26 fév 2016

Rencontre avec Adèle Exarchopoulos, actrice en pleine ascension

Désarmante de naturel, Adèle Exarchopoulos est de retour sur les écrans dans “Éperdument”. Rencontre avec l’une des figures les plus attendues du cinéma français.

Propos recueillis par Olivier Joyard.

Numéro : Trois ans après La Vie d’Adèle, Palme d’or à Cannes et film qui vous a valu le César du meilleur espoir féminin, vous êtes la seule Française dans le classement des Européens de moins de 30 ans les plus influents du magazine Forbes. Qui vous arrêtera ?

Adèle Exarchopoulos : Je prends cela comme une petite responsabilité, rien de plus. Par mes choix, j’ai essayé de grandir depuis La Vie d’Adèle, tourné quand j’avais 18 ans… Mais je ne me considérerai jamais comme un exemple, car je n’ai jamais donné de leçon à personne.

 

Vous ne serez pas l’actrice d’un seul film, une carrière vous attend. C’est déjà une victoire.

Moi qui essaie d’avoir un peu d’objectivité sur mon travail, je me demande toujours si les spectateurs ne vont pas être déçus. Car même pour moi, ça a été compliqué d’aborder d’autres personnages sans Abdel [Abdellatif Kechiche, réalisateur de La Vie d’Adèle], parce que les choses ont été très fortes entre nous. Pour mon premier Festival de Cannes, avec lui, on m’a projetée vers le futur, alors que l’année dernière, quand j’y suis retournée sans lui, on m’a projetée dans le passé. J’ai été très sollicitée tout de suite après La Vie d’Adèle, mais j’ai aussi pris mon temps. À partir du moment où on devient une source d’apport financier pour les films, il faut savoir si on arrivera à rendre honneur à un personnage, si on nous veut pour les bonnes raisons.

 

Le succès vous aurait-il donc rendue méfiante et exigeante ?

J’ai dû couper le cordon avec La Vie d’Adèle davantage personnellement que professionnellement. Je me suis demandé à quel moment je n’aurais plus besoin d’avoir la mémoire d’Abdel dans mes rôles. En fonction des rencontres humaines et professionnelles, des partenaires de jeu, de ce qu’offre et demande un scénario, on grandit, un peu inconsciemment. Mais je ne me suis pas vue passer complètement à autre chose, parce que j’ai de la nostalgie. Et la nostalgie, souvent, c’est surprenant. Elle se ranime sans qu’on s’y attende. Ma nostalgie, c’est celle d’une méthode de travail. Certains réalisateurs ne prennent pas spontanément ce que tu peux leur offrir, ils n’utilisent pas le même système anti-conventionnel qu’Abdel. Parfois, cela peut t’amener ailleurs. Parfois, c’est plus scolaire. Là survient la nostalgie des free-styles que peut apporter Abdel, de la liberté, surtout la liberté de l’espace. Ne pas être bloqué dans des limites, ça n’a pas de prix pour moi au cinéma. Qu’on ne me dise pas : “Tu vas voir ton partenaire puis, dès que tu atteins la marque rose, tu regardes à gauche…”  Abdel, c’était un style extrême. Si on avait dû tourner une scène, ici, dans ce café, et que j’aie eu envie de me lever et de rentrer chez moi, il m’aurait suivie sans que je ne le remarque. Pareil si j’avais eu envie de prendre le métro ou d’aller aux toilettes. Ce rapport fort à l’urgence et au présent, je ne le retrouverai pas.

 

Comment contourner cette nostalgie ?

Je me suis rendu compte que je n’allais pas trouver Abdel chez d’autres gens, alors c’est plutôt en moi-même que je cherche d’autres ressources. Par exemple, j’essaie de développer ma technique pour ne pas me fier uniquement à mon instinct. Je ne me laisse pas conditionner non plus, mais je me dis que l’instinct du personnage compte encore plus que le mien.

 

Filmer avant tout des personnes plutôt que des personnages est une clé du cinéma moderne. Vous semblez faite pour cela.

