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23 200 chefs-d'œuvre de la collection Morozov s'invitent à la fondation Louis Vuitton

200 chefs-d'œuvre de la collection Morozov s'invitent à la fondation Louis Vuitton

Art

Au début du XXe siècle, en Russie, les frères Mikhaïl et Ivan Morozov s’imposent comme d’immenses passionnés d’art moderne à l’époque où la modernité s’invente à Paris. Jusqu'au 22 février 2022, la Fondation Louis Vuitton réussit le tour de force de réunir 200 chefs-d’œuvre de leur exceptionnelle collection jusqu’alors disséminés dans des musées russes, parmi lesquels on trouve des toiles de Matisse, Cézanne, Picasso, Gauguin ou encore Bonnard.

Paul Cézanne, “Baigneurs”, Aix-en-Provence (1892-1894). Huile sur toile, 26 x 40 cm. Collection Ivan Morozov, 5 octobre 1909. Musée d’État des beaux-arts Pouchkine, Moscou/ADAGP, Paris 2021 Paul Cézanne, “Baigneurs”, Aix-en-Provence (1892-1894). Huile sur toile, 26 x 40 cm. Collection Ivan Morozov, 5 octobre 1909. Musée d’État des beaux-arts Pouchkine, Moscou/ADAGP, Paris 2021
Paul Cézanne, “Baigneurs”, Aix-en-Provence (1892-1894). Huile sur toile, 26 x 40 cm. Collection Ivan Morozov, 5 octobre 1909. Musée d’État des beaux-arts Pouchkine, Moscou/ADAGP, Paris 2021

Leurs noms avaient sombré dans les limbes de l’histoire. Qui, hormis les spécialistes, connaissait il y a encore quelques années les noms de Sergueï Chtchoukine ou Mikhaïl et Ivan Morozov ? Aujourd’hui pourtant, ils déplacent les foules. En 2016 et 2017, à Paris, l’exposition consacrée à la collection Chtchoukine attirait pas moins de 1,3 million de visiteurs. Le casting était alléchant : Monet, Matisse, Picasso, Gauguin, Cézanne, le Douanier Rousseau... la Fondation Louis Vuitton dévoilait ainsi l’une des plus importantes collections d’art moderne... français, puisqu’au début du siècle, c’est à Paris que la modernité s’invente. Et comme désormais il n’y a pas qu’au cinéma que les blockbusters ont droit à une suite, c’est aujourd’hui au tour de la collection des frères Morozov d’investir le bâtiment signé Frank Gehry pour un second volet consacré aux icônes de l’art moderne. Toutefois, si l’on y retrouve des têtes d’affiche comme Picasso – très collectionné par Chtchoukine – et Matisse, elles y tiennent un tout autre rôle. En effet, si Chtchoukine jetait son dévolu sur les œuvres les plus radicales, chez Ivan Morozov, plus mesuré, dominait l’idée de construire un ensemble. Dès lors, d’autres grands noms prennent une place plus importante dans sa collection : Sisley, Bonnard et un art russe délaissé par Chtchoukine.

 

L’exposition rassemble 200 chefs-d’œuvre. On retiendra évidemment le coup de force de la Fondation consistant à rassembler, pour la deuxième fois, des pièces dispersées depuis des décennies entre différents grands musées russes et jamais sorties de Russie jusqu’alors. Ce coup d’éclat géopolitique (Vladimir Poutine lui-même a dû donner son accord) et artistique ne doit cependant pas éclipser un autre enjeu majeur de ce diptyque d’expositions. La Fondation Louis Vuitton, création du collectionneur Bernard Arnault, travaille depuis son origine à la réhabilitation de la figure du collectionneur dans l’histoire de l’art. En Russie, en ce début de XXe siècle, ils sont trois à avoir l’œil aiguisé et de confortables moyens (ils sont tous issus de grandes familles industrielles du textile) qui leur permettent de se rendre à Paris, de rencontrer des artistes légendaires, de soutenir ceux qui ne le sont pas encore mais le deviendront plus tard, et de leur passer des commandes qui font aujourd’hui le bonheur des musées. L’art de collectionner célébré par la Fondation Louis Vuitton est un art de la chair, une addiction qui n’est faite que de rencontres et de discussions parfois animées entre artistes, marchands et collectionneurs. C’est un roman russe, dont l’intrigue se joue entre Paris et Moscou. Une histoire de caractère aussi. Sergueï Chtchoukine n’hésite pas, on l’a dit. Quand il s’agit de Cézanne, il veut tout voir. Il effectue lui-même son choix. Ivan Morozov, lui, est prudent, c’est sa nature. “Je veux voir un excellent Cézanne”, dira-t-il au marchand Ambroise Vollard. L’anecdote est de Matisse. Ivan Morozov se donne le temps de la réflexion lorsqu’il s’agit des grands peintres. Il est heureusement plus courageux avec les “jeunes artistes”. Mais ne spoilons pas l’intrigue qui se déploie au sein de l’exposition et de son impressionnant catalogue imaginés par la commissaire Anne Baldassari...

Paul Gauguin, “Eu haere ia oe” (Où vas-tu?), Tahiti (1893). Coll. Ivan Morozov, 29 avril 1908. Musée d'État de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg.

Paul Gauguin, “Eu haere ia oe” (Où vas-tu?), Tahiti (1893). Coll. Ivan Morozov, 29 avril 1908. Musée d'État de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg.

