Rencontre avec Claire Denis : « J’avais commencé un film avec The Weeknd, avec des scènes d’horreur à la Trouble Every Day »
L’immense réalisatrice française Claire Denis, connue pour ses films audacieux et sensuels, sort ce mercredi 14 juin son nouveau long-métrage, Stars at Noon. Ce film d’espionnage moite et romantique nous amène au Nicaragua sur les traces d’une journaliste et prostituée paumée et attachante, incarnée par Margaret Qualley. Ses yeux bleus illuminent ce thriller envoûtant, tout comme la musique des Tindersticks. Claire Denis nous raconte les coulisses et se confie sur ses projets avec The Weeknd et Robert Pattinson.
propos recueillis par Violaine Schütz.
« Pour moi, Stars at Noon est une histoire d’amour très humaine qui finit mal et qui n’aurait pas pu bien se finir. » Claire Denis
Votre nouveau film, Stars at Noon, est l’adaptation d’un livre, dont vous avez transposé l’histoire se déroulant dans les années 80 à nos jours. Comment l’avez-vous découvert et quand ?
C’est en effet un livre de l’écrivain et poète américain Denis Johnson intitulé The Stars at Noon (Dés étoiles à midi). Il y raconte son histoire quand, jeune homme, il est parti au Nicaragua pour « couvrir » la guerre civile, sans argent, et qu’il voulait être journaliste. Denis Johnson l’a écrit en quittant le Nicaragua dans les années 80 et il a été publié en 1986. Le personnage joué par Margaret Qualley vient de lui. J’ai découvert Denis Johnson un peu sur le tard. On m’avait parlé de ces livres, mais j’ai d’abord lu ses poèmes. Et un jour, dans une librairie aux États-Unis, j’ai trouvé The Stars at Noon. J’ai beaucoup aimé ce livre à tout point de vue. Les dialogues, le ton, cette espèce de mélancolie et cette idée de destinée fragile.
Comment est arrivée l’idée d’une adaptation ?
Un jour, j’ai écrit à Denis, il m’a répondu et on s’est rencontrés. Je lui ai dit que j’avais beaucoup aimé The Stars at Noon, ainsi que d’autres tels des essais qu’il avait écrit sur ses voyages en Afrique. Entre temps, il avait renoncé à être vraiment journaliste. Il m’a expliqué : « Non, ne me parlez pas de ce livre. C’est trop douloureux pour moi, ça me rappelle trop de souvenirs. Alors vous le faites si vous voulez l’adapter, faites-le, mais ne m’en parlez pas. » Au moment où j’étais en train de tourner High Life (2018) avec Robert Pattinson et Juliette Binoche, et j’ai appris qu’il était mort d’un cancer du poumon. Je ne savais pas qu’il était malade. Il ne me l’a jamais dit, ni lui ni sa femme. Je n’ai pas du tout l’impression de parler à un y a un homme malade. Il enseignait la littérature et était très beau.
Vous avez vécu en Afrique durant votre enfance. Est-ce que vous vous êtes reconnus dans les deux héros déracinés, une Américaine et un Anglais paumés au Nicaragua ?
Peut-être. Si j’analysais l’envie d’adapter ce livre comme une psychanalyste, je pourrais qu’il y a quelque chose de moi dans le personnage de cette femme… Mais en fait, j’ai surtout été emballée par la façon dont Denis racontait cette attraction incroyable entre ces deux personnes qui, en fait, n’ont rien à faire ensemble, et ne devraient jamais se rencontrer. Elle pense qu’il va l’aider alors qu’il va empirer les choses. C’est ça qui m’a énormément plu. Pour moi, Stars at Noon est une histoire d’amour très humaine qui finit mal et qui n’aurait pas pu bien se finir puisqu’elle le trahit. L’agent de la CIA, qu’elle rencontre au milieu du film, veut la sauver elle, car elle est américaine, et pas lui, qui est anglais.
Le désir, des corps filmés avec sensualité, « amour et acharnement », de si près qu’ils sont presque palpables, une certaine violence, de l’abstraction, du mystère, de la subtilité… On retrouve dans le thriller érotique envoûtant et atmosphérique Stars at Noon, au cinéma le 14 juin, des motifs chers à l’immense réalisatrice française Claire Denis. Mais à 77 ans, la cinéaste à qui l’on doit Beau Travail (1999), Trouble Every Day (2001) et Un beau soleil intérieur (2017) sait aussi se réinventer. Ainsi, elle joue pour la première fois avec les codes du film d’espionnage en signant une romance moite dans la chaleur du Nicaragua contemporain.
