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Numéro
31 Jadé Fadojutimi, exhibition, Tokyo, Taka Ishii Gallery. 

Qui est Jadé Fadojutimi, la jeune peintre déjà représentée par la mega galerie Gagosian ?

Art

Née à Londres dans les années 90, Jadé Fadojutimi est déjà une jeune sensation de la peinture abstraite. Dans ses toiles affleurent des éléments figuratifs, comme des bribes de souvenirs. Nouvellement représentée par la méga galerie Gagosian, elle dévoilait sa première exposition en Asie, à Tokyo, à la Taka Ishii Gallery. 

Yesterday’s Visual Snow (2022). Acrylique, huile, barre d’huile et pastel à l’huile sur toile, 140 x 110 cm. Courtesy: Kenji Takahashi. © Jadé Fadojutimi. Yesterday’s Visual Snow (2022). Acrylique, huile, barre d’huile et pastel à l’huile sur toile, 140 x 110 cm. Courtesy: Kenji Takahashi. © Jadé Fadojutimi.
Yesterday’s Visual Snow (2022). Acrylique, huile, barre d’huile et pastel à l’huile sur toile, 140 x 110 cm. Courtesy: Kenji Takahashi. © Jadé Fadojutimi.

Ce qui frappe instantanément dans les toiles de Jadé Fadojutimi, c’est d’abord la formidable énergie qui semble s’en dégager. Sa dernière exposition à Tokyo (la première à lui être consacrée en Asie) ne proposait “que” quatre grands formats. Pourtant, ils semblaient occuper l’intégralité de l’espace, tant par leurs couleurs, à la fois stridentes et pastel, que par ces mouvements picturaux générant une oscillation entre abstraction et figuration dont ils portent la trace. Née à Londres au début des années 90, l’artiste est un pur produit de l’éducation artistique à l’anglaise : Slade School of Fine Art et Royal College of Art. Sa peinture se développe au gré des émotions qu’elle ressent au moment où elle peint. Une pratique performative et thérapeutique qui engage tous ses sens, mais aussi sa biographie : celle d’une jeune femme artiste aux origines nigérianes, installée à Londres, en 2023. D’ailleurs l’exposition précitée portait justement le titre : Memory in Translation. Si Joan Mitchell figure parmi ses références, la mode et la musique sont tout aussi importantes, de même que les mangas, qui l’ont souvent amenée à se rendre au Japon. C’est là-bas, dans son exposition, que nous l’avons rencontrée pour qu’elle nous parle de son travail. Nous la retrouverons bientôt en France, à Arles, où elle effectue une résidence à la Fondation Luma.

 

Numéro : Pouvez-vous nous parler de vos récentes toiles présentées à la Taka Ishii Gallery de Tokyo ?

Jadé Fadojutimi : Je serais tentée de les qualifier de paysages purement abstraits, mais je dirais qu’il y a aussi dans ces toiles un dialogue avec la figuration. J’aime à penser que chacune d’entre elles se place, individuellement, quelque part sur le continuum entre abstraction et figuration. Je voudrais que, pour moi comme pour celles et ceux qui les regardent, elles restent suffisamment ouvertes pour que s’installe – visuellement – un dialogue personnel avec elles... Et c’est là que les titres que je leur donne entrent eux aussi en ligne de compte. Ma pratique artistique a toujours intégré non seulement mon intérêt pour certaines sous-cultures japonaises, mais aussi pour le contexte spatial dans lequel je me trouve, et également les articles ou les objets que je choisis de conserver dans mon espace familier, sans oublier les photos que je prends au quotidien. Parce que, de mon point de vue en tout cas, les choix que nous faisons, les petites décisions que nous prenons, doivent être examinés et questionnés. J’aime réunir à la surface de la toile ce qui, je crois, constitue le reflet d’un moment de ma propre existence. En particulier aujourd’hui, où il est beaucoup question de ce que signifie  “être soi” dans une société qui cultive la diversité – du moins à Londres. À travers ma peinture, il s’agit donc d’identifier l’importance de ce qui vous attire et de ce qui vous plaît, que ce soit la couleur, les motifs d’un vêtement que vous portez tout le temps, ou, dans mon cas personnel, une bande-son – parce que c’est essentiel pour moi –, en tout cas quelque chose qui a initié en vous ce dialogue intime. Je ne sais pas, moi... un questionnement profond sur l’existence, sur la beauté ou simplement sur la forme du canapé qui se trouve dans mon atelier, ou un échange avec mes plantes. Il est parfois compliqué de ne pas être invisible à soi-même. D’une certaine façon, ma nouvelle exposition est aussi un commentaire de la mémoire.

 

Quels sont les autres éléments qui influencent votre peinture ?

