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Weyes Blood, la chanteuse adoubée par Lana Del Rey qui ensorcelera le Pitchfork Festival
Auteure de l’étourdissant et acclamé Titanic Rising (2019), la chanteuse, songwriteuse et musicienne californienne Natalie Mering alias Weyes Blood, 35 ans se produira au prestigieux Pitchfork Music Festival le 8 novembre 2023, à Paris. Elle y défendra son cinquième studio, le puissant And In The Darkness, Hearts Aglow. Un disque de pop-folk épique, baroque et sublime qui décrit un monde en perdition, meurtri par les algorithmes et le chaos climatique. Rencontre avec une artiste ensorcelante qui a collaboré avec Lana Del Rey et Oneohtrix Point Never.
propos recueillis par Violaine Schütz.
Une voix ensorcelante proche de celle de Joni Mitchell, un charisme chamanique digne de celui de Kate Bush et l’aura d’une actrice évoluant dans le cinéma indépendant américain… À la loterie des dons, la chanteuse, songwriteuse et musicienne californienne Natalie Mering alias Weyes Blood a laissé très peu d’atouts aux autres. Après l’étourdissant et acclamé Titanic Rising (2019), l’artiste née à Santa Monica (installée à Los Angeles) et âgée de 35 ans est programmée au prestigieux Pitchfork Music Festival, à Paris, le 8 novembre 2023. Elle y défendra son sublime cinquième studio, le puissant And In The Darkness, Hearts Aglow.
Weyes Blood, l’une des plus belles voix du moment, adoubée par Lana Del Rey et Oneohtrix Point Never
Ce disque de pop-folk épique, baroque et sublime décrit un monde en perdition, meurtri par les algorithmes et le chaos climatique. Sa voix, l’une des plus belles habitant actuellement un corps animé, apparaît comme un phare dans la nuit. La beauté de son organe aux vertus élégiaques, couplée à des mélodies orchestrales enlevées, prouve, à elle-seule, qu’on a raison de continuer à se battre dans un environnement plus que tourmenté. Rencontre avec une artiste essentielle qui compte parmi ses fans et ses collaborateurs Lana Del Rey, Oneohtrix Point Never, John Cale (Velvet Underground), Ariel Pink ou encore Beck.
Interview de la chanteuse Weyes Blood sur son album And In The Darkness, Hearts Aglow
Numéro : Votre album And In The Darkness, Hearts Aglow fait partie d’une trilogie débutée avec votre précédent disque : Titanic Rising (2019). Quels sont les thèmes principaux abordés par cette trilogie ?
Weyes Blood : Mon précédent album visait à observer les choses à venir et à tirer la sonnette d’alarme sur ce qui pourrait arriver en termes de changement climatique. J’y décrivais un monde courant à sa perte, tandis que cet album consiste à se tenir au cœur de tout cela, au centre du cyclone, et à vivre pour de bon les conséquences des choses que je redoutais. Il n’y a plus de débat possible. C’est devenu notre réalité. And In The Darkness, Hearts Aglow s’inscrit dans la continuation de Titanic Rising, mais j’aborde ces sujets de manière plus intérieure. Parce que le monde extérieur est devenu un tel lieu d’instabilité et de changements irrévocables (notamment écologiques) que nous devons aussi faire face aux répercussions internes. Et mon prochain album parlera peut-être d’espoir.
« Je me suis vraiment améliorée, musicalement, après avoir enfin vécu un vrai chagrin d’amour. » Weyes Blood
Vous avez commencé par faire de la musique très bruyante et expérimentale dans des groupes noise d’Oregon dans les années 2000. Aujourd’hui vous mêlez la structure et l’abstraction, la musique psychédélique et la pop orchestrale baroque. Comment voyez-vous votre évolution musicale ?
Je pourrais comparer cela à un sculpteur ayant passé les trois ou quatre premières années de sa carrière à briser le marbre pour voir comment il s’effondrerait. Puis, au fil du temps, j’ai lentement appris à sculpter réellement. Lors de mes premières expériences sonores, j’écrivais des chansons très primitives car je découvrais à peine comment tout cela fonctionnait. Mais une fois que j’ai su que je pouvais placer les sons dans le contexte d’une forme d’art plus compliquée, de chansons plus traditionnelles, j’ai changé de mode de composition. Je suis plus adepte de songwriting traditionnel aujourd’hui.
Vous avez une voix exceptionnelle. Avez-vous pris des cours ?
Enfant, j’ai chanté dans une chorale. Et quand tu chantes avec des gens, ça aide à t’améliorer parce que tu dois apprendre à être en accord avec eux. C’est ainsi que j’ai compris comment créer de l’harmonie. Au lycée, j’ai tenté plein de choses différentes avec des groupes, puis il y a eu les tournées. Mais ma voix n’était pas géniale. Je me suis vraiment améliorée, musicalement, après avoir enfin vécu un vrai chagrin d’amour et que j’ai éprouvé un sentiment de vide à la fois physique, émotionnel et social. C’est là que j’ai vraiment eu le blues, ce qui a changé la qualité de ma voix. Car je pense que l’on ne peut réellement apprendre à chanter que lorsqu’on a ressenti une souffrance totale.
Vous avez grandi dans une famille très religieuse, pentecôtiste. Cela a-t-il influencé votre manière de composer de la musique ?
