera elle aussi régulièrement le corps et le vêtement, notamment en transformant un escarpin en couvre-chef, en invitant une paire de gants sur un soutien gorge ou des ongles peints sur une paire de gants. Jusqu’à ce qu’une longue chevelure dorée, dessinée par son ami Jean Cocteau puis brodée, ne vienne recouvrir entièrement la manche d’une veste créée en 1937. La réponse des créateurs des générations suivantes ne se fera pas attendre : en 1999, le créateur Olivier Theyskens, alors seulement âgé de 21 ans, présente dans sa toute première collection une veste de tailleur où les boucles blondes s’invitent cette fois-ci au dos, ainsi qu’une jupe en satin crème où serpentent de longues broderies noires qui prolongent les cheveux du mannequin – un rappel des créations de Schiaparelli autant que de plusieurs photos de Man Ray, où les cheveux lumineux de jeunes blondes semblent dessiner un paysage ondoyant en noir et blanc. D’autres créateurs travailleront également plus tard le trompe-l’œil en croisant le corps et la parure, à l’instar de Daniel Roseberry, actuel directeur artistique de Schiaparelli, et Jonathan Anderson chez Loewe. On pense notamment à sa combinaison étincelante ornée de deux gants noirs, récemment portée par la chanteuse Beyoncé lors de sa tournée internationale.

À gauche : Maison Martin Margiela, Spring-Summer 1990 © MoMu, photo: Stany Dederen. À droite : Man Ray, Madame Toulgouat, c. 1930 Librairie Diktats © Man Ray 2015 Trust / Sabam Belgium 2023. 
 

Le corps féminin comme sculpture, vu par Martin Margiela

 

 

En 1936, Man Ray réalise Vénus restaurée, sans doute l'une des photographies les plus énigmatiques de sa carrière : un buste de femme sans tête à l’effigie de la Vénus de Médici enserré par des cordes. L’image de ce corps érotisé, savamment éclairé afin d'en souligner les courbes, révèle la fascination fétichiste de son auteur pour les lignes et volumes du corps féminin, qu’il retrouve particulièrement dans la sculpture antique. Ses nombreux portraits de mannequins et personnalités drapées dans des robes de haute couture réalisés pour le Vogue puis le Harper’s Bazar s'en font l’exemple : sur l’une, la mondaine Madame Toulgouat arbore une robe blanche Elsa Schiaparelli qui épouse sa silhouette telle une toge “seconde peau”, sur d’autres, les modèles posent entre de hautes colonnes qui plantent un décor presque cinématographique, aux confins des époques... À travers l’œil avisé de l’artiste, la femme élégamment habillée devient ainsi, à la manière d'une statue grecque, une icône intemporelle.

 

Créateur avant-gardiste d’une mode conceptuelle mais également plasticien discret, Martin Margiela s’est justement souvent tourné vers Man Ray et sa manière d’aborder le corps. À l’automne 1989, alors qu’il présente sa troisième collection dans une aire de jeu de l’est parisien, le jeune Belge y dévoile une robe longue grise qui paraît avoir été moulée directement sur le corps de la mannequin. De plus près, on découvre que cette robe est en réalité composée d'un débardeur ultra oversize aux proportions augmentées à 200%. Afin d’y draper le corps, le créateur a recouvert le tissu gris d’un haut transparent ultra moulant, presque invisible, serrant le débardeur contre la silhouette. En résulte un ensemble définitivement sculptural qui, à l’image des mises en scène de Man Ray, joue avec la perception du vêtement selon si on le découvre à l’image, sur cintre ou sur mannequin. Cette création composite évoque également les grands principes photographiques de l'artiste surréaliste : les liserais blancs qui bordent la robe pourraient bien être un clin d’œil aux contours blancs de ses corps en négatif, illuminés par le procédé de solarisation que Man Ray a mis au point, tandis que le mariage du haut et du débardeur évoque sa superposition fréquente de différentes prises de vue lors du tirage afin de décupler des corps, rendus translucides et presque spectraux.

À gauche : Man Ray, Nancy Cunard, 1926 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. Rmn-Grand Palais / Man Ray 2015 Trust / Sabam Belgium 2023. À droite : Dries Van Noten, Autumn-Winter 2008-09 © MoMu, photo: Stany Dederen.

Les élégantes parisiennes, muses d’une époque, avec Dries Van Noten

 

 

Dora Maar, Sarah Bernhardt, Loïe Fuller ou encore Camille Claudel… À l’orée du 20e siècle, nombre d’artistes et femmes illustres sont devenues de véritables muses pour les artistes masculins français et notamment les surréalistes, chez qui la figure féminine – souvent idéalisée et érotisée – a représenté l’un des principaux sujets. Entre son travail “commercial” de photographe de mode et sa pratique plus “artistique”, comme il aimait à les distinguer lui-même, Man Ray immortalise dès les années 20 des dizaines de femmes de son époque, dont certaines l’inspirent grandement. On pense bien sûr à ses compagnes Lee Miller, Kiki de Montparnasse ou encore Adrienne Fidelin, mais aussi aux créatrices de mode Coco Chanel, Elsa Schiaparelli et Honorine Deschrijver – dite “Norine” –, ou encore des figures influentes de la haute société parisienne, de Gertrude Stein à Marie-Laure de Noailles, en passant par la comtesse de Beaumont. Dans les grands magazines de mode qui ne cessent de se développer, où les mannequins sont encore peu présentes, ce sont précisément ces élégantes Parisiennes qui inspirent les lectrices. Ainsi, au fil des pages du Vogue, leurs portraits signés par de Man Ray s’accompagnent d’informations sur les modèles, leur statut social et leur ville de résidence, façonnant de véritables icônes du style et exemples à suivre.

 

Parmi ces figures, on retrouve Nancy Cunard, écrivaine britannique proche des surréalistes, également militante engagée dans le combat pour les droits civiques. Ses différents portraits signés par Man Ray témoignent de sa personnalité et de son style excentrique caractéristiques : des dizaines de larges et épais bracelets accumulés sur les bras, un large collier bariolé autour du cou, souvent portés sur une robe chamarrées aux motifs contrastés... Une élégance flamboyante et bohème que l’on retrouve dans la collection automne-hiver 2008-2009 de Dries Van Note, où le créateur, virtuose de l’assemblage d’imprimés et broderies, de couleurs et de matières propose des ensembles dont les ornements rappellent ceux de Cunard ainsi que le style de l’icône de mode Iris Apfel. Le Flamand, membre du groupe “Les six d’Anvers” — six designers qui ont contribué au renouveau de la mode belge à l’orée des années 90 –, s’intéressera également plus tard à la figure de la marquise et mécène Luisa Casati, sujet d’un célèbre portrait de Man Ray. La vie décadente et le style androgyne de l’Italienne forment en effet le fil rouge de la collection Dries Van Noten utomne-hiver 2016-2017, où de nombreux looks “à la garçonne” réinterprètent la mode des années 20 avec brio.

 

 

“Man Ray and Fashion”, jusqu'au 13 août 2023 au MoMu, Anvers.