Rencontre avec la réalisatrice Claire Denis, qui sort cette semaine au cinéma le film Stars at Noon
Dans Stars at Noon, on suit une journaliste et prostituée américaine (Margaret Qualley) à qui l’on a confisqué son passeport, en pleine période électorale, et un homme d’affaires anglais (Joe Alwyn) plus dangereux qu’il n’en a l’air. Entre eux, se noue une passion torride sur fond d’intrigues politiques complexes. On a rencontré Claire Denis pour nous raconter les dessous de ce film langoureux, qui a reçu le Grand Prix au Festival de Cannes en 2022 et reste longtemps en tête après son visionnage.
« Margaret Qualley est une vraie hippie. » Claire Denis
Pourquoi vous avez choisi comme actrice Margaret Qualley pour jouer l’héroïne de votre nouveau film, Stars at Noon ?
J’étais à Cannes et j’ai vu Once Upon a Time… in Hollywood de Quentin Tarantino, dans lequel elle est géniale. Je me serai arrêtée tout de suite pour cette auto-stoppeuse. J’avais presque fini le scénario du film à ce moment-là, je suis sortie de la projection et j’ai dit à mon producteur : c’est elle mon héroïne et personne d’autre. Et puis, on a contacté son agent. Je l’ai rencontrée à New York et elle a dit oui tout de suite. Elle a même attendu deux ans et demi avant de le tourner, à cause de la pandémie. Tout le monde dit qu’elle ressemble à sa mère, Andie MacDowell, mais pas tant que ça. Elle ressemble surtout à son père, Paul Qualley, qui a été mannequin et musicien et qui est un vrai hippie. Il était sur le tournage du film. Comme lui, Margaret est une vraie hippie. Elle a quelque chose de sauvage, qui se situe en dehors des conventions. Et sur un plateau, elle rend tout le monde plus heureux.
Au départ vous aviez pensé à Robert Pattinson, que vous aviez dirigé dans High Life (2018), pour jouer dans le film ?
Oui, mais Robert tournait dans The Batman et le film a pris beaucoup de retard, à cause de la Covid. J’ai commencé le tournage et il était encore sous contrat pour la promotion de The Batman, épuisé par le tournage. Il était resté un an et demi dans l’hôtel, et ça été très dur. La rencontre avec l’acteur britannique Joe Alwyn (l’ex-petit ami de Taylor Swift, ndlr) a été exceptionnelle, et au final je n’ai pas regretté l’absence de Robert.
Est-ce différent de faire tourner un acteur américain et un acteur français ?
Je travaille toujours de la même façon. Après, peut-être que les acteurs anglo-saxons me trouvent bizarre, mais moi, j’essaie d’être comme je suis parce que je ne sais pas faire autrement. La direction d’acteurs, ça commence avec le choix d’acteurs qu’on aime et avec lesquels on s’entend et on se comprend. Quand j’ai commencé à travailler avec Robert, j’avais l’impression que c’était quelqu’un que je connaissais depuis toujours, de la même façon qu’avec Joe et Margaret ou des comédiens panaméens. En fait, le cinéma, c’est quand même assez universel.
« Filmer l’acteur Isaac de Bankolé, ce n’est pas désagréable pour une femme (comme pour un homme d’ailleurs, j’imagine). » Claire Denis
Pourquoi avoir tourné le film au Panama et non au Nicaragua, où se déroule réellement l’intrigue ?
L’Amérique centrale n’avait pas du tout des conditions sanitaires propices à un tournage pendant la Covid. Étant un pays qui avait vécu cette révolution sandiniste, il n’avait pas eu accès aux vaccins. Des médecins cubains venaient les aider, et il fallait que je puisse protéger une équipe et des acteurs. On voit d’ailleurs des masques dans le film, car je n’avais pas envie de cacher la réalité de la Covid. Je préférais que le long-métrage soit une trace de son époque. D’autre part, au moment où j’ai voulu tourner, après avoir fait de nombreux repérages dans le pays, Daniel Ortega, le président du Nicaragua, a, contre toute attente, décidé de se représenter aux élections, et qui est un dictateur. Une révolte a suivi au Nicaragua, ce n’était donc plus du tout possible d’y tourner et on s’est tournés vers le Panama.
Pourquoi est-ce que l’amour apparaît si compliqué ?
Dans Stars at Noon, la rencontre des deux personnages principaux est très simple. C’est une rencontre charnelle fortuite, une attirance sexuelle qui les dévore. Le souci, c’est que ça ne va pas durer longtemps, car ils n’ont pas les mêmes objectifs et qu’ils se mentent. Après c’est vrai que dans Avec amour et acharnement (2022), c’est compliqué puisque Juliette Binoche est partagée entre deux hommes. L’amour n’efface pas la mémoire. Mais pour moi, ce qui arrive à Juliette Binoche dans ce film a souvent été traité au cinéma, mais ça arrivait alors à un homme et pas à une femme. Pour répondre à la question, la raison est que je crois que c’est quelque chose que je connais, cette difficulté de l’amour.
