Rencontre avec Isabelle Huppert : « Au cinéma, les relations humaines ne sont jamais normales”
Tandis que les récompenses s’accumulent dans son salon, Isabelle Huppert demeure toujours aussi insaisissable. Rencontre avec une actrice captivante à l’affiche d’Eva, de Benoît Jacquot.
Par Olivier Joyard.
Elle est celle qui a crevé l’écran dans Violette Nozière (1978), arpenté les espaces du Montana dans La Porte du paradis (1980), intéressé Marco Ferreri ou Hal Hartley, fait tourner deux fois la tête de Jean-Luc Godard, et qui promène sans relâche son désir d’aventures hors norme dans un théâtre novateur – avec Peter Brook et Claude Régy, ou dans les pièces de Sarah Kane. L’image d’une actrice cérébrale lui colle à la peau, en partie justifiée. Mais elle ne rend pas compte de la première qualité d’Huppert, ce grâce à quoi elle ne cesse d’impressionner: sa frontalité, sa façon de s’imposer quel que soit l’environnement, dans toute sa dimension. Huppert n’est pas une actrice multiple mais un bloc de volonté qui se remet chaque fois en jeu. Chacune de ses apparitions est le chaînon d’une œuvre plus large, qu’elle a entreprise plus ou moins consciemment depuis ses débuts, toujours avec le goût du risque. À son actif, deux Césars de la meilleure actrice – La Cérémonie (1996) et Elle (2017) – et un Golden Globe. À l’affiche d’Eva, thriller psychologique de Benoît Jacquot, elle dévoile les ressorts de son jeu pour mieux rester opaque…
Numéro: Vous passez indifféremment d’un univers à un autre, en reprenant à chaque fois les choses à zéro. Vous n’êtes ni une actrice théâtrale au cinéma, ni une actrice de cinéma au théâtre. Cette idée de tout traverser, d’où vient-elle ?
Isabelle Huppert: Je cultive une forme d’amateurisme. Au cinéma, j’ai une certaine expérience, mais au théâtre, c’est différent. Il y a des codes que je ne voulais pas connaître. Donc je suis arrivée très libre. J’ai traversé certaines choses sans trop vraiment chercher à savoir comment ça marchait, et en ayant surtout à cœur de dire quelque chose sur moi.
Au cinéma,c’est plus difficile qu’au théâtre ?
Non, a priori, c’était plus dur au théâtre, d’autant que dans celui que je pratique, il est peut-être plus difficile d’exister en tant qu’individu à travers une proposition ambitieuse de mise en scène. En même temps, c’est là que je voulais aller, car je pensais qu’une fois la difficulté de départ franchie, c’était dans cet univers que j’existerais le mieux, et pas dans une forme de théâtre plus routinière. Au théâtre comme au cinéma, une forme intéressante est toujours une forme qui se remet en question. Au point de remettre en question l’idée même que l’on se fait d’elle. Cette recherche et ce questionnement doivent être préservés à tout prix.
Vous dites: “Je veux raconter quelque chose sur moi.” Mais le cinéma n’est pas un art du monologue. Comment concilier l’exigence collective des films et votre cheminement personnel ?
Ce dialogue avec moi-même s’inscrit d’une manière particulière uniquement s’il y a du cinéma autour. Sinon, quel intérêt: je peux aussi bien soliloquer seule dans ma chambre. Donc, je cherche des rencontres avec des univers différents. J’ai tourné avec Werner Schroeter (Malina, 1991, Deux, 2002). Il n’y a pas plus loin de moi a priori, comme personne et comme metteur en scène, et pourtant c’est un de ceux avec qui j’ai le plus aimé travailler. C’est ça qui est amusant: se trouver, mais aussi se perdre. On est d’autant plus caché qu’on est dans un univers étranger à soi. Et c’est alors plus facile de se dévoiler…
“J’aime tourner des scènes où je dors au cinéma.”
Quand vous travaillez au contraire dans la familiarité, comme avec Claude Chabrol, que recherchez-vous ?
Notre relation ne se définit pas. Avec Claude, tout était dans la pratique. C’était un dialogue idéal. Ensemble, nous avons fait des films très différents, avec une certitude commune toutefois: l’absence de sentimentalité. Nous aimions présenter un personnage dans sa brutalité, au sens d’un personnage brut, et jamais en arrondissant les angles. On ne cherchait pas à savoir si sa conduite relèvait de l’antipathie ou de la sympathie. En plus, c’était un immense plaisir de faire des choses un peu subtiles, dont on savait qu’elles seraient ressenties.
Chabrol est votre lien le plus évident avec le grand public.
La liste de nos collaborations a fini par créer une sorte d’identité entre lui et moi. Chabrol, on le reconnaissait dans la rue, mais il y avait aussi quelque chose de plus opaque et mystérieux chez lui.
L’idée d’un espace souterrain dans la création vous intéresse-t-elle ? Se montrer tout en ne se montrant pas ?
Le cinéma et le théâtre sont pour cela des refuges incomparables – personne ne saura jamais discerner le vrai du faux. Je me sens bien quand je suis un peu hors d’atteinte.
