26 mai 2020

Rencontre avec Mélanie Thierry : de Marguerite Duras à Spike Lee

L'actrice française qui a incarné Marguerite Duras en 2017 dans “La Douleur” revient sur les écrans avec “Da 5 Bloods”, le dernier film de l'Américain Spike Lee où elle incarne une aventurière philanthrope. À défaut d'être présenté à Cannes, le long-métrage sera disponible sur Netflix dès vendredi.

Propos recueillis par Chloé Sarraméa.

© Prospero / Raphaël Haroche

Photographié par Peter Lindbergh alors qu’elle n’avait que 16 ans, le visage de Mélanie Thierry est depuis devenu un symbole du cinéma français. Avec ses pommettes hautes et ses grands yeux bleus, elle a été choisie par Emmanuel Finkiel pour incarner Marguerite Duras dans La Douleur (2017) et plus récemment par Spike Lee — metteur en scène afro-américain et superstar du cinéma d’outre-Atlantique — pour jouer une aventurière philanthrope dans son dernier film Da 5 Bloods. Tourné en Thaïlande et au Vietnam, ponctué d’images d’archive (comme à la fin de BlacKkKlansman, le dernier film en date du cinéaste) le long-métrage revient sur les stigmates de la guerre du Vietnam sur la communauté noire au travers de dialogues incisifs, d’images provocatrices et de traits d’humour exubérants si caractéristiques du réalisateur de Malcolm X (1993). Numéro a rencontré l’unique femme au casting du prochain film de Spike Lee, qui fera bientôt évènement sur Netflix.

 

 

Numéro : Après Voyage au bout de l’enfer (1978), Apocalypse Now (1979) et Full Metal Jacket (1987), Da 5 Bloods offre une lecture de la guerre du Vietnam comme jamais on ne l’avait fait au cinéma : on y découvre comment les Afro-Américains ont été réquisitionnés en masse alors même que leur communauté luttait sans relâche pour ses droits aux États-Unis.  C'est pour cette raison que vous avez accepté le projet ?

Mélanie Thierry : J'ai d'abord accepté parce que c’est une chance de rencontrer Spike Lee et d’être sous sa direction. La France reste un petit pays et les opportunités de traverser l’océan Atlantique et de travailler avec des metteurs en scène américains sont rares. Alors, me dire que j’allais faire la guerre du Vietnam avec Spike Lee, c'était vraiment très tentant !

 

 

Le film critique le mandat de Trump et, plus généralement, l’Amérique d'aujourd’hui. Comme toujours avec Spike Lee, il peut y avoir deux lectures : Da 5 Bloods n'est pas seulement un film d’action à gros budget, il est surtout très politique…

Ce mécanisme est caractéristique de son cinéma et fait partie de ses obsessions. Avec ce film, il fait des piqures de rappel sur les conséquences de la guerre du Vietnam sur le pays et plus spécifiquement sur la communauté afro-américaine. Il est malin parce qu’à la fois, il arrive à proposer un film d’aventure et de divertissement tout en étant très politique. Les films de Spike Lee ont une vertu pédagogique : ils sont un enseignement sur l’histoire mais donnent du plaisir quand on les regarde.

 

N'est-ce pas étonnant que Netflix diffuse un film de ce genre ?

Spike Lee est un provocateur, il a toujours ouvert sa gueule pour tout et on aurait l’impression qu’il manque quelque chose à son film si on lui enlevait son aspect politique. Il a permis à ce que la “question noire” devienne universelle, à ce que les Noirs soient émancipés et a tellement filmé la jeunesse noire de Brooklyn que tout d’un coup, pour ce film, il a voulu s’attacher à des mecs qui ont plus ou moins son âge, qui se retrouvent face à leurs démons et qui se questionnent sur leur foi… [Elle s’arrête] Sur le tournage, j’avais tout de même la sensation de participer à un truc qui peut être gros !

 

 

“Spike Lee aimait me voir vulnérable”

 

 

Spike Lee devait être le président de la 73e édition du Festival de Cannes et son film devait être présenté hors compétition… C’est ce que l’on appelle une montée des marches ratée !

Vous savez, Cannes ne me fait pas rêver. Petite, je n’ai jamais été branchée sur la télévision à regarder la montée des marches et je n’avais même pas conscience de ce que représentait le cinéma. La fois où l’on a projeté La Princesse de Montpensier [2010] de Bertrand Tavernier, j’y suis allée le coeur battant et je n’ai rarement été aussi bouleversée. Avant d’y aller, je ne savais pas ce qu’était la fièvre du Festival de Cannes et quand l’on a projeté le film et que tout le monde a applaudi, j’étais très émue et j’ai regretté de ne pas avoir invité mes parents… Je suis rentrée dans ma chambre d’hôtel et je me suis mise à pleurer : c’était peut être la seule fois que j’allais à Cannes et mes parents n’étaient pas là pour vivre ce moment.