Depuis quelques années, on parle beaucoup de « male gaze » et de « female gaze ». Avez-vous l’impression que votre cinéma participe d’un « female gaze » ?
Dès mon premier film, quand je suis arrivée aux États-Unis avec Chocolat (1988), on m’a posé cette question. C’était déjà une interrogation qui revenait. Mais je ne comprenais rien. Je répondais : « Écoutez, je suis femme, j’ai des yeux… » Alors c’est vrai que filmer l’acteur Isaac de Bankolé, ce n’est pas désagréable pour une femme (comme pour un homme d’ailleurs, j’imagine). Peut-être que c’est ça un « female gaze »… Mais après tout, les hommes ont filmé des femmes qu’ils trouvaient belles. Je ne voyais pas où était le problème. Pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas aussi filmer les hommes ? On n’est pas condamné à filmer seulement des femmes parce qu’on est une femme. Au-delà du « male gaze » et « female gaze », c’est plus important, je pense, d’avoir un regard sincère… Il n’y a rien de plus beau. Je pense à un acteur que j’ai beaucoup fait tourner comme Grégoire Colin, que j’ai filmé d’adolescent à homme adulte, j’ai surtout essayé de le filmer, avec la chef opératrice ou le chef opérateur, avec de la sincérité.
« Je ne lis pas les chroniques de mes films car on m’a tellement dit que j’étais bizarre et marginale. » Claire Denis
Lisez-vous les chroniques de vos films ?
Non, parce que je suis hyper anxieuse, que ça me fait peur et j’essaie de ne pas trop penser à ce que j’ai fait pour avoir la force de tourner encore d’autres films. Dès qu’on me dit : « Tu sais, j’ai lu ça sur ton film », je ferme les écoutilles. On m’a tellement dit que j’étais un peu bizarre, un peu marginale et d’autres choses encore, que j’ai décidé de ne pas trop penser aux avis.
Vous avez reçu beaucoup de prix dernièrement tels qu’un Ours d’argent à Berlin et pour le Grand Prix à Cannes, et plusieurs de films ont été restaurés. Cela change-t-il quelque chose ?
Non, vous savez, malheureusement, on ne me donne pas plus d’argent parce que j’ai reçu des récompenses. Et puis, les prix, quand on les reçoit, ça fait plaisir, mais on est déjà assommé parce qu’on arrive dans un festival présenter un film, ce qui constitue une sorte de chaos, donc on ne réalise pas vraiment.
Qu’avez-vous pensé du discours, très commenté, de la réalisatrice Justine Triet au Festival de Cannes ?
J’ai trouvé que c’était vachement fort d’avoir préparé un discours, puisqu’elle savait qu’elle allait avoir un prix et de l’énoncer si clairement. Et ça m’a touchée, impressionnée. J’ai trouvé ça beau. Quant à ce qu’elle dit, il y a plusieurs choses différentes. Elle a parlé de la réforme des retraites et elle a parlé de « la marchandisation de la culture de la part d’un gouvernement néo-libéral ». Je ne sais pas encore à 100 % si c’est le cas, concernant cette marchandisation. J’espère que non, parce qu’on a cette chance inouïe d’avoir des avances sur recettes en tant que réalisateur et que le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) existe. Donc, je me dis qu’il faut qu’on tienne. On ne peut pas marchandiser le cinéma. La preuve c’est que les pays qui n’ont pas cru au système français, n’ont plus de cinéma national. La Corée est même venue analyser ce qui se passait en France pour faire faire même chose chez eux. Résultat ? En 10 ans, le cinéma coréen a explosé.
« Béatrice Dalle, Juliette Binoche, Isabelle Huppert… Je les ai choisies dans mes films parce que je les aime. » Claire Denis
Béatrice Dalle, Juliette Binoche, Isabelle Huppert, Chiara Mastroianni, y-a-t-il une filiation entre les actrices que vous choisissez dans vos films ?
Je les ai choisies parce que je les aime. Après, je pense que j’aime les femmes fortes, ça c’est sûr. J’aime qu’elles soient difficiles à cerner. Et je n’ai pas envie de les cerner. D’ailleurs je n’aime pas le mot « cerner ». J’ai envie de les aimer, c’est tout. J’ai envie de les aimer, de les trouver belles, de les admirer et de les trouver intelligentes, fortes et autonomes.
Dans un grand nombre de vos films, y compris dans Stars at Noon, vous avez fait appel aux Tindersticks, pour en signer la BO. Imaginez-vous un film sans eux ?
