Rencontre avec Reda Kateb : « J’adore jouer les méchants »
Dans le film Nos frangins, au cinéma le 7 décembre 2022, le réalisateur Rachid Bouchareb raconte l’affaire Malik Oussekine, un drame politique et sociétal qui remonte à 1986. À cette occasion, Numéro a interviewé l’acteur intense et profond Reda Kateb, qui incarne Mohamed, le frère de Malik Oussekine, enquêtant sur la mort de son frère.
propos recueillis par Violaine Schütz.
C’est un film à la fois subtil, sobre et nécessaire. Le réalisateur Rachid Bouchareb (Indigènes, Hors-la-loi) sort ce mercredi 7 décembre son nouveau long-métrage, le très politique Nos frangins. À grand renfort d’images d’archives, le film retrace l’affaire Malik Oussekine. Ce jeune homme d’origine algérienne est mort dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, en marge de manifestations estudiantines, suite à une intervention des forces de l’ordre qui ont ensuite tenté d’étouffer ce drame. Le film évoque aussi la mort tragique d’un autre Français d’origine algérienne, Abdel Benyahia, tué la même nuit par un officier de police qui n’était pas en service. Pour porter ces histoires poignantes, le Franco-algérien Rachid Bouchareb a fait appel à des acteurs talentueux, notamment à Reda Kateb, devenu l’une des valeurs sûres – et césarisées – du cinéma hexagonal. Charismatique, mystérieux et versatile, le comédien de 45 ans qui excellait dans Hippocrate (2014), Django (2017) et Hors normes (2019), prête ses traits à Mohamed, le frère de Malik Oussekine, qui enquête sur la mort de « son frangin ». On a rencontré l’acteur intense, profond et engagé, accompagné de son adorable chien qui ne le quitte jamais, dans un hôtel parisien, pour discuter du rôle du cinéma par des temps troublés et de l’importance de dire à voix haute les histoires que beaucoup veulent taire.
Reda Kateb, acteur engagé dans le film sur l’affaire Malik Oussekine
Numéro : Qu’est-ce qui vous a amené vers le film Nos frangins ? L’envie de travailler avec le réalisateur Rachid Bouchareb ou la volonté de raconter les histoires de Malik Oussekine et d’Abdel Benyahia ?
Reda Kateb : C’est difficile de hiérarchiser les deux. Au départ, il y avait l’envie commune avec Rachid de faire un film ensemble. J’avais vu ses films et il connaissait une partie de mon travail. Et on s’était déjà témoigné de notre admiration réciproque. Un an après, il m’a fait lire le scénario de Nos frangins et j’ai tout de suite envie d’en être. Il y a certains rôles auxquels on s’attache pour ce qu’on pourrait en faire, pour la façon dont on pourrait faire décoller un personnage à travers une performance. Pour le challenge. Mais pour Nos frangins, l’idée c’était plus de faire partie du projet, d’une troupe qui venait raconter ces histoires-là et d’une certaine manière peut-être honorer, rendre un peu justice à ces mémoires-là, celles de Malik et d’Abdel.
Est-ce que vous aviez l’impression, en tournant ce film, de vous inscrire dans un devoir de mémoire, d’être impliqué dans un long-métrage important au niveau historique ?
Oui, j’en avais conscience. Mais j’en ai eu la perception encore plus nette quand j’ai entendu les premiers retours de nos très jeunes spectateurs et que j’ai vu comment ils s’appropriaient cette histoire. Il semblait que Nos frangins venait combler, pour eux, certains trous, certaines lacunes. Le lendemain de la toute première projection, au Festival de Cannes, avant de me rendre à notre journée presse, j’ai participé à un petit-déjeuner avec un groupe de lycéens qui avaient été emmenés au Festival par leur professeur d’histoire et d’audiovisuel. Et tout ce qu’ils m’ont dit sur le film, tout ce que j’ai senti dans leurs regards, prouvaient à quel point ça leur avait parlé et ça les avait touchés, et ce, au-delà de mes espérances. Ce n’étaient pas des histoires qu’ils connaissaient forcément. Et en même temps, dans les histoires qui sont tues, qui sont passées sous silence, il y a souvent quelque chose qui reste et qui dérange. Quelqu’un me disait il y a peu : « Ce qui est tu, tue. » Souvent, on sent qu’on a des manques à des endroits, mais on ne sait pas où et quand une pièce du puzzle vient se poser là où il faut, on y voit plus clair. On a besoin de ça pour se construire, surtout quand on a 20 ans.
Dans Nos frangins, on voit beaucoup d’images d’archives. À quel point cela a impacté votre façon d’aborder votre rôle, celui de Mohamed, le grand frère de Malik Oussekine ?
En tournant, je ne me rendais pas compte de la place que prendraient les images d’archives. Mais j’aime la manière dont sont articulés les images tournées en « fiction » et les images d’archives dans le film. Car ce ne sont pas nos personnages, tournés vers ce qui relève de l’intime, qui apportent les notions d’indignation, de colère. Les images d’archives nous ramènent, quant à elles, sans cesse à la réalité, à la violence de ces événements. Mais il n’y a pas que de la violence dans le film. À un moment donné, dans le film, Abdel apparaît sous un jour d’une douceur incroyable. On ne tombe pas dans le piège du film uniquement vindicatif et dénonciateur, du long-métrage simplifié et du manichéen. C’est ce que j’aime dans le regard de Rachid Bouchareb, et dans sa réalisation : on se place du côté humain.
