“Portrait de la jeune fille en feu” : les vertiges de l’amour avec Adèle Haenel
Pour son quatrième film, Céline Sciamma nous emporte dans une maison isolée au bord de la mer, en 1770. La jeune artiste Marianne (Noémie Merlant) est embauchée pour peindre la noble Héloïse (Adèle Haenel), promise à un mariage en Italie. Une histoire d’amour entre cette peintre et celle qui fut pendant quelques jours son modèle.
Par Olivier Joyard.
“Prenez le temps de me regarder”. C’est une femme qui parle, une professeure de peinture, dans la scène d’ouverture du magnifique quatrième film de Céline Sciamma. Elle s’adresse à ses étudiantes dans le cadre corseté du XVIIIe siècle, tenant momentanément le rôle de celle qui pose, lors d’un cours. Mais il semble évident que nous pourrions vivre cela aujourd’hui, dans un monde du cinéma où la représentation s’impose comme un enjeu intime et politique, en même temps qu’une terre à défricher. L’appel est net, clair et précis, en une poignée de mots qui sous-tendent de bout en bout ce Portrait de la jeune fille en feu : le moment est venu de scruter en détails ce qu’auparavant nous n’avions pas la force de voir, d’embrasser les récits, les corps, les visages que nous ne voulions pas regarder, de constater quelle libération pourrait naitre de ce changement de focale.
Portrait de la jeune fille en feu s’autorise déploie son récit en suivant le choix de la post-adolescente, culminant dans une scène incroyable, pour ainsi dire jamais vue, sur la question du refus de la maternité.
À partir de cette ouverture qui met le regard en éveil, nous sommes prêts à tout, les yeux grands ouverts. Le film peut alors basculer en flash-back vers son véritable cœur, une histoire d’amour d’ordinaire invisible à l’œil nu – en tous les cas dans une société régie par le cadre masculin dominant – entre cette peintre et celle qui fut pendant quelques jours son modèle. Nous sommes invités auprès d’elles, dans une maison isolée au bord de la mer, en 1770. La jeune artiste Marianne (Noémie Merlant, une révélation) est embauchée pour peindre la noble Héloïse (Adèle Haenel, à son sommet), promise à un mariage en Italie. A travers ce portrait, Héloïse doit a priori renvoyer ce que son futur mari et l’univers dans lequel elle évolue attendent d’elle : l’image d’une femme respectable mais sans mystère, presque sans intériorité. Marianne, de son côté, doit se conformer à ce que l’art officiel attend d’elle : rester timide et académique, ne pas viser le chef-d’œuvre.
Le film suit pas à pas la fabrication de ce tableau, à travers des scènes suspendues qui sont autant de rituels de mise en place du regard. Sauf que quelque chose se grippe. Il manque un trouble. Ratures, essais inaboutis, recommencements… Quand Marianne présente la première version du portrait à Héloïse, celle-ci montre sa déception et quelque chose se noue de manière définitive entre les deux femmes. Créer un tableau devient pour elles une nouvelle façon de vivre. Le rapport de pouvoir entre artiste et modèle se transforme, pour laisser place à une structure égalitaire où le désir circule, brûlant tout sur son passage. Le feu du titre devient alors celui du film, qui décrit une prise de pouvoir commune de la part d’héroïnes découvrant et utilisant les potentialités créatives de leurs corps et de leurs regards, ce qu’une partie encore trop ténue de la critique appelle le “female gaze” – intraduisible dans sa subtilité en français, l’expression signifie à peu près “regard féminin”. Cet enjeu politique et esthétique contemporain majeur, Céline Sciamma s’en empare avec un courage et une détermination impressionnants, d’autant qu’elle ne se limite pas à raconter l’histoire de deux femmes. Elle élargit l’imaginaire, montre les échappées vibrantes qu’autorise une nouvelle perspective.
C’est d’abord à travers l’art et la représentation que Céline Sciamma situe la dimension politique de ce film. Elle nous fait comprendre que la question du regard est toujours sujette à interprétation et n’a que trop rarement été interrogée par les hommes qui l’ont utilisée pour regarder des femmes.
Au duo central du récit s’ajoute une troisième femme, Sophie (Lou Anna Bajrami), jeune servante dont nous découvrons qu’elle est enceinte mais ne souhaite pas garder l’enfant. Le moment de la découverte est splendide car il invente un trajet cinématographique, un pont construit par la mise en scène entre les sensations et les organes de ces femmes. Marianne se rend compte en pleine nuit qu’elle a ses règles et demande de l’aide à Sophie pour lui confectionner une bouillote afin d‘apaiser ses douleurs. Cette dernière s’exécute et lui explique que de son côté, elle n’a pas saigné depuis plusieurs mois – elle aimerait que la situation cesse. Si un désir est exprimé, une histoire doit être racontée. Portrait de la jeune fille en feu s’autorise alors à déployer son récit autrement, pour suivre en parallèle le choix de cette post-adolescente, culminant dans une scène incroyable, pour ainsi dire jamais vue, sur la question du refus de la maternité.
On pourrait reprocher au film la manière en apparence un peu sage dont il montre les élans sensuels entre Marianne et Héloïse, une fois qu’elles ont compris que leur histoire d’amour et leur projet figuratif – faire du portrait qu’elles doivent produire ensemble un élément de leur émancipation secrète – doivent concorder. C’est vrai, Sciamma ne s’empare pas toujours des chairs à la hauteur du désir lesbien dont elle montre la force. Mais c’est aussi parce que son projet est différent et nécessaire, à l’inverse par exemple de celui d’Abdellatif Kechiche dans La Vie d’Adèle. C’est d’abord à travers l’art et la représentation que Céline Sciamma situe la dimension politique de ce Portrait de la jeune fille en feu. Avec patience et précision, elle nous fait comprendre que la question du regard est toujours sujette à interprétation et n’a que trop rarement été interrogée par les hommes qui l’ont utilisée pour regarder des femmes – la cinéaste utilise d’ailleurs le mythe d’Orphée et Eurydice pour appuyer son argument, lui donner une dimension éternelle.
L’émotion ne peut surgir qu’après cette mise au point.Cela peut donner au film des contours un peu froids. Mais la récompense est permanente pour les spectateurs et spectatrices qui accepte d’épouser ce cheminement. C’est ce que prouve l’une de images les plus puissantes vues à Cannes et au cinéma depuis des années, dans la dernière partie du film. Alors qu’Héloïse pose nue face à Marianne, elle demande à cette dernière de se dessiner elle-même, pour conserver un souvenir quand elles ne pourront plus se voir. Marianne place alors un miroir à l’endroit du sexe de son amante, pour voir son propre visage dans le reflet. Elle peut commencer à dessiner. Le vertige est total, quand ces deux corps et leurs représentations se mêlent dans un seul geste d’amour et d’art. Après Naissance des pieuvres, Tomboy et Bande de filles, Céline Sciamma signe ici son meilleur film. On s’en souviendra dans quelques années pour sa force émotionnelle et le tournant historique vers une libération des regards qu’il aura accompagné. En attendant, prenons le temps de le regarder.
Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. Sortie le 18 septembre.