Vous fermez souvent les yeux sur les photos…
J’aime aussi tourner des scènes où je dors au cinéma. C’est l’expression la plus avérée de ce qui me semble être tout le temps là: faire des films, des photos, c’est un rêve éveillé. Il y a toujours une part de soi qui dort, qui est absente aux autres et au monde extérieur, comme en filigrane. Jouer, c’est entre soi et soi…
“Je suis trop bien quand je joue pour organiser ma disparition. Je ne pourrais pas m’arrêter pendant deux ans.”
Le star-system vous intéresse-t-il ?
D’un regard extérieur, oui. Je ne suis pas actrice sur une île déserte, mais je n’y participe pas vraiment. Je suis loin d’une certaine idée qu’on se fait d’une actrice. Me diriger en priorité vers certains univers, je l’ai aussi fait par nécessité. J’ai créé les conditions de la seule place que je sentais possible pour moi.
Vous avez fréquenté le Palace et le monde de la nuit ?
Je jouais tellement que je n’avais pas le temps d’aller au Palace ! Je crois que je n’y suis jamais allée de ma vie… J’ai dû aller aux Bains Douches. Mais moi, je ne suis pas du tout “boîte de nuit”.
“C’est toujours mieux de se faire faire son portrait par un grand peintre, plutôt que par un mauvais. Alors je préfère aller vers un certain type de films.”
Vous n’êtes pas pour autant une actrice rare. Vous jouez le jeu des interviews, des apparitions médiatiques.
Je suis trop bien quand je joue pour organiser ma disparition. Je ne pourrais pas m’arrêter pendant deux ans.
Dans My Little Princess (2010), vous interprétiez le rôle de cette mère “sans aucun sens moral”. D’ailleurs, vous avez partagé le premier rôle avec une enfant. Vous n’avez jamais eu peur que votre statut l’“écrase”?
Anamaria [Anamaria Vartolomei, l’actrice qui interprète le rôle de l’enfant] était si simple, non pas innocente mais simple… Et juste. Tout était juste: sa place, son rôle. Cela devenait presque un jeu. Cela évacuait d’emblée toute difficulté. Dans le film, elle n’inspire ni la compassion ni la pitié. C’est sa force. Et pourtant la relation que décrit le film est tout sauf normale. Au cinéma, les relations humaines ne sont d’ailleurs jamais normales, sinon il n’y aurait pas de quoi en faire un film! Mais là, on touche vraiment à quelque chose qui pouvait être troublant pour une petite fille.
On peut s’étonner que vous n’ayez pas réalisé un film. Ça n’a pas l’air de vous préoccuper.
Non, pas du tout. Un jour peut-être. J’aime être actrice… Certains acteurs coupent les cheveux en quatre, moi je les prends dans toute leur longueur, comme ils me sont livrés. Je déteste les discussions sur un tournage, qu’on se pose des questions… J’ai une idée hyper vague de ce dont j’ai envie… pas une idée d’ailleurs, ou alors une idée fixe. Claude Régy dit toujours: “Il ne faut pas avoir d’idées” et il a raison. Pourvu qu’on me laisse aller au bout de cette idée fixe, on peut me demander n’importe quoi, cela m’est complètement égal. Répéter trois semaines, ou ne pas répéter…
Vous disiez vouloir éviter la sentimentalité par rapport à vos rôles. Je trouve assez beau qu’on ne puisse pas dire de vous: “Elle a une fêlure”, comme le veut un cliché éculé sur les actrices. Vous conservez une opacité.
Ce qui se joue est au-delà de la fêlure, moins repérable, même si dans La Pianiste, de Haneke, il y a quelque chose de cet ordre. De toute façon, on peut imaginer qu’on est toujours au bord du gouffre.
Comme un secret préservé…votre singularité est telle qu’il y a peu de rôles référentiels dans votre filmographie, des rôles “à la manière de”. Or, aujourd’hui, on voit de plus en plus dans le cinéma des imitations.
Oui, j’ai souvent le sentiment que les acteurs se répètent où imitent. Mais ce n’est pas ça, jouer.
Alors, c’est quoi ?
C’est être – tout simplement – et puis il faut éviter les effets. On dit souvent au théâtre, à tort à mon avis: “Attaquer une phrase.” Dans la vie, on n’attaque pas une phrase!
Cette approche du jeu n’est pas anodine. Il est difficile de faire des films exigeants aujourd’hui. Avez-vous l’impression de défendre un territoire ?
Je ne me sens missionnée pour rien. Si on défend quelque chose, il y a l’idée qu’on défend plus les choses pour les autres que pour soi. Or, je défends les choses pour moi. C’est toujours mieux de se faire faire son portrait par un grand peintre, plutôt que par un mauvais peintre. Alors je préfère aller vers un certain type de films. Mais l’éventail est large. J’ai adoré faire Les Sœurs fâchées, que j’ai trouvé super bien écrit et réalisé. Mais c’est vrai, il y a de moins en moins d’exigence. On a tendance non pas à déplorer qu’il n’y ait plus de cinéma, mais à dire qu’il y a du cinéma là où à l’évidence il n’y en a pas. Tous les films ont droit de cité, mais ils n’ont pas à se revendiquer comme autre chose que ce qu’ils sont, pour la plupart: de bons produits.
Eva, de Benoît Jacquot, en salle.