Depuis Nénette et Boni (1996), ils ont signé toutes les musiques de mes films. Alors non, je crois que je ne pourrais plus me passer d’eux. En écrivant le scénario de Nénette et Boni, j’étais à Marseille et j’écoutais en boucle leur chanson My Sister, qui m’aidait à avancer dans l’écriture. Je suis allée les voir ensuite lors d’un concert au Bataclan à Paris, j’ai réussi à filer backstage et j’ai demandé au chanteur, Stuart (Staples), si je pouvais utiliser cette chanson. Il m’a répondu : « Écoutez, peut-être, oui, si vous voulez, mais je préférerais qu’on écrive la bande-son plutôt que d’intégrer une seule chanson déjà enregistrée. » Alors j’ai dit : « Ah bon ? » Et puis ils ont pris le thème de My Sister pour le transformer en musique du film. Et moi, j’ai utilisé une de leurs chansons dans Nénette et Boni qui s’appelle Tiny Tears. Mais rien n’indiquait qu’on allait se retrouver au fond. Et puis j’avais déjà écrit le scénario Trouble Every Day (2001) en pensant à certains mots tirés de leurs chansons. Alors je l’ai fait lire à Stuart, et les Tindersticks ont écrit la bande-son avant même que je tourne le film. D’ailleurs, pour la petite histoire, ils font bientôt faire un concert à la Philharmonie de Paris en utilisant les images de mes films, qui seront projetées sur un écran, comme ils l’avaient fait il y a une dizaine d’années lors d’un live à l’église Saint-Eustache à Paris.
À vos débuts, vous avez travaillé, en tant qu’assistante, avec Jacques Rivette, Wim Wenders, Jim Jarmusch et Costa-Gavras. Que vous-ont ils appris ?
Quand on est assistant d’un metteur en scène, au départ, on est surtout un technicien. On n’est pas pote avec le réalisateur. Il y a une obligation de faire ses preuves, de montrer qu’on est là pour fournir un certain nombre de réponses à un metteur en scène. C’est tellement absorbant, ça pénètre tellement la vie, il y a tant de travail à effectuer, que je n’ai jamais eu l’impression que j’apprenais quelque chose. J’essayais surtout de faire au mieux, de comprendre ce que le metteur en scène voulait et de lui donner 100% de moi. Et je dois dire que j’ai adoré ça même si l’on n’apprend pas grand chose pour soi.
« J’étais partie à Los Angeles faire un film avec Abel (The Weeknd) en mars 2020. Il voulait que je l’imagine dans des scènes d’horreur à la Trouble Every Day. » Claire Denis
Rivette a joué un rôle à part dans votre carrière, il me semble…
Oui, je classe Rivette à part parce que je l’ai connu très jeune, quand j’étais à l’école de cinéma, que je rêvais de le connaître quand j’étais étudiante et qu’il me disait toujours des choses importantes que je n’ai jamais oubliées. Lorsqu’on faisait des repérages ensemble, on discutait beaucoup et on allait voir des films ensemble. Jacques ne parlait pas de comment réaliser le film. Il parlait du cinéma en général. Il m’a enrichie. Il m’a enseigné à aimer encore plus le cinéma et à faire preuve de délicatesse. Quant à Wim Wenders, comme je suis très colérique, il m’a dit : « tu dois essayer de ne pas te mettre en colère ou de la faire redescendre quand elle arrive. » Je ne l’ai jamais oublié, car je sais que c’est épuisant la colère.
Quels sont vos projets ? Je crois que vous aviez un projet de film avec The Weeknd…
J’ai fini un scénario la semaine dernière. Donc c’est encore trop frais pour en parler. Concernant Abel (The Weeknd), j’étais partie à Los Angeles faire un film avec lui en mars 2020. J’écrivais le scénario à toute vitesse. Agnès Godard, ma chef opératrice, était venue avec moi et on faisait des repérages dans la ville. Et là, la Covid débarque et très vite, Air France m’appelle à l’hôtel et me dit : « Mardi, le dernier avion va décoller de Los Angeles pour Paris. Si vous voulez rentrer en France, c’est maintenant ou jamais. » On est parties et on est arrivées dans Paris vide, parce que c’était le 26 mars.
Vous avez abandonné l’idée de ce film ?
Quand ils voulaient reprendre le film, je faisais autre chose et Abel était concentré sur The Idol et sur sa musique. Ce qui est drôle, c’est que quand il m’avait contactée pour faire un long-métrage ensemble, il m’avait demandé de lui imaginer des scènes d’horreur, dans la lignée de Trouble Every Day, qu’il adore. Mais contrairement à The Idol, dans lequel il apparaît comme quelqu’un de vampirique, c’est lui qui incarnait un chanteur se faisant attaquer par une femme, dans notre projet.
Stars at Noon (2023) de Claire Denis, au cinéma le 14 juin 2023.