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Rencontre avec Agathe Rousselle, actrice explosive de “Titane ”
Dans Titane, Palme d’or du 74e Festival de Cannes, l’actrice de 33 ans interprète Alexia, une paumée qui travaille comme danseuse au Salon de l’auto le jour, et qui tue le soir, armée d’une pique qui maintient ses cheveux. Une performance glaciale qui a subjugué la Croisette.
Propos recueillis par Chloé Sarraméa.
Au Festival de Cannes, Agathe Rousselle a doublement fait sensation. Tatouages partout sur le corps, coupe mulet et cheveux peroxydés… lors de sa montée des marches, beaucoup se sont questionnés sur l’identité de cette mystérieuse actrice au physique très androgyne, la seule (de tout le festival) à porter une robe dessinée par le nouveau directeur artistique de Courrèges, Nicolas Di Felice. Au bras de Julia Ducournau et de Vincent Lindon, cette ancienne DJ habituée des bars branchés de Pigalle semblait plutôt à l’aise… À 33 ans, elle a exercé tous les métiers – journaliste, mannequin, photographe – susceptibles de la rapprocher, de près ou de loin, du cinéma. En 2018, c’était même elle qui était chargée de passer la musique pour les équipes de films arrivant sur le tapis rouge… Mais cette année, elle était enfin du bon côté de la barrière. La jeune femme défendait à Cannes son premier film, Titane, dans lequel elle interprète Alexia, une paumée qui travaille comme danseuse dans un Salon de l’auto le jour, et qui tue le soir, armée d’une pique qui maintient ses cheveux. Pour échapper à la police, elle doit gagner la confiance de Vincent (Vincent Lindon) et peu à peu changer d’apparence… Une performance glaciale qui a subjugué la Croisette.
Numéro : La gaffe de Spike Lee, qui a annoncé que Titane remportait la Palme d’or au début de la cérémonie, vous a-t-elle gâché le plaisir ?
Agathe Rousselle : Quand il a dit ça, Julia [Ducournau] et moi avons très bien entendu, mais Vincent Lindon et notre producteur n’ont pas du tout compris. Alors nous nous sommes dit que nous étions dingues… [Rires.] Il s’est excusé pendant une demi-heure après la fin de la cérémonie ! Finalement, c’était drôle et ça a rendu le moment plus léger.
Quel a été, ensuite, le déroulement de la soirée ?
Il y a un “parcours presse” assez long, puis on est tous allés en soirée. J’ai pu échanger avec Maggie Gyllenhaal [membre du jury], qui m’a donné un conseil qui m’est resté en tête. Elle m’a dit : “Même si tu as très envie de retourner sur un plateau, prends ton temps. Peu importe s’il faut attendre un an, il faut trouver le bon projet.”
Vous avez décroché ce premier rôle au cinéma à 33 ans. N’avez-vous pas l’impression d’avoir déjà assez attendu ?
Je suis si contente que ça ne me soit pas arrivé avant ! Si j’avais vécu ça à 20 ans, j’aurais complément explosé. À cet âge-là, on ne sait pas qui sont ses amis, on laisse entrer tout le monde dans notre vie, on est mal dans sa peau… Là, je débarque à 33 ans, j’ai plus d’outils qu’il y a dix ans : je sais qui me supporte, je suis bien dans mes baskets et je suis lucide sur ce qui se passe en ce moment autour de moi.
Que faisiez-vous au moment de passer les castings pour Titane ?
J’ai fait des trucs tellement absurdes dans ma vie, j’ai même monté une entreprise de broderie ! Là, j’étais dans un job que je détestais, dans un bureau… J’inventais des rendez-vous chez le dentiste pour pouvoir passer les auditions.
Vincent Lindon a dit “oui” à Julia Ducournau pour Titane sans même avoir lu le scénario. Quel pouvoir exerce-t-elle sur les acteurs ?
