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Expo : les secrets du Studio Mumbai, fabuleux atelier du designer et architecte Bijoy Jain

Art

Architecte, designer et artiste à la renommée internationale, Bijoy Jain présente jusqu'au 21 avril à la Fondation Cartier une exposition poétique dévoilant les multiples talents de son atelier, le Studio Mumbai. Il y a quelques mois, l'artiste y recevait Numéro en avant-première, en plein cœur de la métropole indienne.

  • Vue du Studio Mumbai.

  • Vue du Studio Mumbai.

  • Vue du Studio Mumbai.

© Neville Sukhia.

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Le Studio Mumbai : un atelier de création dans le tumulte de la ville indienne

 

Le tintamarre des klaxons retentit en continu dans les rues fourmillantes, tandis que résonnent la clameur des marchands du quartier ou encore les musiques des parades urbaines impromptues. Indiscutablement, Mumbai est loin d’être une ville calme et silencieuse. Et pourtant, au centre de la mégapole indienne aux 20 millions d’habitants, un grand portail noir semble s’ouvrir vers un autre monde. Derrière lui, des bâtiments aux murs pêche et quelques arbres hauts encadrent un chemin pavé menant jusqu’à un vaste atelier dont le toit ouvert forme un puits de lumière qui baigne la cour carrée.

 

Nous voilà dans l’antre de Bijoy Jain. Il y a près de dix ans, l’architecte, designer et artiste indien y a posé ses valises aux côtés de son équipe de designers et d’artisans, avec laquelle il forme depuis 1995 le Studio Mumbai. Concentrant la majeure partie de leur activité, ce lieu d’échange et de création, en ce début d’automne, foisonne. Un riche aperçu de leur travail est présenté depuis le mois de décembre à la Fondation Cartier, à travers un projet sur mesure, plus proche de l’expérience sensorielle que de l’exposition rétrospective. “L’architecture peut être artistique autant que l’artistique peut être architecture”, déclare sereinement Bijoy Jain, assis devant la grande table en bois qui traverse l’atelier. Une phrase qui résume la philosophie holistique que le quinquagénaire défend à travers son studio, dépassant les cloisonnements séculaires qui séparent les différentes formes de création. 

 

Bijoy Jain : designer, artiste et architecte

 

Son espace de travail reflète cette transversalité : dans la cour, deux hommes entaillent des tiges en métal couleur rouille ; à quelques pas, un autre vernit une chaise peinte en rouge ; tandis qu’à l’étage, une jeune femme sépare des fils à la main. Chaque recoin du bâtiment révèle de nouveaux trésors : maquettes, petites sculptures en bois ou en céramique, grandes jarres, brisures de bols en terre cuite, larges toiles abstraites, mais aussi étagères remplies de pigments, de bobines et de cocons de vers à soie... Ici, tout se rencontre et se nourrit harmonieusement, si bien qu’on en oublie le discret ordinateur installé sur l’un des bureaux. “C’est comme si Bijoy Jain avait abstrait toute l’action, la création et la vie environnante dans cet espace”, commente Hervé Chandès, directeur international de la Fondation Cartier, qui a eu l’idée de programmer l’architecte indien en découvrant par hasard son atelier exceptionnel sur une photographie. “Vous n’avez pas devant vous des designers qui ont les yeux rivés sur un écran. Ce que vous voyez, ce sont des gestes.

  • Bijoy Jain dans son exposition à la Fondation Cartier. © Thibaut Voisin.

  • Bijoy Jain dans son exposition à la Fondation Cartier. © Cyril Marcilhacy. Item - Lumento.

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De Hermès à la Biennale de Venise, des collaborations prestigieuses

 

Derrière cet environnement de travail qu’il a bâti au fil des trois décennies précédentes, l’Indien né en 1965 présente un impressionnant pedigree qui lui vaut une renommée internationale. Auteur de pavillons éphémères présentés à Melbourne ou à Milan, pour le Victoria and Albert Museum ou la Biennale de Venise, mais aussi de mobilier conçu en collaboration avec la maison Hermès ou vendu par l’entremise de la galerie belge Maniera, Bijoy Jain réalise également de nombreuses commandes privées, principalement dans son pays, et notamment dans l’État du Maharashtra, mais aussi au Laos, au Chili ou encore au Japon. Car malgré son nom, le Studio Mumbai cache un fondateur bien moins chauvin qu’il n’y paraît, défendant devant ceux qui tenteraient de l’assimiler à un “style indien” une démarche affranchie des limites temporelles et géographiques. Un postulat sans doute enrichi par son passage aux États-Unis, où l’homme a terminé ses études, puis travaillé auprès du grand architecte américain Richard Meier, à Los Angeles, avant de rentrer définitivement en Inde. 
 

Le travail de Bijoy a une dimension hors du temps, qui va au-delà de toute civilisation”, souligne Hervé Chandès. Et peut-on faire plus hors du temps que la nature ? À l’image des chiens sauvages, des singes ou même des serpents qui parcourent les rues de Mumbai, ou encore des banians [figuiers d’Inde] omniprésents, la porosité du studio avec les foisonnants paysages environnants est palpable. Comme en témoignent ses dizaines de sculptures en pierre où l’on reconnaît des formes d’aigle, de tortue, de lion ou d’éléphant. Ou sa manière récurrente d’offrir une place fondamentale à la végétation, aux minéraux et à l’eau dans l’architecture. Mais aussi son utilisation constante de matériaux humbles, naturels et souvent locaux, excluant les fioritures et autres détails et gadgets technologiques.

