Qui est Elsa Barraine, la compositrice française qui a lutté contre le fascisme ?
Compositrice et musicienne hors pair, Elsa Barraine (1910-1999), d’origine juive, lutta corps et âme contre l’ennemi fasciste pendant la Seconde Guerre mondiale. Adhérente au PCF (Parti communiste français) et fondatrice du Front national des musiciens (FNM) lors de cette période d’effroi, elle batailla, dans la France occupée, pour que la domination culturelle allemande n’évince pas la richesse musicale française. Retour sur une résistante intrépide qui chercha à faire résonner, coûte que coûte, symphonies, cantates, et fugues.
Par Anatole Stos.
1941. La France est séparée en deux depuis près d’un an, entre zone occupée et zone libre. D’un côté, les autorités allemandes, fortes de leur expérience victorieuse en Belgique, annexent le nord du pays et toute la côte Atlantique et font alors main basse sur toutes les institutions. Lille, Brest, Paris, Strasbourg et Bordeaux subissent le joug de l’armée germanique. Les juifs y subissent les lois raciales et les déportations. De l’autre côté, le maréchal Pétain dirige la France depuis Vichy. La compositrice française Elsa Barraine (1910-1999), loin de sa baguette et de son orchestre, aide Ludwig Wolfgang Simoni, un compositeur juif, communiste, et résistant, à passer du côté libre. Dans la clémence du temps printanier de 1943, elle lui obtient une identité d’emprunt, sous le nom de Louis Saguer. Réduite au silence musical, Elsa Barraine devient résistante. Retour sur la vie d’une musicienne engagée, juive et communiste, qui a lutté avec courage contre le fascisme.
Sur chaque photo, Elsa Barraine apparaît avec un foulard sur la tête, à l’image de Simone de Beauvoir, de deux ans son aînée. Son regard, profond, témoigne de son aisance. La compositrice a, en effet, toujours mieux réussi que les autres. Née en 1910, elle est la fille de Mathieu Barraine, un violoncelliste juif et soliste à l’orchestre de l’Opéra de Paris. Sa mère, Octavie, est pianiste amateur. À 9 ans, elle rentre au Conservatoire national supérieur de musique de Paris. Son caractère facétieux plaît à ses camarades de classe dont elle se distingue très vite en obtenant, dès 1925, le premier prix d’harmonie. Deux années plus tard, elle remporte le premier prix en contrepoint et fugue. Paul Dukas, son professeur au conservatoire et grand personnage du monde musical dont l’érudition littéraire ne laisse jamais indifférent, voit en elle un potentiel immense. Son oreille musicale très fine et une qualité d’attention remarquable la pousse à passer le prestigieux concours Prix de Rome en 1928. Sa cantate Heracles à Delphes qu’elle présente alors n’a pas l’approbation unanime du jury. Elle se classe deuxième, mais il en faut plus pour la décourager. Un an plus tard, à 19 ans, elle y retourne. Consciente de son niveau, elle gomme les défauts de l’année passée qui lui ont coûté une place et présente sa nouvelle cantate intitulée La vierge guerrière. Victorieuse cette fois-ci, c’est la 4e femme à recevoir ce prix très convoité – après Lili Boulanger en 1913, Marguerite Canal en 1920 et Jeanne Leleu en 1923. Une période romaine s’offre à elle, de 1929 à 1933, à la Villa Médicis – institution artistique française servant à de jeunes artistes de développer des projets créatifs – dans l’Italie fasciste de Mussolini…
Elle créée pendant ces quelques années sa Première Symphonie (1931), Thème et variations pour piano (1933), imaginés au gré de ses escapades à Naples durant lesquelles elle découvre avec émotion l’éclat de l’art pictural italien. Mais, à l’inverse, des éléments graves et inquiétants l’inspirent : le fascisme mussolinien et la montée du nazisme. Elle crée en 1934 une petite symphonie de six minutes, Pogroms, d’après un texte du poète philanthrope André Spire, préoccupé par le sort à venir du peuple juif. Elle fait de sa musique l’emblème sa pensée anti-fasciste et ses origines juives. Il lui manque une seule chose : adhérer à un parti. En 1938, à la suite des accords de Munich (accords signés entre la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, et l’Allemagne dont les trois premiers font cession à Hitler de la Tchécoslovaquie ), elle adhère au PCF, le Parti communiste français, farouchement opposé à la politique gouvernementale. Pour elle, comme pour tous les partisans de gauche, ce pacte est une trahison. Loin de se résigner au silence et aux jérémiades, elle compose sa deuxième symphonie, Voïna [Guerre], qui se divise en trois parties : un allegro pour les combats, une marche funèbre pour la mort, et un final, plus gai, pour les jours heureux d’après-guerre. Et elle embrasse, en ce sens, les mots de Michel-Léon Hirch, journaliste tchèque, issus de Socialisme et musique: “Mettre au premier plan des loisirs ouvriers la culture de chant choral… tracer des projets de statuts de sociétés chorales populaires et de concours. Le chant en commun, c’est la communion dans la beauté ; c’est dispenser plus que le bien-être matériel, la joie de l’art ressentie dans le groupe…”
De 1936 à 1939, elle officie comme chef de chant à l’Orchestre national de la Radiodiffusion française. Remerciée ensuite parce que juive, à l’instar de son père démis de ses fonction, elle traverse une période délicate. Ça et là, elle donne des cours de piano pour se faire un peu d’argent, ou sert de preneuse de son dans des petits concerts. Le 27 mai 1941, à l’issue d’un appel du PCF, elle constitue en cachette, avec Roger Desormière et Louis Durey, le Front National des Musiciens (FNM)… Ils prônent“ la contrebande musicale” et publient un journal clandestin : Musiciens d’aujourd’hui. L’objectif est simple: jouer ce qui est interdit, préserver la culture française, dénoncer la propagande fallacieuse des allemands, et composer des chansons de soutien aux maquisards… Mais, en 1942, on sonne à sa porte. Elle est arrêtée par la milice de Vichy. A-t-elle des liens avec le Parti communiste ? Elle nie pour sa survie. Et est relâchée grâce à la bienveillance d’un fonctionnaire de la Préfecture de Police de Paris. Deux années plus tard, encore recherchée par les Allemands, elle entre en clandestinité et se procure des faux papiers. Voilà Catherine Bonnard. C’est sous ce nom qu’elle signe Avis, son premier morceau depuis cinq ans en hommage à un résistant communiste fusillé par les Allemands, sur un poème de Paul Eluard. En 1944, dans sa chambre 8 rue de la Grande-Chaumière, elle voit enfin le visage souriant d’un Paris libéré. Récompensée, ovationnée, elle fait partie des comités de restructuration musicale du pays. Sa popularité explose. Elle fait les gros titres des journaux… et les commandes affluent. La voilà, à réaliser des musiques de films pour Jean Grémillon, Jean-Paul Le Chanois ou Louis Daquin… La résistante est demandée partout. “A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire” disait Corneille.