« J’adore jouer les méchants. J’en ai incarné quelques-uns et je le referais avec plaisir. » Reda Kateb
Comment vous êtes-vous préparé pour ce rôle ? Avez-vous rencontré Mohamed Oussekine ?
Mohamed vit encore mais je ne l’ai jamais rencontré. Il a subi de multiples peines après la mort de son frère, parce qu’en plus de ce drame, sa famille a subi une grande campagne de dénigrement. Du coup, les gens avec qui il travaillait dans son business ont arrêté de faire appel à lui, il a perdu ses fournisseurs et ses commandes et son entreprise a mis la clé sous la porte. C’est une histoire empreinte d’une grande douleur. Tourner ce film était très différent de ce qui se passe en général au cinéma, quand les films ne sont inspirés pas de faits réels. Dans ces cas-là, quand la séance se termine, je me demande toujours : que deviennent les personnages ? Et j’aime penser qu’une fois que l’écran s’éteint, chacun peut s’imaginer leurs destins.
Vous avez des origines algériennes du côté de votre père (Reda Kateb est le fils de Malek-Eddine Kateb, homme de théâtre et acteur algérien et le petit-neveu de l’écrivain algérien Kateb Yacine et de l’acteur algérien Mustapha Kateb). Est-ce que jouer dans Nos frangins vous a rappelé des histoires de racisme vécues par votre famille ?
Oui, bien sûr, à la fois des histoires de proches, de moins proches, des histoires de mes ancêtres. Ça remue beaucoup d’histoires de famille.
Vous avez joué dans de nombreux films engagés comme Les Promesses (2022), aux côtés d’Isabelle Huppert, qui évoque une cité minée par l’insalubrité et les « marchands de sommeil. » Comment choisissez-vous vos rôles ?
Je privilégie la nouveauté, c’est-à-dire des rôles que je n’ai jamais joués auparavant. Je vais également vers des histoires que j’aimerais voir sur grand écran en tant que spectateur. Mais je fais aussi attention à ce que le réalisateur ou la réalisatrice de ces films soit des personnes avec lesquelles je vais réussir à m’entendre et à travailler simplement.
Vous dégagez l’image de quelqu’un de très sympathique. Mais vous n’hésitez pas à jouer des rôles de méchants comme celui d’un terroriste dans Zero Dark Thirty (2012), aux côtés de Jessica Chastain…
J’adore jouer les méchants. J’en ai incarné quelques-uns et je le referais avec plaisir. Mais de bons méchants bien écrits, complexes, qui m’intéressent, me plaisent et que j’aimerais voir à l’écran. Je fonctionne à l’instinct. Parfois, on pense qu’on va quelque chose de super et puis finalement ce n’est pas terrible. D’autres fois, c’est l’inverse. L’important, c’est de se lancer dans des paris artistiques auxquels on croit, et de les tenter pour de bonnes raisons.
Vous êtes également engagé dans la vie, notamment auprès de l’association Le Rire médecin, qui forme et emploie des clowns hospitaliers qui interviennent auprès des enfants hospitalisés, de leurs parents et des soignants. Et vous allez bientôt réaliser votre premier long-métrage, Nez Rouge, sur ce sujet…
Le projet est cours de développement et normalement, on tourne au printemps. C’est l’histoire d’une danseuse acrobate qui se blesse lors d’un numéro pour une compagnie de théâtre de rue en plein air, en tombant. Pour gagner sa vie et faire ses cachets, elle va rejoindre une association de clowns hospitaliers. Va s’en suivre un chemin initiatique, de reconstruction et de résilience durant lequel elle devient clown à l’hôpital. C’est un film sur cette idée : « Comment, quand un rêve s’écroule, se niche parfois derrière un autre, encore un peu plus grand, et qu’on n’aurait pas soupçonné au départ. »
Le cinéma peut-il jouer le même rôle, par ces temps troublés, que les clowns dans les hôpitaux ?
Pour moi, le cinéma a tous les rôles. Il peut nous faire rire, nous faire pleurer, nous faire peur, nous faire monter sur des montagnes russes, nous faire voyager dans des endroits où on serait jamais allé ou nous conforter dans des sentiments un peu tièdes, sans trop nous agiter, nous bouleverser. Tout est possible. C’est comme observer le monde.
Quel est votre dernier coup de cœur cinématographique ?
J’ai vu Armageddon Time (2022) de James Gray que j’ai trouvé magnifique. C’est un petit bijou auquel je repense régulièrement. C’est tellement juste et beau alors que pourtant, le pitch – l’histoire d’un passage à l’âge adulte – tient sur du papier à cigarette. Cela prouve que l’important, au cinéma, ce n’est pas forcément un beau sujet, mais la justesse et l’inspiration.
Quel rôle rêveriez-vous de jouer ?
Un astronaute car j’aimerais bien ressentir ce que ça fait de jouer en apesanteur. Quand je vois ça dans des films qui se déroulent dans l’espace, ça m’impressionne toujours. J’imagine qu’il doit exister plein de trucages. Le cinéma, c’est fait pour rêver. Alors, si je pouvais partir dans l’espace, ça me plairait beaucoup.