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La chorégraphie hypnotique de Nacera Belaza au Louvre
Jusqu’au 18 décembre 2025, et dans le cadre du Festival d’automne Nacera Belaza propose avec sa pièce Les Ombres une déambulation envoûtante à travers plusieurs salles du Louvre, de la Galerie des cinq continents à la salle Murillo.
Propos recueillis par Delphine Roche.

Nacera Belaza envahit le musée du Louvre
Si Nacera Belaza travaille le dépouillement, l’épure et la soustraction, son langage ne vise pas pour autant un minimalisme formel ou géométrique. Inspirée par la justesse des rituels, la chorégraphe franco-algérienne recherche, à travers son écriture, un point d’équilibre entre l’espace et les corps, un moment où le geste dansé n’est plus performance, mais reflet, débarrassé de son surplus d’expressivité, d’intention.
Ses pièces sculptent ainsi un espace-temps plein et sensible, où peut advenir une circulation d’attention et de présence, où les formes naissent sans chercher à s’imposer. Dans le cadre du Festival d’automne, l’artiste propose avec Les Ombres une déambulation au musée du Louvre, à travers la Galerie des cinq continents jusqu’à la salle Murillo.
Poursuivant son principe d’expérimentation au sein d’espaces muséaux, elle y active un dialogue libre avec les œuvres exposées, sans chercher à les illustrer, ni à les éclipser.

Rencontre avec la chorégraphe, star du Festival d’automne
Numéro : Les Ombres prend la forme d’une déambulation publique. Cette pièce s’inscrit dans le sillage de vos processions, que vous pratiquez depuis 2015.
Nacera Belaza : La Procession était née sur une invitation du Mucem en 2015. C’était une des premières fois où je sortais du plateau, de l’espace scénique qui permet un travail de son et de lumière, très important pour moi. C’était une manière d’évaluer la nature de la relation qui peut perdurer avec le public dans des espaces où le corps n’est plus assigné à une place, où il est libre de circuler, libre de ses mouvements.
S’est alors imposé le principe d’une marche lente, seul moyen de ralentir nos gestes fonctionnels, notre métabolisme : la lenteur est nécessaire pour induire une dilatation du monde intérieur des interprètes, et de celui des spectateurs. Ces pièces hors du plateau sont des expériences que je mène à côté de mes créations, elles me permettent de libérer à nouveau une relation au public qui peut parfois se figer dans un théâtre. C’est un champ d’expérimentation important.
Une expérience unique, hors du plateau de danse traditionnel
Recherchez-vous un état d’attention ?
Absolument. Il se développe une écoute intuitive lorsque le public n’a pas d’informations, ne sait pas où il doit aller, ce qu’il faut regarder, etc. C’est comme si la perception se redéployait de façon naturelle à 360 degrés, alors qu’on est contraint, dans un théâtre, de regarder et d’entendre des choses très précises, ce qui génère un ressenti un peu oppressant. Pour toutes ces raisons, il est passionnant d’explorer des espaces de cette manière. J’ai pu déployer ce type d’exploration au Musée des Confluences à Lyon, au Musée d’Orsay, au Panthéon, et dans d’autres institutions à l’étranger. Quand on se retrouve face à un de ces espaces imposants, le premier réflexe est souvent de vouloir le remplir, ce qui est une erreur cruciale. Je cherche plutôt le point de tension : qu’est-ce qui va venir faire résistance, et qu’est-ce qui va permettre d’habiter l’espace de telle ou telle façon ?


Les Ombres, une déambulation envoûtante au musée
Quel est le rapport qui se noue entre vos interprètes et les œuvres présentes dans l’espace muséal ?
Les corps doivent agir comme des révélateurs et ne pas ajouter de narration supplémentaire. Depuis des années, je cherche la façon dont le “corps-réceptacle” peut être une résonance, un prolongement, comment il peut recevoir et faire apparaître les choses. Je pense que c’est le seul moyen d’exister face à des œuvres aussi puissantes que celles de la Galerie des cinq continents, et de la salle Murillo : il ne faut absolument pas se mesurer à elles mais se laisser contaminer, et transmettre une image au spectateur. Je procède en vérité à une mise en scène de l’écoute.
Le titre de la pièce, Les Ombres, fait-il allusion à une forme de perception furtive ou au fait que le danseur s’efface, qu’il ne cherche pas la lumière ?
C’était le seul titre qui, pour moi, restait suffisamment ouvert pour englober la nature de ma recherche. Je crée en ce moment un solo pour l’Opéra d’Anvers, sur La Valse de Ravel. Cette musique est déjà le personnage principal, il ne faut donc surtout rien lui ajouter. Je recherche là encore le moment où les corps deviennent des “ombres” ou des “résonances”. De plus en plus, je les conçois comme des capteurs, comme des récepteurs. Le mouvement doit naître de cet endroit de réceptivité.

