22 sept 2020

Rencontre avec Bertrand Mandico : “Mes films sont comme une drogue”

Propulsé au rang d’icône du cinéma queer après le succès de son film “Les Garçons sauvages” (2017), Bertrand Mandico continue d’expérimenter et d’explorer les limites (s’il en existe) de son cinéma, et ce, à travers de nombreux courts-métrages. Son dernier en date, “The Return of Tragedy” à été présenté hors-compétition à la Mostra de Venise, dans la section Orizzonti. Rencontre.

Propos recueillis par Chloé Sarraméa.

Après la projection de son film à la Mostra de Venise, Bertrand Mandico a besoin d’un verre. Il faut dire que la soirée a été longue… Six courts-métrages ont précédé la projection du sien, The Return of Tragedy, dernier à être présenté hors-compétition dans la section Orizzonti. Nous retrouvons donc l’auteur des Garçons sauvages fatigué, un peu dérouté de participer à son premier festival organisé sous Covid-19 mais heureux d’y présenter son nouveau bébé, tourné entre amis à New York il y a déjà trois ans. Avec The Return of Tragedy, et comme à son habitude, cet inconditionnel de David Lynch nous embarque dans un territoire de cinéma totalement barré : des scènes sont rejouées à l’infini, plongeant leurs personnages dans un cercle infernal où des policiers n’en finissent pas d’aller dans un jardin à Brooklyn pour empêcher un crime qui n’est en réalité qu’un rite étrange, une séance pour extérioriser les organes. Numéro a rencontré le cinéaste français le plus audacieux de ces dernières années, qui a grandi privé de salle obscure dans un petit village du sud de la France mais dont les films ont aujourd’hui profondément dévergondé l’Hexagone.

 


 

Numéro : Trois ans après le succès des Garçons sauvages à Venise, vous revenez à la Mostra et présentez The Return of Tragedy, quatrième de vos films à être présenté ici. Le court-métrage d’une trentaine de minutes transpire le cinéma underground… 

Bertrand Mandico : Quand j’ai su que Les Garçons sauvages était invité à Venise, j’étais en train de tourner The Return of Tragedy, donc revenir cette année et présenter ce film était une manière de boucler la boucle. Le court-métrage a été tourné en 3 jours, avec 3 000 euros de budget, effectivement dans un esprit très underground, avec plein de figures de ce courant : Marie Losier [réalisatrice indépendante basée à New York], Elina Löwensohn et d’autres acteurs d’Hal Hartley – qui lui-même nous a filé un coup de main –, David Patrick Kelly – un acteur de Twin Peaks –, sa compagne, qui fait partie du théâtre d’avant-garde, Richard Foreman [dramaturge américain]… C’est la première fois que je tourne à New York, dans une maison qui appartient à un cinéaste expérimental, certaines scènes ont été tournées dans un cinéma indépendant, le Theatre Spectacle, où passaient mes premiers courts-métrages il y a longtemps…

 

 

Vous êtes une figure de l’underground… Y a-t-il aussi des coups bas dans cette famille de cinéma ?

Il y a de la compétitivité aussi dans le cinéma indépendant. Ce n’est pas toujours le paradis mais il y a l’idée d’appartenir à un même courant. Par exemple, j’ai un vrai lien avec certains cinéastes français : Yann Gonzalez, Caroline Poggi et Jonathan Vinel, Marie Losier et plein d’autres. On parle de nos projets, on se donne des coups de main, on se prête des caméras… On est mus par une même croyance dans le cinéma, on le voit comme un médium qui peut encore évoluer, on a envie de jouer, de travailler sur du long-métrage, mais aussi sur du court, de prendre des risques…

 

 

Justement, beaucoup de cinéastes arrêtent de tourner au format court après avoir connu le succès avec un long-métrage… Pas vous. Pourquoi ?

J’aime le format court, j’ai besoin d’y retourner. C’est comme un peintre qui ferait des grandes toiles et reviendrait à l’aquarelle. Chaque été, je tourne un court-métrage – parfois encore plus fauché et minimal que The Return of Tragedy – parce que j’en ai besoin pour me recentrer, pour me demander si je suis toujours cinéaste, pour essayer des choses… 

 

Dans The Return of Tragedy, on voit beaucoup de chair. Il y a aussi un rapport au sexe et à la sensualité tout particulier, ce qui m’a fait penser à l’œuvre de David Cronenberg. En quoi a-t-il a été important pour vous ? 

Comme beaucoup de cinéphiles, j’ai grandi avec ses films, qui appartiennent au genre mais qui le dépassent, qui sont de l’ordre de l’expérimentation, qui ont un parti pris formel et conceptuel très fort, et des réflexions qui m’ont ouvert l’esprit. Je pense à Videodrome [1984], son film le plus marquant à mes yeux, qui a été un choc esthétique, et m’a marqué sur la façon dont le cinéma peut contaminer l’esprit. Il a des connexions avec des écrivains que j’adore, Burroughs et Ballard, et, chez Cronenberg, le cinéma devient surtout un stupéfiant. C’est ce que je trouve formidable.

 

 

Les Garçons sauvages est aujourd’hui qualifié de film culte et de référence dans le cinéma queer. Qu’en pensez-vous ?

C’est difficile d’avoir du recul par rapport à cela… Vous savez, un film, c’est comme un enfant dont on lâche la main, il grandit et a une vie complètement indépendante. La façon dont il a été accueilli est exactement ce dont je rêvais. Je fais des films comme j’aimerais les voir, pour qu’ils soient vus et revus, qu’ils gardent à chaque fois leur part de mystère, qu’ils ne donnent pas tout et que ce soit entêtant. Je parlais du côté stupéfiant des films de Cronenberg, je cherche la même chose : comme une drogue, on a envie de reprendre un shoot à chaque fois qu’on va les voir. Pour Les Garçons sauvages, je n’aurais jamais imaginé que des gens allaient venir se prendre en photo avec moi après avoir vu le film… Au Chili, il a été montré dans un festival et j’avais l’impression d’être une rockstar !

 

 

Nous sommes dans une société où les spectateurs veulent souvent tout comprendre. Néanmoins, face à vos films, beaucoup sont déroutés. C’est ce que vous cherchez? 

Le réalisme ne m’intéresse pas. Avec mes fictions, j’essaie de créer un filtre et un décalage parce qu’à mes yeux, l’imaginaire a été abandonné parce que c’est soi-disant coûteux. Ce dernier a donc été pris en otage par les grands studios, qui l’ont formaté, avec l’imagerie Marvel notamment. Moi, je suis certain que le public peut apprécier certaines extravagances et expériences formelles. Forcément, les spectateurs ne sont pas installés dans le confort avec mes films, ils peuvent être choqués par certaines idées, déroutés par des scènes crues… Si les gens partent de la salle, ça fait partie du jeu, je ne peux pas faire grand chose ! Quand j’ai montré Les Garçons sauvages à la Mostra, à chaque fois qu’il y a un sexe qui apparaissait, cinq personnes partaient. Ils ont dû se tromper de salle ! [rires] 

 


The Return of Tragedy (2020) de Bertrand Mandico, date de sortie encore inconnue. Le film sera présenté à la Halle Saint Pierre au printemps dans le cadre de l’exposition Dans les têtes de Stéphane Blanquet.