23 juin 2020

Noémie Merlant, l’actrice qui dévergonde le cinéma français, se confie

Mercredi, l'actrice française sera à l'affiche de “Jumbo”, le premier film de la cinéaste belge Zoé Wittock où elle incarne Jeanne, une jeune femme objectophile, amoureuse d'une attraction de fête forraine.

Propos recueillis par Chloé Sarraméa.

© Caroline Fauvet

Si certaines personnes objectophiles sont amoureuses d'objets inanimés, Noémie Merlant, elle, est amoureuse du cinéma. Ou plutôt des histoires qui s'y racontent. Pour Lou Jeunet, l'ancienne danseuse et mannequin aux airs tendres et au phrasé timide a accepté de prêter ses traits à l’écrivaine Marie de Heredia, coupable d’adultère à la fin du XIXè siècle dans Curiosa (2019), pour Marie-Castille Mention-Schaar, elle a incarné Sofia, une ado sous l’emprise de l’Etat islamique dans Le ciel attendra (2016), tandis que pour Céline Sciamma, elle a campé une peintre brûlante de désir pour son modèle, Adèle Haenel, dans l’incontournable Portrait de la jeune fille en feu, prix du scénario l’an dernier à Cannes. En bref, Noémie Merlant est mue par une certaine idée des personnages féminins à l’écran : ils sont forts, iconoclastes et se défont de toutes les injonctions à la normalité. Dans Jumbo, réalisé par Zoé Wittock et en salle mercredi, elle incarne le personnage de Jeanne, une jeune fille gauche se refusant à vivre une sexualité conventionnelle. Rencontre.

 

 

Numéro : Dans Jumbo, vous interprétez le rôle de Jeanne, une jeune femme incomprise qui tombe amoureuse… d’une machine. Comment appréhender un rôle comme celui-ci ?

Noémie Merlant : J’ai préparé le rôle avec la réalisatrice, Zoé Wittock, bien en amont du tournage. Elle avait rencontré Erika Eiffel – une femme objectophile qui est tombée amoureuse de la tour Eiffel et l’a épousée – et m’a montré un documentaire, Women that Are Attracted to Objects, dans lequel beaucoup de femmes parlent de ce rapport particulier à l’amour et aux objets. Ça m’a beaucoup aidé. Évidemment, c’était compliqué au départ, parce que ce n’est pas une relation amoureuse comme on a l’habitude d’en voir au cinéma et aussi parce que j’avais l’impression de jouer seule… Il a donc fallu que je m’invente un dialogue intérieur pour faire naître la passion entre Jeanne et Jumbo.

 

 

Vous saviez que certains autistes ont aussi des rapports fétichistes aux objets ? 

Dans le film, Jeanne n’est pas autiste. C’est un personnage qui a un rapport au monde et une sensibilité à part, elle est très introvertie. Quand elle est entourée d’humains, elle est très fermée et mal à l’aise, notamment avec sa mère, interprétée par Emmanuelle Bercot. En revanche, quand elle est avec Jumbo, elle est elle-même et lumineuse. Elle a la tête dans les étoiles.

 

 

“Une actrice passe son temps à fuir sa réalité”

 

 

Justement, le film traite aussi des relations parentales et notamment de la difficulté pour les parents d’accepter ses enfants tels qu’ils sont et les adultes qu’ils deviennent. Etes-vous devenue la personne dont vos parents rêvaient ? 

Jumbo questionne complètement cela et surtout la façon dont Jeanne gère le regard de sa mère, elle qui la trouve différente, trop en marge. Moi, j’ai toujours été ce que mes parents voulaient que je sois, jusqu’à récemment où j’ai pris des chemins qui ne sont pas ceux qu’ils auraient imaginé pour moi…

 

 

En revoyant le Portrait de la jeune fille en feu (2019), quelque chose m’a frappé : dans ces deux films, les vies des personnages sont bouleversées par leur sexualité. Chez Céline Sciamma, l’amour interdit et impossible, et chez Zoé Wittock, une sexualité que l’on pourrait qualifier de “déviante”. Pensez-vous que nos vies peuvent être chamboulées par nos désirs charnels ?