“Mon travail consiste donc à libérer, à révéler le danseur. La rigueur, c’est à l’intérieur qu’elle doit exister.” – Nacera Belaza
Les interprètes n’ont pas nécessairement l’habitude d’effacer leur subjectivité personnelle pour devenir des réceptacles. Procédez-vous, avec eux, à une forme de déconstruction de leurs habitudes ?
Le mot “interprète” est justement ambigu. Qu’est-ce qu’il fait entendre ? Quel scénario ? Quel espace intérieur recrée-t-il ? J’ai été moi aussi interprète avant de devenir chorégraphe, ce qui me permet de fusionner une microvision et une macrovision, interdépendantes. Je sais exactement ce qui se produit dedans, par où ça passe, dans quel canal. Qu’est-ce que l’art d’interpréter ? C’est une machinerie complexe, différente d’une personne à l’autre. Plus le matériau est subtil, plus on touche à la finesse de l’art. Or ce qu’il y a de plus proche de nous, de plus malléable, c’est tout de même notre corps.
Comment y parvenir ?
Encore faut-il se concevoir comme un instrument, or ce mot est dévalorisé. Nous sommes empêtrés dans nos habitudes, notre subjectivité. Mon travail consiste donc à libérer, à révéler le danseur. Je cherche à laisser le corps libre. La rigueur, c’est à l’intérieur qu’elle doit exister. Il s’agit d’apprendre à penser contre soi, contre ses habitudes. Je me retrouve totalement dans cette définition de la liberté : « Pouvoir toute chose sur soi. » La question est de pouvoir devenir son propre instrument. Cela implique une connaissance minutieuse de soi, mais aussi de l’être humain de façon générale.

Comment créer du lien sur scène ?
Vos interprètes évoluent souvent dans des formes de cercles et des mouvements de rotation. Cela m’évoque les derviches tourneurs turcs, qui travaillent, eux aussi, sur une forme de mise en retrait de leur subjectivité – pour donner toute la place à Dieu, en ce qui les concerne.
Ces formes sont très présentes dans mon travail. J’ai partagé il y a de nombreuses années une soirée avec des derviches tourneurs de Turquie. Juste avant leur performance, ils étaient à table, parlant et riant, puis en un instant, ils ont atteint un état de disponibilité, ils se sont connectés à autre chose. Ce moment, pour moi, a totalement démystifié tout le processus de préparation des danseurs. Alors qu’ils ont tendance à travailler à partir d’une forme de concentration intense, les derviches, au contraire, basculent dans cet état où ils se mettent à tourner. Ce qui m’intéresse, dans le mouvement répétitif, c’est la façon dont il permet d’aller chercher un lâcher-prise, d’aller loin à l’intérieur de soi.
Il ne s’agit ni d’atteindre une maîtrise technique, ni d’entrer en transe. J’ai travaillé pour la première fois sur la répétition en 2008 à l’occasion du Cri, un duo. J’étais partie d’un mouvement de balancier, souvent présent dans les danses traditionnelles. J’avais vu cela dans un groupe de chant traditionnel de l’Algérie, et je me suis rendu compte que ce mouvement permet d’accorder quelque chose en soi, mais aussi autour de soi. Il calme le mental, il accorde l’être humain avec son contexte.
Accueillir, se laisser traverser…
Que vous inspirent ces danses traditionnelles ?
Les danses traditionnelles ont vraiment ce pouvoir de générer du lien. Je me suis donc demandé : “Comment créer cela sur une scène ?” Car pour les derviches, l’état intérieur est central, or dans la danse contemporaine, il ne fait que contribuer à une écriture. Il faut donc activer le corps d’une certaine manière pour qu’il puisse participer à l’écriture, à une progression, et en même temps se laisser emporter dans le mouvement répétitif.
Je ne cherche pas à définir une méthode, à rendre cela « faisable », car il ne s’agit pas d’exécuter. C’est malheureusement le premier réflexe du danseur : “Comment mon corps va-t-il faire ce qu’on me demande ?”. Il s’agit au contraire d’accueillir, de se laisser traverser. J’ai lu récemment un texte au sujet de la compositrice Eliane Radigue. Elle arrive devant un orchestre et leur demande : “Faites-moi des vagues.” Sans plus de précision. C’est comme cela qu’il faut parler. Il ne faut pas entrer dans la programmation mécanique. C’est là que peut naître quelque chose. Ce qui me tient encore en haleine, après tant d’années, c’est cet endroit-là.
Les Ombres, spectacle par Nacera Belaza, au musée du Louvre jusqu’au 18 décembre 2025. Dans le cadre du Festival d’automne.