 

 

Vous êtes du genre à rentrer vous coucher après la projection ou à boire des coupes de champagne toute la nuit ?

Evidemment que j’ai fait la fête ! Tout en essayant de ne pas trop forcer sinon j’aurais eu les yeux extrêmement gonflés pour les interviews… Donc il faut alterner avec de la Vittel.

© Prospero / Raphaël Haroche

J’avoue que devant Da 5 Bloods, je n’ai pas pu m’empêcher de chanter faux sur les morceaux de Marvin Gaye…

Le frère de Marvin Gaye a fait la guerre du Vietnam et il était complètement meurtri et abimé par ces combats… Ses chansons parlent de ça. Pour Spike Lee, symboliquement, ça amplifiait le message de son film. Vous savez, je ne suis pas une grande chanteuse non plus… On m’a tellement dit que je chantais faux quand j’étais petite ! En classe de musique, mon prof préférait que je sois au fond de la classe plutôt qu’au premier rang… Normalement, je dois faire une comédie musicale à la fin de l’été avec les frères Larrieu et j’espère qu’ils ne vont pas m’en vouloir !

 

 

Vous êtes liée à quelqu’un qui, comme Spike Lee, a lutté contre le colonialisme et le racisme. Une personne qui, comme vous, est née dans une famille de classe moyenne puis est devenue une femme de lettres et une réalisatrice acclamée : Marguerite Duras. Vous étiez fan de son cinéma avant d’accepter de l’incarner dans La Douleur [2017] ?

Pour être honnête, je ne connaissais que très peu son cinéma avant d’accepter le rôle. J’avais davantage lu ses livres. Avant de faire La Douleur, je connaissais déjà Emmanuel Finkiel mais je l’ai re-découvert sur le tournage. Il est fascinant, c’est un grand intellectuel et il met ses tripes sur la table quand il se met à tourner. Je ne m’étais jamais aussi sentie en fusion avec un metteur en scène, c’était comme danser une valse pendant tout le tournage. Je me laissais porter par le texte de Duras, sa musicalité…

 

 

En quoi un premier rôle pour Emmanuel Finkiel est différent d’un rôle secondaire pour Spike Lee?

Je dirais que je connais intimement Finkiel, son humanité… [Elle s’arrête] Je ne sais pas… Spike Lee est très difficile à cerner. Il n’est pas facile. À la fois, il est complètement présent, il t’accompagne et il est généreux et par moments, il ne faut pas le gonfler ! C’est un type secret qui est touchant parce qu’il est fidèle et qu’il aime rassembler : son équipe technique et ses acteurs sont toujours les mêmes depuis 30 ans, il connait son coiffeur depuis la fac ! C’est extrêmement émouvant car il a besoin de créer un cercle magique autour de lui. Moi, j’étais la novice sur ce film. J’étais la seule blanche, la seule française au milieu de tous ces hommes dans la jungle…

 

 

Vous ne vous sentiez pas à votre place?

Le tout premier jour de tournage, il était six heures du matin et Spike Lee avait décidé de tourner toutes les scènes de la fin du film – où l’on voit tous les personnages retourner à leurs vies normales après l’aventure au Vietnam. Il avait fait venir sur le plateau tous les Afro-Américains de Thaïlande, on était une grosse équipe technique d’environ 800 personnes – pas comme sur le film de Finkiel, qu’on a fait à 15 – et quand je suis arrivée sur le plateau, j’ai vu des énormes enceintes. Il a mis la musique à fond la caisse, Jungle Boogie [de Kool and the Gang], en exigeant que tout le monde danse ! C’était génial mais tout de suite après, tout le monde s’est mis au travail et plus personne ne parlait. J’ai rarement été aussi intimidée: pendant tout le tournage j’avais l’impression d’être une débutante, que c’était mon premier film et que je n’avais aucun acquis. Ce que je retiens de Da 5 Bloods c’est une expérience hallucinante. C'était joyeux mais pas confort : Spike Lee voyait bien que j’étais intimidée et il aurait pu désamorcer la situation et dire un mot rassurant pour m’assouplir. Il ne l’a jamais fait et je pense qu’il aimait me voir vulnérable.

 

 

Da 5 Bloods (2020) de Spike Lee, disponible le 12 juin sur Netflix.