Pourquoi il faut aller voir le nouveau film de Ladj Ly, Bâtiment 5
À l’heure où le climat semble plus que jamais tendu en France, le nouveau film de Ladj Ly, Bâtiment 5, tombe à point nommé. Entre luttes sociales musclées et défense des souvenirs d’enfance, voici ce qu’il faut penser de ce long-métrage dont la sortie en salle est prévue le mercredi 6 décembre 2023.
par Delphine Roche.
Les Misérables, précédent opus de Ladj Ly primé à Cannes, aux César, ayant même représenté la France aux Oscars, s’achevait sur un face-à-face tendu entre un préadolescent victime d’une bavure policière, et un officier de la BAC – le premier armé d’un cocktail Molotov, le second d’un revolver. Tourné à Clichy-sous-Bois, le film qui évoquait le harcèlement quotidien de la police dans les quartiers, et la vie sociale qui y règne, plongeait le spectateur dans une escalade inéluctable vers la violence, au cœur d’une spirale infernale anxiogène. Avec des moyens réduits, des stratégies d’entraide et de débrouille, pour cause d’absence de financements, le réalisateur signait alors une véritable tragédie moderne, qui avait aussi le mérite de contrecarrer les clichés lus, vus, colportés et entendus, sur les fameuses “banlieues”. Lui qui a grandi dans la Cité des Bosquets à Montfermeil, connaît de première main les réalités du terrain.
Bâtiment 5, le nouveau film de Ladj Ly qui interroge sur la question du logement
Situer son nouveau film dans une ville cette fois fictive, Montvilliers, lui permet d’y concentrer des faits et des personnages ayant existé en différents lieux et époques. C’est ici la question du logement qui domine : le personnage principal, Haby, lutte contre le projet de démolition du Bâtiment 5 où elle a grandi, et où sa mère est propriétaire d’un appartement. Ces immenses barres d’immeuble qui représentaient, à l’époque de leur construction dans les années 60, une fierté française, n’ont pas tardé à tomber dans l’insalubrité. Dans le dossier de presse du film, le professeur et auteur d’un essai sur la Cité des Bosquets, Jean-Riad Kechaou, livre un grand nombre de clés et d’éléments historiques expliquant comment ces copropriétés se sont retrouvées rapidement surendettées, et ont cessé d’être entretenues.
Désertées par leurs propriétaires initiaux, elles ont alors recueilli “tous les refoulés du système : population immigrée, pauvre et dans des situations sociales souvent précaires.” Dans Bâtiment 5, le projet d’urbanisation visant à “revaloriser” l’habitat va de pair avec celui de se débarrasser de tous ces corps excédentaires, non désirés par le nouveau maire. Ladj Ly a lui-même vécu, a-t-il raconté, la destruction du bâtiment où il avait grandi et un relogement – souvent synonymes d’éloignement géographique ou de nouveaux espaces trop exigus pour accueillir des familles nombreuses, ainsi désignées comme anormales, barbares ou problématiques.
Au même moment, l’artiste Rayane Mcirdi qui a grandi entre Asnières-sur-Seine et Gennevilliers, et qui est l’auteur de nombreux films entre documentaire et fiction, évoque dans Le Croissant de feu la façon dont les politiques de rénovation urbaine (ici, la destruction de la barre d’immeuble des Gentianes) sont souvent pensées pour contrôler et réguler des corps qui clairement, n’utilisent pas l’espace de la « bonne » manière. Dans Le Croissant de feu, les lieux permettant le rassemblement sont voués à disparaître. Dans Bâtiment 5, le nouveau maire ne tarde pas à faire passer un couvre-feu interdisant aux mineurs de sortir le soir et de sortir par groupes de plus de trois individus. L’arrivée de réfugiés syriens à Montvilliers, tous chrétiens (et non musulmans), suscite ainsi une question d’un journaliste sur l’immigration choisie : il existe clairement des “bons” et des “mauvais” sujets parmi les non-blancs.
“Je suis une Française d’aujourd’hui. » Anta Diaw (Haby) dans le film Bâtiment 5.
Effrayé par la population de sa propre ville qui se révolte face au plan de relogement et au couvre-feu, le maire par intérim de Bâtiment 5 utilise la police et les CRS comme entremetteurs privilégiés, et bien musclés, dans ses rapports avec elle. Humiliations, violences, domination exercée par la force, complicité de la seule personne noire et issue du même tissu social (son adjoint), qui se sait dès que la tension monte, être la première cible de la colère… Lorsque l’évacuation express de la barre d’immeuble est ordonnée sous un prétexte de sécurité, la spirale infernale qui se resserrait déjà dans Les Misérables, nous prend une nouvelle fois à la gorge.
Tourné avant les révoltes urbaines de juin et juillet, Bâtiment 5 semble les préfigurer. La prescience du réalisateur n’a malheureusement rien de magique, et doit tout à sa connaissance de la micro-réalité sociale et politique, avec sa cohorte de maires cyniques ou corrompus, petites compromissions quotidiennes, hiérarchisation des catégories de citoyens dans un pays qui se drape pourtant dans l’étendard de l’égalité entre tous. Face à l’inacceptable surgissent alors deux attitudes. Celle de l’héroïne du film, Haby, qui lutte fièrement et dignement avec les armes du militantisme et de la politique. Et celle de son ami Blaz submergé par la rage. Ladj Ly expose la mécanique qui mène aux explosions de violence qui font les gros titres tapageurs des médias, sans adouber ni condamner ces actes.
“ [Le personnage de Blaz] représente la lassitude puis la folie, parfois au sens psychiatrique du terme, qui peut s’emparer de ces gens qui en dépit d’une éducation, d’études, se retrouvent dépassés par le désœuvrement puis le désespoir et finissent par vriller.” Car c’est à une forme de mort sociale que sont condamnés tacitement les habitants du Bâtiment 5. Le réalisateur imprime cette mort symbolique devenue réelle, dans sa mise en scène, en filmant l’interminable trajet descendant d’un cercueil qui, faute d’ascenseurs fonctionnels, doit être porté dans les escaliers. Cette séquence tient à la fois d’une piéta moderne et d’un portrait de groupe, où sont réunis dans un effort commun pour mouvoir le cercueil dans des espaces exigus, de nombreux visages de la diversité française. “Je suis une Française d’aujourd’hui”, répondait le personnage d’Haby à un intervieweur, pendant sa campagne électorale. Une France que certains préfèreraient effacer de l’espace urbain et des mémoires.
Bâtiment 5, une œuvre engagée qui invite à un débat citoyen
Le début de Bâtiment 5 figure une plongée aérienne filmée au drone, plan virtuose et célébratoire que l’on retrouve dans de nombreux clips de rap. Cette figure de style trouve son écho sépulcral lorsque le même plan semble s’enrayer, la caméra venant se positionner juste au-dessus de la barre d’immeuble qui dans la nuit, prend l’allure d’un monolithe noir ou d’un immense cercueil. Plus qu’un film, Bâtiment 5 est une occasion de débat citoyen et d’échanges au sujet des problématiques de logement, et son distributeur, Le Pacte, organise autour de sa promotion dans tout le pays des rencontres avec le secteur associatif et de nombreux acteurs engagés dans la politique des villes. À l’heure où le climat semble plus que jamais tendu en France, le film de Ladj Ly tombe donc à point nommé.
Bâtiment 5 (2023) de Ladj Ly, avec Anta Diaw et Alexis Manenti, au cinéma le 6 décembre 2023.