Je cherche à y échapper, car je suis persuadée que le plus intéressant reste la rencontre avec un personnage. Construire son double à l’écran demande beaucoup
de subtilité. Personnellement, j’essaie d’aller vers quelque chose de corporel, parce qu’en France, cet aspect est moins travaillé. Mais j’ai aussi d’autres envies. Il n’y a pas longtemps, j’ai vu un film avec Pierre Niney avant une interview croisée. Je me suis dis que j’avais hâte de toucher à ce mélange de technicité et d’amour des mots. Niney est capable de faire des vannes hyper contemporaines et aussi bien de respecter ses classiques. Ce mélange à l’américaine, de la technique et de l’instinct, je le recherche car je ne l’ai pas encore acquis. J’admire beaucoup Christopher Walken, Robert De Niro, DiCaprio, qui est excellent même si le film n’est pas bon. Jim Carrey est pour moi le dernier génie du burlesque. Dans ses premiers one-man-show, il inventait des personnages de brûlés, tordant son visage… Physiquement et mentalement, il apporte quelque chose de rare.

 

Plus jeune, vous avez pris des cours de théâtre, vous n’êtes pas seulement une actrice d’intuition.

Oui, j’ai fait assez tôt l’expérience du ridicule, lorsqu’on doit s’exprimer en public. J’appartenais à une petite troupe hyper soudée, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, où il n’y avait ni jugement ni notes. Les cours étaient basés sur l’impro. Nous demandions : “Qui veut venir voir notre spectacle?” et les gens venaient ou pas. J’ai appris dans une certaine simplicité.

 

D’où venait cette envie du théâtre ?

À l’école, j’avais droit à une activité extrascolaire. J’ai pris théâtre parce que j’aimais bien lire des livres à haute voix, ou couper le son de la télé et m’amuser avec mes potes à inventer les dialogues. Un imaginaire un peu puéril que tous les enfants ont, quand ils s’inventent leurs propres histoires… J’ai encore une grande part d’enfance en moi, que ce soit dans l’humour, dans la nonchalance…

 

Comment définir votre nonchalance ?

C’est un truc un peu inconscient, qui tient au fait que je ne cherche pas forcément à contrôler ma posture ni l’image que je renvoie aux gens. C’est une fidélité à mes pulsions.

 

Dans Éperdument, le film de Pierre Godeau, votre partenaire Guillaume Gallienne incarne pleinement le modèle de l’acteur technique issu de la Comédie-Française…

Nous sommes de races complètement différentes.
Nous n’apprivoiserons jamais une scène de la même manière. Nous nous en sommes rendu compte dès les lectures du scénario, c’était marrant. Il ne comprenait pas ma manière de parler, je ne comprenais pas la sienne [rires]. Guillaume a besoin d’échanger dans une certaine construction cérébrale avant une prise. Moi, pas. Mais nous avions un tel respect mutuel que nous nous sommes trouvés. Au fond, c’est le sujet du film, incarné par cette histoire d’amour entre un directeur de prison et une détenue. J’espère avoir autant attiré Guillaume dans mon territoire que lui m’a attirée dans le sien. Accepter d’être perdu, parfois, c’est hyper important. Comme dans la vie.

 

Votre façon de vivre a-t-elle changé depuis le succès ?

J’étais tellement ailleurs avant le cinéma, ne sachant pas ce que j’allais faire de ma vie, que oui, les choses ont pris un tournant très nouveau. J’ai un travail, je voyage, financièrement, ça m’a élevée… Avant,  je travaillais à Bercy, je vendais du pop-corn. Pourtant, les fondamentaux sont restés. J’ai les mêmes potes, j’aime les mêmes plats, je déteste les mêmes choses… Sauf que maintenant, quand je vais à Bercy, je regarde le concert. Mais je me suis toujours dit qu’en cas de trop grosse période de creux, je retournerais vendre du pop-corn.

 

Ce n’est pas parti pour. Vous avez tourné plusieurs films qui sortent cette année.

Après Éperdument, j’ai un petit rôle dans The Last Face, le film de Sean Penn. Ensuite, il y a Orpheline d’Arnaud des Pallières, récemment terminé. Nous sommes quatre actrices à jouer une seule femme, à quatre âges différents, dont Adèle Haenel, Gemma Arterton et moi. Je tourne cet hiver avec Matthias Schoenaerts dans le film du réalisateur de Bullhead, Michaël R. Roskam, et j’enchaîne avec André Téchiné. La suite ? Je n’en sais rien. Je refuse de prévoir. Je me dis toujours que le destin peut bien faire les choses. C’est un mélange de circonstances et de désir…