Skinheads et mineurs en prison : 3 BD biographiques à (re)découvrir
L’une raconte le lendemain de cuite d’un skinhead accusé de meurtre, une autre raconte le harcelement des femmes lors de la révolution égyptienne de 2013. L’une parle de mineurs incarcérés qui se sont échappés grâce au dessin, une autre évoque la haine viscérale et l’effet de groupe. Découvrez trois bande-dessinées autobiographiques à lire sans hésiter.
Par Alexis Thibault.
1. Mirador, tête de mort : gueule de bois chez les skins
Un toxico complètement largué vient de se faire éclater la mâchoire d’un violent coup de pied. Il gît au sol dans les chiottes crasseux et lugubre d’un bar miteux. Il a commis trois fautes ce soir là: porter des dreadlocks, avoir le teint un peu trop mat et croiser la route de Sam et sa bande de skinheads qui écument Bordeaux à la recherche de sensations fortes – des concerts enflammés aux rassemblements du Front National – et de quoi que ce soit qui pourrait tuer l’ennui.
Dans Mirador, tête de mort, la haine est viscérale et tout est en noir et blanc. Même le sang. Ici, on parle vrai, puisque cette bande-dessinée parue en 2013 raconte sans détour l’expérience du dessinateur français David Cénou qui, avant de s’abandonner au dessin, s’est essayé à la musique skinhead nationaliste. Dans cet ouvrage autobiographique, un homme est mort à Bordeaux. Sam de retour de l’ex-Yougoslavie, Doc Martens aux pieds et Bomber sur le dos, sort de sa cuite et finit en garde à vue après une soirée arrosée: sa bande semble être à l’origine de l’homicide… mais lui ne se souvient de rien. Dans le monde des skins, il y a ceux qui manient le discours et ceux qui se taisent. Les premiers sont sous les feux de la rampe et passent à la télévision, les autres sont des martyrs qui finissent en cellule. Et en prison, les miracles se font rares…
Mirador, tête de mort de David Cénou, 2013, La Boîte à Bulles, deux tomes.
2. Doigt d’honneur : le soulèvement du peuple… et des femmes.
Le 25 avril 2013, Le Monde publie un article effroyable sur la situation en Égypte, évoquant une 11e plaie. “Rien ne retient les harceleurs : ni l’âge, ni le voile. Un adolescent pris sur le fait à Alexandrie et questionné sur son attitude a répondu de façon significative : ‘Si je ne poursuivais pas les femmes, mes copains me prendraient pour un homosexuel…’’ Longtemps resté tabou en Egypte, le harcèlement sexuel est devenu un phénomène banalisé qui a semé la terreur lors de la révolution égyptienne ou l'“histoire d’un peuple en quête de liberté qui s’efforce d’arrêter de tourner en rond” – pour reprendre les termes de Ferenc, scénariste de la bande-dessinée Doigts d’honneur.
Juin 2013, au Caire. Deux ans après la chute du président Hosni Moubarak – dictateur, selon la plupart des citoyens –, le peuple égyptien s’empare de la rue et réclame le départ de Mohamed Morsi, président récemment élu. La foule se presse sur la place Tahrir, littéralement “place de la Libération”, une masse dangereuse pour le régime qu’elle affronte… et pour les femmes qui manifestent. Dans cet ouvrage sacré à plusieurs reprises et sélectionné au Festival d’Angoulême en 2017, Bast a dessiné en noir et blanc, mais seul le voile vert de Layla émerge parmi les manifestants grisés. Soudain, il disparaît, agrippé par un homme anonyme qui lui arrache ensuite ses vêtements. Et personne n’entend crier Layla. Deux combats simultanés sont à mener dans ce récit, et les mêmes slogans s’y appliquent : “Plus tu me frappes et plus je m’accroche à mon rêve. Frappe moi ! Je ne me laisse pas humilier en silence comme autrefois. Mais je crie.”
Doigt d’honneur de Ferenc et Bast, 2016, La Boîte à Bulle.
3. En chienneté : dessiner une maison en prison
“J’en ai marre. Ça me gave. J’veux rentrer chez oim, on est en chienneté ici. En chien quoi. On est traités comme des chiens ici.” Le bâtiment B de la maison d’arrêt de Gradignan ressemble à un immense cétacé. Il se couche, se tait, se drape d’un long manteau gris et engloutit ses locataires. Il recrache les détenus – tous mineurs – quand bon lui semble, après une bonne digestion. Le dessinateur Bast a accepté de se faire avaler par cette grosse baleine. De 2004 à 2007, il est chargé de mener des ateliers de bande-dessinée. En Chienneté raconte une tentative d’évasion artistique en milieu carcéral. Les jeunes griffonnent des maisons maladroites, des voitures aux détails saisissants et des femmes nues. Ils esquissent des souvenirs d’enfance, démontrent leurs talents et figurent leurs fantasmes de prisonniers. Dans cette bande-dessinée documentaire, les détenus vont apprendre à dessiner sous les conseils de Bast. Et le lecteur devient… Bast. À chaque début d’atelier, la salle de dessin est fermée à double tour. Clac Clac ! Enfermés dans la prison, il faut s’évader, et ce grâce à un crayon à papier.
En chienneté de Bast, 2013, La Boîte à Bulles