Qui est Satoshi Kon, le pionnier japonais du cinéma d’animation pour adultes ?
Dans Satoshi Kon, l’illusionniste (2021), un documentaire réalisé par Pascal-Alex Vincent, présenté cette année à Cannes et actuellement en salle, on découvre l’un des plus grands réalisateurs japonais, emblème et pionnier du cinéma d’animation pour adultes. Oscillant entre fiction et réalité, son œuvre sonde les abîmes de la ville de Tokyo et explore la profondeur des rêves.
Par Anatole Stos.
L’œuvre de Satoshi Kon est courte, inachevée et peu connue. Pourtant, elle fait partie des plus influentes et des plus passionnantes de la culture japonaise contemporaine. La preuve en est : il fait l’objet d’un documentaire intitulé Satoshi Kon, l’illusionniste, réalisé par Pascal-Alex Vincent (Donne-moi la main, Miwa : à la recherche du Lézard Noir) et présenté lors de sélection Cannes Classics 2021. Ce mangaka [dessinateur de manga] et cinéaste d’animation, mort brutalement en 2010 à l’âge de 46 ans, est un génie de l’animation, un artiste cryptique, une étoile filante. S’il n’a réalisé que quatre films – Perfect Blue, Millenium Actress, Tokyo Godfathers et Paprika – une série télévisée et quelques BD, Satoshi Kon a inventé un nouveau genre : le cinéma d’animation pour adultes. Derrière son petit bouc, ses petites lunettes noires et sa longue queue de cheval, il sait s’immiscer méthodiquement et scrupuleusement dans les esprits des personnages et sait mêler, adroitement, rêves et réalités dans tous ses films.
1963. Il naît sur l’île Hokkaidô, la plus au nord des îles du Japon. Attiré très jeune par les manga et la science-fiction, Satoshi Kon cultive cette passion au lycée et découvre les animés comme Yamato (1974), Conan, le fils du futur (1978), et Mobil Suit Gundam (1979). Son dessein est alors déjà tout tracé : il souhaite devenir mangaka. Dès lors, il quitte son île natale et suit des cours à l’école des Beaux-Arts de Tokyo. Le soir, après les cours, il se forge une immense culture cinématographique et littéraire. Satoshi Kon trouve son réalisateur phare : Terry Gillima, l’ancien membre des Monty Python. Ce dernier l’influence, notamment à travers son livre Bandits, Bandits – qui se passe dans un future proche – et Brazil, un film de science-fiction dystopique où un homme recherche la femme qui apparaît dans ses rêves. Dans le même temps, il découvre Yasutaka Tsutsui, écrivain de science-fiction et emblème de la « métafiction » japonaise – genre de science-fiction qui prend sa source dans les textes de l’Oulipo [groupe existant depuis 60 ans, regroupant des amoureux de la littérature, qui travaillent le genre sous la contrainte]. Il va y puiser sa principale inspiration. Le crédo de l’écrivain ? Rendre transparentes voire invisibles les frontières entre l’éveil et le rêve, le réel et le virtuel. Après avoir dessiné son premier manga, Toriko, en 1985, dans la revue Young Magazine (magazine japonais de prépublication de mangas) et après s’être occupé des décors dans le film Memories de Katsuhiro Ōtomo (1995), il souhaite désormais créer sa propre œuvre…
Un mélange subtil de rêve et de réalité dans la psyché des personnages
“Toute l’œuvre de Satoshi Kon évoque la porosité entre réalité et fiction, entre réel et imaginaire, entre monde éveillé et onirisme, entre rugosité du quotidien et mondes virtuels grisants” lance Pascal-Alex Vincent, le réalisateur du documentaire. C’est en 1997 que l’opportunité se dessine pour le cinéaste : on lui propose d’adapter en film d’animation le roman Perfect Blue de Yoshikazu Takeuchi. Sorti en France en 1999, l’univers de ce film est sombre, anxiogène même. Dans ce thriller maniériste et profondément malsain, l’univers cérébral et l’inconscient, véritables obsessions du réalisateur, éclatent déjà. On découvre Mima, une idol de la chansonnette pop – stars japonaises que le peuple vénère – en proie à un admirateur si passionné qu’il en devient fou et décide de dévoiler la vie intime de la jeune virginale. Satoshi Kon nous introduit ici dans la psyché de ses personnages et dans les tréfonds de l’âme humaine…
Dix ans plus tard, lors de la sortie de son dernier film Paprika (2006), adapté du livre de son écrivain préféré Yasutaka Tsutsui, il réussit ce qu’aucun réalisateur n’avait même tenté d’essayer : exploiter l’œuvre en retransmettant l’esprit. Dans ce film, shot de couleurs épicé, la métamorphose et la plasticité de l’animation ne font qu’un et la différence entre le rêve et le réel s’estompe. On plonge dans l’engrenage mental des songes… car une équipe de scientifiques conçoit une machine révolutionnaire, la “DC Mini”, qui permet de pénétrer les rêves d’autrui. Et, derrière le cinéma de Kon, on repère les références flatteuses à David Lynch qui, avec son obsession pour les rêves éveillés, les cauchemars devenus réalité et ses distorsions de la perception, nous apprend à être ici et ailleurs, que ce soit aujourd’hui ou demain.
Un cinéma qui dissèque la société et prophétise les années à venir
Le génie de Satoshi Kon réside aussi en sa capacité à analyser la société dans laquelle il se trouve, tout en augurant son sort. En cela, il s’installe comme un cinéaste du temps. Il offre, en effet, dans Millenium Actress, son deuxième film réalisé en 2001, une double vision du Japon : entre celui d’hier et d’aujourd’hui. Deux journalistes recueillent le témoignage de Chiyoko Fujiwara, une ancienne célébrité du cinéma japonais, qui vit enfermée chez elle. Devant ses hôtes du jour, elle déroule l’histoire de sa vie depuis son adolescence comme si le passé et le futur coexistaient. La ville de Tokyo et les habitants qui y fourmillent sont le théâtre de jeu des récits du réalisateur. Dans cette même veine, Tokyo Godfathers (2003) – Prix Mainichi du meilleur film d’animation – raconte les aventures d’un enfant abandonné recueilli par un trio de mendiants qui tentent de retrouver la mère du petit. Inspiré Fils du désert de John Ford (1948), ce film plonge dans un Japon cru et peu représenté : loin des villes, des néons et des grands magasins. Les protagonistes le parcourent de bout en bout et on découvre, alors, une société japonaise au bord de l’implosion où le désespoir et le mal-être se sont nichés un peu partout…
Dans ses films d’animation, le virage social est assumé. Dans Paranoia Agent (2004), une série de treize épisodes, il prophétise les années 2010. En suivant la traque d’un mystérieux gamin agresseur armé d’une batte de base-ball qui terrorise Tokyo, la série glisse progressivement vers le fantastique au gré de personnages tourmentés. Le thème de l’individu aliéné et avalé par la société, assujetti à la rapidité des actions et au culte de la réussite est prépondérant. Les personnages, quant à eux, sont isolés dans leurs téléphones portables. Satoshi Kon avait vu la perversité de cet instrument avant l’heure…
Satoshi Kon, l’illusionniste (2021) de Pascal-Alex Vincent, actuellement en salle