Vincent Van Gogh, “La Ronde des prisonniers”, Saint-Rémy (1890). Coll. Ivan Morozov, 23 octobre 1909. Musée d'État des beaux-arts Pouchkine, Moscou

Vincent Van Gogh, “La Ronde des prisonniers”, Saint-Rémy (1890). Coll. Ivan Morozov, 23 octobre 1909. Musée d'État des beaux-arts Pouchkine, Moscou

La collection de Mikhaïl et Ivan Morozov trouve son origine près d’un siècle plus tôt. Le fondateur de la dynastie est encore un serf du comte Nikolaï Rioumine. Savva Morozov est à la fois gardien de bétail, cocher et domestique. Vers 1820, il réussit à payer l’affranchissement de toute sa famille. Dix-sept mille roubles sont réunies, la somme est considérable. Une première fabrique est construite, puis un réseau de manufactures. Le succès est au rendez-vous. À la fin du XIXe siècle, la famille est “l’une des dynasties marchandes et industrielles les plus puissantes de Russie”, souligne le spécialiste Albert Kostenevich, conservateur au musée de l’Ermitage. Dès leur enfance, les frères Morozov évoluent donc dans un environnement d’extrêmes privilèges, fréquentant les artistes russes les plus influents gravitant autour du salon progressiste de leur mère Varvara. Tolstoï en est un habitué. Ils bénéficient également d’une véritable éducation artistique. Cela suffit-il à expliquer leur engouement pour l’art et leur passion de la collection ?

 

Et si cet art de collectionner trouvait plutôt sa source dans une volonté de rachat ? Un rachat envisagé sous un angle double. Collectionner est en effet un acte social, une manière, pour cette famille d’anciens serfs, de faire oublier son origine modeste, et de briller au milieu de la bourgeoisie moscovite. Anne Baldassari esquisse une hypothèse plus psychologique encore : “Les Morozov sont touchés par une malédiction : la syphilis, comme toute la grande bourgeoisie de l’époque, qui faisait son éducation sexuelle dans les maisons closes. Le père d’Ivan et de Mikhaïl meurt très jeune de cette maladie. Cette affection mal connue à l’époque décime d’autres membres de la famille. La légende d’une malédiction qui viendrait punir une lignée qui aurait touché au veau d’or, et dont le rachat passerait par l’art, semble y prendre sa source. Tout comme la volonté de créer un nouveau monde, philanthropique, qui défendrait des valeurs n’appartenant qu’à eux, celles qu’ils sont allés chercher chez les artistes parisiens qui faisaient tomber tous les tabous : la tabula rasa des modernes.

Henri Matisse, “Nature morte à La Danse“ (1909). Huile sur toile, 89,5 x 117,5 cm. Collection Ivan Morozov, tableau commandé le 12 mai 1909. Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg/Succession Ivan Morozov/Succession H. Matisse/ADAGP, Paris 2021 Henri Matisse, “Nature morte à La Danse“ (1909). Huile sur toile, 89,5 x 117,5 cm. Collection Ivan Morozov, tableau commandé le 12 mai 1909. Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg/Succession Ivan Morozov/Succession H. Matisse/ADAGP, Paris 2021
Henri Matisse, “Nature morte à La Danse“ (1909). Huile sur toile, 89,5 x 117,5 cm. Collection Ivan Morozov, tableau commandé le 12 mai 1909. Musée d’État de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg/Succession Ivan Morozov/Succession H. Matisse/ADAGP, Paris 2021

À la fin du XIXe siècle, Ivan Morozov s’intéresse déjà à l’art russe de son temps. Mais c’est Mikhaïl qui commence à collectionner auprès des grands marchands parisiens. À Moscou, des fêtes grandioses célèbrent l’arrivée de chaque nouvelle toile : Manet, Corot, Monet, Degas, mais aussi les très décriés Van Gogh et Gauguin. À la mort précoce de Mikhaïl, en 1903, sa collection compte 39 œuvres françaises et 44 russes. Il aura servi de mentor à son frère, qui prend la relève. Un petit père tranquille poursuit l’œuvre du dandy haut en couleur. La collection n’en prend pas moins une ampleur exceptionnelle. Alfred Sisley est le peintre préféré d’Ivan, qui se tourne également vers Monet, Degas, Renoir. En 1907 arrivent au sein de sa collection les premières toiles de Gauguin, de Cézanne et aussi de Matisse qui, plus tard, réalisera pour lui le fabuleux “triptyque marocain” : une variation sublime autour du bleu. Cette même année, Maurice Denis est, quant à lui, chargé de décorer le salon de musique de l’hôtel particulier de Morozov, avec un cycle de l’histoire de Psyché. Dix ans plus tard, la collection compte 188 peintures et œuvres graphiques ainsi que 23 sculptures auxquelles vient s’ajouter la collection d’artistes russes. Mais en 1920, la famille doit fuir Moscou, rattrapée par l’histoire. La malédiction toujours ? Un siècle plus tard, la Fondation Louis Vuitton démontre, en rendant aux Morozov la place qui leur revient, qu’aucun mauvais sort n’est éternel.

 

 

“La collection Morozov. Icônes de l'art moderne”, jusqu'au 22 février 2022 à la Fondation Louis Vuitton, Paris 16e.