J’écris et je dessine beaucoup. Je revisite aussi certaines expériences de mon passé, c’est pour ça qu’il est important pour moi d’écouter des bandes-son que j’ai aimées dans mon enfance. Ce qui me plaît énormément dans la musique, c’est ce pouvoir qu’elle a de vous transporter dans un souvenir. Elle vous permet en plus de revisiter des émotions que vous avez éprouvées à  ce moment-là. Dans mon atelier, j’ai des grosses enceintes de boîte de nuit, et je passe souvent des bandes-son de mon passé, des génériques d’anime [dessin animé japonais s’inspirant des mangas] japonais, de jeux vidéo, ou encore de fictions. Des compositions de Kevin Penkin par exemple. J’aime aussi énormément Hans Zimmer. Ces musiciens me permettent de m’immerger totalement dans un processus de pensée...

 

Dans quel environnement avez-vous grandi ?

J’ai grandi dans la banlieue de Londres. Je suis d’ascendance nigériane, mais je suis née à Londres. Le dialogue avec ma pratique artistique et mon identité s’est noué lorsque j’ai pris conscience que, lorsque j’étais en famille, ma culture était celle d’une jeune Nigériane, mais qu’une fois le seuil de la maison franchi, j’étais une jeune Britannique. J’avais l’impression de flotter dans des limbes un peu étranges. J’ai toujours trouvé ça assez fascinant, et en même temps, je me suis sentie un peu perdue face à cette situation. Je m’interrogeais beaucoup sur la façon de me définir. Je remettais les choses en question, je me demandais si ceci ou cela était bien ou non, si cela se faisait ou pas. Ayant grandi à Londres, je me suis aperçue qu’en définitive je passais beaucoup plus de temps à l’intérieur qu’à l’extérieur. C’est aussi pour ça que je me suis intéressée aux anime. J’étais attirée par ces histoires car elles me faisaient découvrir une autre façon de communiquer les émotions humaines, que je ne retrouvais pas nécessairement dans le cinéma occidental. Les anime m’ont également permis d’ouvrir la perspective que j’avais de moi-même.

 

Vous sentez-vous proche d’un groupe d’artistes en particulier ?

Je suis une artiste solitaire. Je vais presque tous les jours à mon atelier, j’aime bien m’enfermer dans mon monde à moi. Ce lieu contient aussi toute une collection de choses qui me viennent de mon passé comme de mon présent. Lorsque je me retrouve dans cet espace, je laisse le reste du monde à l’extérieur. Quand je peins, je vis les choses avec énormément d’intensité et, dans ces moments-là, je ne peux être avec personne d’autre que moi-même. Puis il arrive un moment où j’ai besoin de fuir mon atelier.

 

Le lieu et l’architecture de l’endroit où vous exposez vous intéressent-ils ?

Oui, cela a de l’importance, notamment le sujet des fenêtres. Dans certaines de mes toiles, j’utilise un pigment de la marque Williamsburg. C’est une peinture dite “à interférences”, dont la couleur peut changer selon l’endroit où l’on se tient, en particulier à la lumière du jour. Ces interférences concernent quatre couleurs de peinture : le violet, le rouge, le bleu et le vert.

 

Vos dessins ont-ils pour rôle de préparer vos toiles ou sont-ils indépendants ?

La plupart sont indépendants. Je dirais que, de la même façon que les gens tiennent un journal intime, moi je dessine un journal intime avec les explosions d’énergie, de réflexions ou de couleurs qui me viennent à l’esprit. Dans mon atelier, j’ai tendance à recouvrir les murs de dessins. Plutôt que de me servir directement d’un dessin pour peindre une toile de bout en bout, je vais peut-être plutôt en extraire certains éléments, et laisser tout cela distiller dans une multitude d’œuvres.

 

Y a-t-il des choses dont vous aimeriez faire prendre conscience à travers votre pratique artistique ?

Ce que j’aime dans la peinture, c’est qu’elle produit des occasions de discussions avec nous-mêmes. Devant une œuvre qui vous attire, il arrive toujours un moment où, alors que vous cherchez à vous en éloigner, vous n’y parvenez pas. Je suis très intriguée par la nature du pont qui se crée entre une œuvre que l’on aime et soi. J’ai toujours eu envie de comprendre à quoi tient cet amour-là. Qu’est-ce qui me plaît là-dedans ? Et qu’est-ce que je n’aime pas ? Qu’est-ce que ça me rappelle ? Je crois que toutes ces questions sont légitimes. Ce que j’apprécie dans ma pratique de la peinture – comme dans les titres que je donne à mes toiles –, c’est de pouvoir en faire des espaces où les gens vont peut-être, eux aussi, se reconnaître. Se dire : “Voilà, ça, c’est ce que je vois, et cela ne pose pas de problème, mais pourquoi est-ce que je le vois comme ça ? Quelle signification cela a-t-il pour moi ?

 

Jadé Fadojutimi est représentée par les galeries Gisela Capitain, www.galeriecapitain.de, Gagosian, www.gagosian.com et Taka Ishii, www.takaishiigallery.com