11 sept 2020

Que vaut le premier film tunisien nommé aux Oscars avec Monica Bellucci ?

Dans “The Man Who Sold His Skin”, la superstar du cinéma incarne une galeriste prête à tout pour promouvoir une œuvre un peu spéciale… Le dos d’un homme. Retour sur le film de la cinéaste Kaouther Ben Hania – que Numéro avait eu l’occasion de voir à la 77e édition de la Mostra de Venise en septembre dernier – qui a offert hier à la Tunisie sa première nomination aux Oscars, dans la catégorie “meilleur film international”.

Monica Bellucci dans “The Man Who Sold His Skin” de Kaouther Ben Hania

En 2017, Cannes vibrait au rythme des projections de The Square, un film qui en a intrigué beaucoup, puisqu’annoncé comme une satire cruelle du monde de l’art contemporain. À l’issue de la quinzaine, l’œuvre du Suédois Ruben Östlund remportait la Palme d’or tant convoitée. Aujourd’hui, trois ans sont passés, le Festival de Cannes n’a pas eu lieu, et, à Venise, The Man Who Sold His Skin (L’Homme Qui Avait Vendu Sa Peau) vient reprendre le flambeau.

 

Si The Square s’est révélé être davantage une chronique du malheur des riches qu’une véritable étude du monde de l’art, le film de la cinéaste tunisienne, n’a pas non plus cette prétention. Il dresse le tableau d’un monde où se cotoient amour passionnel et avidité, entraide et coups bas, naïveté et injustice.

 

Inspiré du travail de Wim Delvoye, un artiste plasicien belge qui dénonce la société de consommation et l’exploitation animale à travers des œuvres de cochons tatoués – dans une scène du film, on aperçoit même le personnage principal passer à côté de l’une d’entre elles aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (à Bruxelles) – qui élève ses bêtes en Chine, leur recouvre la peau sous anesthésie, les laisse vivre et, une fois morts, les naturalise pour les exposer, The Man Who Sold His Skin pointe du doigt une des tares du monde moderne : l’exil politique. L’histoire est axée sur Sam Ali (Yahya Mahayni), un Syrien impulsif éperdument amoureux d’une jeune femme. Dans leur pays, les deux amants ont l’intention de se marier mais le gouvernement en a décidé autrement : l’homme est enfermé pour avoir crié “il faut faire la révolution !” dans un bus tandis que la femme est promise à un homme qui la dégoûte. Grâce à lui, elle obtient l’asile en Belgique. Sam Ali, lui, se réfugie au Liban, rêvant de rejoindre sa belle en Europe.

 

À la croisée de l’absurde et de l’engagement

 

 

Bloqué à Beyrouth, Sam Ali est engagé dans une usine où il trie des poussins à la chaîne et, lors d’un vernissage d’exposition, rencontre une mystérieuse galeriste – Monica Bellucci en blonde peroxydée – qui lui présente une star du monde de l’art contemporain (Koen de Bouw). Connu pour ses œuvres ultra sulfureuses, l’homme au regard maquillé de khôl et aux ongles vernis de noir offre l’asile politique au Syrien, à une condition : il fera de son dos une œuvre d’art.

 

Sur fond d’histoire d’amour impossible – les deux amants ne cessent de s’appeler en cachette et ne vivent que pour se retrouver – Kaouther Ben Hania réussit le tour de force de divertir et même d’amuser alors qu’elle pointe du doigt des réalités sordides. D’abord, celle de la terrible situation politique en Syrie – connue de tous mais souvent abordée au cinéma à coups de drames ultra violents – et de la difficulté, voire de l’impossibilité, pour les ressortissants du pays d’obtenir l’asile en Europe – ici, la seule solution étant de vendre sa peau à un artiste qui y tatouera un visa. Ensuite, le cynisme endémique au monde de l’art contemporain : en référence à Tim (2006) – l’œuvre de Wim Delvoye tatouée sur le dos d’un homme et vendue 150 000 € à un collectionneur allemand –, la cinéaste tunisienne dresse avec humour (certes, amer) le portrait d’un monde vouant un culte à la démesure. Acheter la peau d’un homme ne peut t-il pas être apparenté à du trafic d’êtres humains ? Arguer qu’il soit consentant, alors même qu’il n’a pas eu d’autre choix pour fuir la guerre, n’est t-il pas immoral ?

 

À travers des scènes grotesques – comme le perçage en gros plan d’un bouton purulent sur le dos de Sam Ali tandis que, dans le musée, l’œuvre est marquée comme “en restauration” ou la vente aux enchères du tatouage qui vire au mouvement de foule –, celle qui a mis en scène le calvaire bureaucratique d’une victime de viol en Tunisie dans La Belle et la meute (nommé dans la section Un certain regard à Cannes en 2017), évite l’écueil dans lequel était tombé The Square : elle se moque mais pour dénoncer, sans jamais gêner et donc, sans ennuyer.

 

 

The Man Who Sold His Skin (2020) de Kaouther Ben Hania, en compétition dans la catégorie “meilleur film international” aux Oscars 2021.