Je suis en plein dans ces questionnements là en ce moment… J’aimerais apporter des réponses mais je crois que l’on se pose ces questions toute sa vie (ou on ne se les pose jamais vraiment) ! En fait, que ce soit dans Jumbo ou dans le Portrait de la jeune fille en feu, il s’agit de nouveaux imaginaires et de récits peu ou pas assez racontés à l’écran : ce sont des sexualités différentes, des épanouissements autres et des histoires d’amour particulièrement hors normes et puissantes – notamment celle de Jeanne. Ça nous emmène ailleurs et nous permet d’élargir notre vision.

Le film de Céline Sciamma porte aussi sur la difficulté de se retrouver face à une vie dont on est le spectateur et, à travers la réalisation du tableau, face à son image. En tant qu’actrice, n’est-il pas difficile de se retrouver constamment confrontée à son visage en gros plan ?

Quand on est actrice, on passe son temps à fuir notre réalité intime en passant d’un personnage à l’autre et on n’est jamais réellement face à soi-même. On est effectivement en permanence en train de se regarder mais, en même temps, on est toujours la projection d’une autre réalité, d’une autre vie, d’un autre personnage, on est sans cesse dans l’optique d’incarner les désirs des autres. 

 

 

Dans le Portrait de la jeune fille en feu, il est aussi question de regards amoureux, où l’on n’arrive pas à arrêter de sourire, on est gênés mais en même temps très à l’aise, on ne comprend pas vraiment ce qu’il se passe… Idem dans Jumbo, mais avec une machine. Pensez-vous qu’il faut avoir vécu ça pour l’incarner correctement à l’écran ?

C’est une bonne question : est-ce que des gens n’ont jamais vécu ça ? J’ai du mal à croire que personne n’ait jamais été amoureux. Je ne dis pas forcément vivre une histoire d’amour mais éprouver un désir pour quelqu’un – ou quelque chose, comme dans Jumbo. Quand je devais regarder la machine, je réfléchissais à la façon dont j’ai pu me comporter quand je désirais quelqu’un, aux automatismes, à la manière dont on se dévore du regard, à la gêne qu’on peut ressentir, à cette intimidation qui nous fait nous sentir con et rougir… Il fallait penser à tout ça et rendre ces sentiments plausibles avec Jumbo. Est-ce qu’on est obligés d’avoir tout vécu pour incarner un personnage ? Je ne pense pas. Je n’ai jamais eu d’histoire d’amour avec un objet.

 

 

Portrait de la jeune fille en feu a parfois été ressenti comme une attaque”

 

 

Vous avez été majoritairement dirigée par des femmes (parmi lesquelles Mélanie Laurent, Lou Jeunet, ou encore Marie-Castille Mention-Schaar). Ce sont des ambiances de travail plus apaisantes ?

C’est vrai que j’ai plus tourné avec des femmes qu’avec des hommes et c’est un pur hasard. Je ne sais pas si c’est plus apaisant… Je n’ai pas la sensation d’être plus cajolée avec des femmes mais ça dépend surtout du film qu’on fait et des thématiques qu’on aborde. Le film de Céline Sciamma parle de l’intimité profonde de femmes donc c’était très doux, on se sentait dans une bulle.

 

 

Le Portrait de la jeune fille en feu fait un carton aux Etats-Unis. Pourquoi, à votre avis ? 

Céline Sciamma répondrait mieux que moi à cette question… Aux États-Unis, le manque de représentation d’imaginaires féminins est une question très présente, peut être plus qu’en France. J’ai eu la sensation qu’ici, le film a pu être ressenti comme une attaque alors qu’il est une invitation. Il faut quand même se souvenir que #MeToo a commencé outre-Atlantique et que les questionnements sur le female gaze [les représentations du désir féminin à l’écran] aussi. Le Portrait de la jeune fille en feu est un film d’époque, qui se passe en France et il y a peut-être aussi une fascination des Américains là-dessus.

 

 

Jumbo (2020) de Zoé Wittock, en salle mercredi.