 

 

 L’architecture peut être artistique autant que l’artistique peut être architecture.

 

 

Ainsi, malgré sa notoriété, Bijoy Jain se positionne bien loin des architectes “stars” de notre époque et de leurs créations monumentales et futuristes, à l’instar d’un Frank Gehry ou d’une Zaha Hadid. D’apparence plus modeste, plusieurs de ses constructions sont d’ailleurs construites de plain-pied, jouant sur les niveaux à l’aide de coursives, de couloirs et de mezzanines.

  • Vue du Studio Mumbai.

  • Vue du Studio Mumbai.

  • Vue du Studio Mumbai.

© Neville Sukhia.

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Des couleurs chaudes, des matières naturelles et des techniques ancestrales

 

La manière dont l’architecte travaille la lumière naturelle autant que l’obscurité rappelle l’un des grands principes théorisés au siècle dernier par l’écrivain japonais Jun’ichiro Tanizaki dans son Éloge de l’ombre (1933) : “Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. [...] Nous autres Orientaux créons de la beauté en faisant naître des ombres dans des endroits par eux-mêmes insignifiants.” Plutôt que de baigner les intérieurs de lumière par l’utilisation imposante du verre et la blancheur des surfaces, l’Indien les éclaire en jouant sur des ouvertures, des interstices et des cloisons de diverses tailles, mais aussi sur les couleurs chaudes et naturelles des matières qui recouvrent les murs et les sols, telles que la chaux, les briques, la pierre ou le bois.

 

Bijoy Jain développe une architecture sensible fondée sur un rapport haptique [tactile] à la matière”, souligne Juliette Lecorne, commissaire associée de l’exposition à la Fondation Cartier. Une approche déclinée aussi dans son mobilier, conçu grâce aux savoir-faire des artisans du Studio Mumbai : applications de plâtre, création de motifs par brûlure des toiles et pulvérisation de pigment, fabrication de sièges à base de bambou, d’enduits en terre et de bouse de vache, mais aussi de soie filée teinte naturellement et tissée au Ganga Maki, un studio textile situé au pied de l’Himalaya. Ces matériaux et ces techniques ancestraux font toute la sensorialité des créations de Bijoy Jain. Contre la froideur industrielle, l’architecte laisse sur les pièces les traces du geste créateur : subtile irrégularité de certains tissages, différences de teintes des petites briques, couleurs variables du bois brûlé ou de la terre modelée, dont les formes simples et souvent géométriques reposant sur des principes mathématiques fondamentaux parachèvent cette impression d’harmonie, universelle et intemporelle.

  • “Naza Battu” (2023), élément sculptural en terracotta, moulé à la main et cuit au four ouvert.

  • “Prima Materia“, hutte en bambou tissé avec du fil de soie et couverte de lignes tracées au fil enduit de pigments / Panneau de karvi en bambou tressé enduit de bouse de vache et pigments.

  • Sur des tables en briques réalisées par le studio Mumbai, céramiques d’Alev Ebüzziya Siesbye réalisées spécialement pour l’exposition / Au mur, étude de Tazia faite de bandes de bambou coupées à la main, attachées avec des cordes de soie et partiellement couverte de feuille d’or.

  • “Sun Tower“, panneau composé d’une natte de bambou tressé et enduit de bouse de vache et chaux, dessin tracé au fil enduit de pigment d’oxyde de fer / Élément sculpturaux en pierre de basalte recouverts de chaux.

Vue de l’exposition “Bijoy Jain / Studio Mumbai. Le souffle de l’architecte”, 2024. © Marc Domage.

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L'exposition de Bijoy Jain à la Fondation Cartier : une invitation collective à la respiration

 

Bijoy a la capacité de ralentir le temps pour offrir de l’espace. Physique, émotionnel et sensoriel”, poursuit Juliette Lecorne. Une démarche très lisible à la Fondation Cartier. Réunissant peintures, sculptures, bols en céramique et dessins signés par deux artistes invitées, Alev Ebüzziya Siesbye et Hu Liu, mais aussi différents types de pierres, structures en bambou et dessins au sol, la proposition du studio accorde autant d’importance aux vides qu’aux pleins. 

 

Annoncée par son titre, “Le souffle de l’architecte”, une grande thématique en émerge : la respiration – celle d’un homme qui intervient sur l’espace sans l’altérer, avec délicatesse. Le designer tient à le préciser : sa façon d’aborder le projet n’a pas été différente de celle qu’il met en œuvre pour ses réalisations architecturales, qui témoignent, quels que soient leurs usages et leurs cahiers des charges, d’un même besoin viscéral de créer. “Pourquoi les hommes des cavernes peignaient-ils, alors que n’existaient encore ni acheteurs, ni commissaires, ni monde de l’art ?” nous interroge, pour conclure, l’architecte indien. “Ils le faisaient seulement pour retranscrire la beauté de ce qu’ils voyaient.” Sans jamais occulter la fonction de l’objet, Bijoy Jain parvient ainsi à déplacer la focale, pour mieux laisser triompher l’esthétisme pur. 

 

“Bijoy Jain / Studio Mumbai. Le souffle de l'architecte”, jusqu'au 21 avril 2024 à la Fondation Cartier, Paris 14e.

Projection du film The Sense of Tuning de Bêka & Lemoine, suivie d'une rencontre avec les cinéastes et Bijoy Jain, le lundi 25 mars à 19h30 au MK2 Bibliothèque, Paris XIIIe.

Conversation entre Bijoy Jain & Juliette Lecorne, le mercredi 27 mars à 19 heures au Pavillon de l'Arsenal, Paris IVe.

 

 

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