Vincent et Julia se connaissent depuis très longtemps, il avait vu Grave et avait envie de s’offrir une aventure dans sa carrière. Quant à moi, je n’avais jamais fait de long-métrage, j’ai été castée sur Instagram… je me retrouve alors propulsée dans les auditions, la chance d’obtenir un premier rôle… Quand, ensuite, je me suis renseignée sur Julia, j’ai constaté qu’elle était brillante. Elle a une détermination si forte que ça embarque tout le monde.
Vous n’aviez pas vu Grave ?
Non ! J’ai peur du sang et des films d’horreur.
Vous vous êtes donc caché les yeux devant Titane ?
Bien sûr ! [Rires.] Ce n’est qu’une fois à Cannes que j’ai compris l’ampleur du film. Au tout premier visionnage, j’étais surtout focalisée sur les scènes coupées, je me souvenais du tournage, je ne m’aimais pas trop, je me disais que j’aurais pu faire ou ça autrement… En fait, j’en suis sortie assez choquée, mais dans le bon sens, parce que j’avais l’impression d’avoir passé 1h45 dans des montagnes russes.
Le tournage aussi, c’était les montagnes russes ?
Tout était très intense sur ce film. Tout le monde faisait des heures de fou, de cinq heures du matin à minuit, en ayant quatre heures pour dormir… C’était un sport collectif. Exigeant, donc excitant.
Beaucoup d’acteurs ont parfois du mal à sortir de leur personnage après un tournage intense. Était-ce votre cas ?
Je pensais m’écrouler avant la fin du tournage et j’ai finalement mis un mois et demi avant de faire des nuits complètes… Même si l’on ne fait que jouer la violence, elle passe dans le corps, dans la voix, ça nous traverse. J’ai mis du temps à me détacher du personnage d’Alexia, parce qu’elle souffre beaucoup…
Le personnage est aussi très cruel. Charlize Theron, par exemple, estime qu’explorer la psyché d’un serial killer est un privilège pour un acteur. Êtes-vous d’accord avec ça ?
Les serial killers ou les sociopathes ont une immense capacité d’adaptation. Tous paraissent très charmants, mais ont le regard complètement vide. Ils ne ressentent rien et n’ont aucune empathie, alors pour évoluer en société, ils imitent la joie, les pleurs… En tant qu’acteur, c’est un vrai défi de jouer ça. Pour ma part, j’ai regardé des documentaires, sur Ted Bundy par exemple, ou des conférences sur la sociopathie.
Incarner le personnage d’Alexia était aussi l’occasion pour vous de jouer une femme, et un homme… Le fait que le film aborde la question du genre était-il un critère ?
Alexia n’est pas traversée par des doutes identitaires liés au genre. Elle devient un garçon pour sauver sa peau. Elle aurait préféré se transformer en arbre si elle avait pu, mais il n’y avait pas cinquante options ! [Rires.] Le film aborde plutôt la question de la fluidité. Voir cette fille qui se tape des mecs, des meufs, des bagnoles, et la voir tous les traiter de la même façon… C’est plus ça qui est percutant. Elle peut être une femme cisgenre hyper sexualisée dans un salon de tuning, et aussi quelqu’un qui se balade avec un grand short moche et qui roule des pelles à la nana qu’elle vient de rencontrer. C’est ça qui m’a plu chez elle.
Pensez-vous que Titane pourra bientôt être retenu comme un symbole dans la culture queer ou même être cité lors de conférences de Paul B. Preciado ?
Tout ce que je sais, c’est qu’il est important aujourd’hui parce qu’il n’y a pas beaucoup de personnages comme Alexia au cinéma. Après la projection à Cannes, une personne trans m’a dit qu’elle avait été émue de la voir se bander les seins, que l’on voit très peu ça à l’écran, ou lorsque ça arrive, c’est mal fait… Je reçois aussi beaucoup de messages sur Instagram de filles qui me disent que le film leur donne de la force. Le personnage est, certes, désaxé mais il est qui il veut quand il veut. On devrait tous en être capables.
Titane (2021) de Julia Ducournau, Palme d’or au 74e Festival de Cannes. Actuellement en salle.