Cela a créé un espace pour moi dans lequel je me suis posé de plus grandes questions. Du coup, je ne suis pas satisfaite d’écrire juste une chanson d’amour. Je veux toujours approfondir mes paroles et y inscrire des thèmes comme ceux de la rédemption et du salut. Des mots dont les gens n’aiment plus parler, parce que cela semble tellement hors de propos. Il était important pour moi de ramener ces thèmes dans ma musique, de la même manière que penser à ces sujets, enfant, m’a aidée.
« J’aime l’idée de devenir une fleur, soit quelque chose de doux et de pliable qui peut résister à tout. » Weyes Blood
Essayez-vous également de ramener l’esprit de communion et de transcendance cher au sacré dans votre musique et vos concerts ?
Absolument. J’espère faire sortir les gens de leur état d’esprit et les amener dans le moment présent. Parce que je pense que cela fait partie de ce qui rend la musique si transformatrice et magique. Quand on se retrouve dans une pièce avec un groupe ou un artiste solo, on ne pense pas à être ailleurs. On ne regarde plus son téléphone et on ne pense plus. Si on n’est pas en train de prendre des photos avec son téléphone pour les poster sur les réseaux sociaux, on se laisse submerger par le présent et on peut l’aimer pleinement. Je pense que c’est là que ça peut être transcendant. Et j’espère donner aux gens ce genre d’opportunités : profiter de ce qui passe en live sans la notion de production d’un objet derrière. J’aime la fragilité de l’art et des performances. Ce n’est pas totalement numérisé, ce qui est infiniment inspirant.
Quand on écoute votre musique, de nombreuses images naissent, comme dans un film. Quand vous chantez que vous vous sentez seule à une fête, par exemple, on vous voit vraiment assise, seule, au milieu de cette fête…
J’essaie de composer de la musique avec une qualité narrative et cinématographique. Ma façon d’écrire des chansons lorgne en effet du côté de l’écriture de scénarios. Le film est l’un des rares formats à toujours être autorisés à être longs. Et j’espère que mes chansons peuvent être autorisées, elles aussi, à être longues et qu’elles possèdent un véritable arc narratif. Je suis aussi très influencée par le cinéma, notamment par des réalisateurs comme Paul Schrader, qui a souvent abordé dans ses films le thème de la rédemption. En dehors du cinéma, je dirai que j’aimerais que cet album s’écoute comme on lirait un roman d’amour. Il est très romantique et à combustion lente. La lueur commence à s’allumer lentement, avant, je l’espère, de s’embraser un peu plus.
Quelle est la chanson dont vous êtes le plus fière sur l’album ?
J’aime beaucoup God Turn Me Into a Flower. D’abord parce que j’ai travaillé avec le producteur Daniel Lopatin alias Oneohtrix Point Never dessus, dont je suis très fan. C’est aussi un accomplissement pour moi d’avoir réussi à mettre en mots la volonté d’accepter ce qui arrive dans le monde et dans la société, sans ressentir un sentiment de défaite ou d’hystérie. C’est un morceau très cathartique qui parle du mythe de Narcisse. Narcisse n’est pas mort. Dieu l’a transformé en fleur après qu’il n’ait pas reconnu son reflet dans l’eau. Contrairement à ce que l’on croit, il n’était pas obsédé par son apparence. Il a juste pris son reflet pour quelque chose d’autre. J’aime l’idée de devenir une fleur, soit quelque chose de doux et de pliable qui peut résister à tout. Et l’accepter.
« Je ne sais pas si les artistes peuvent vraiment faire bouger l’aiguille, politiquement parlant. » Weyes Blood
Votre musique est si intemporelle qu’on peut se demander si vous êtes à l’aise dans votre temps…
C’est drôle que vous disiez ça car beaucoup d’artistes que j’aime étaient un peu en dehors de leur temps, décalés, à l’image du chanteur et compositeur Scott Walker. Il n’appartenait à aucun espace-temps précis. Et les Beach Boys ont chanté un morceau intitulé I Just Wasn’t Made for These Times (1966). De mon côté, je ne me suis jamais vraiment pleinement identifiée à mes contemporains. Peut-être parce que j’ai été élevée par une famille très religieuse et que ma mère me faisait côtoyer des œuvres très anciennes. J’ai grandi en regardant des films des années 1940 et en écoutant Judy Garland. Je regarde encore beaucoup de vieux aujourd’hui et je m’inspire beaucoup des compositeurs de musique classique. Donc, oui, d’une certaine manière, je suis plus à l’aise avec les vieilles choses et avec le voyage dans le temps.
Vous avez collaboré avec Lana Del Rey. Avez-vous l’impression de faire partie d’une famille de femmes auteures-compositrices-interprètes ?
Je pense que nous sommes toutes dans le même bateau et que nous avons atteint le sommet de la vague dans le sens où nous sommes le premier groupe de femmes musiciennes nombreuses à être toutes autorisées à être ce que l’on veut être. Nous ne sommes pas constamment comparées les unes aux autres. Autrefois, on avait l’impression qu’il ne pouvait y avoir qu’une seule femme dans un genre musical qui pouvait réussir. Plusieurs femmes auteures-compositrices peuvent désormais coexister dans le même style musical, exaltant chacune ses différences et ses nuances sans que l’on se dise : c’est elle la seule et unique. Et je trouve ça vraiment excitant. C’est un bon moment pour la musique à cet égard.
À un moment où le monde semble en détresse, quel est pour vous le rôle de l’artiste ?
Je ne sais pas si les artistes peuvent vraiment faire bouger l’aiguille, politiquement parlant. C’est quelque chose qui pouvait se passer dans les années 60 quand la musique constituait une plateforme un peu plus radicale. Aujourd’hui, tout est si disparate et déconnecté que le mieux que l’on puisse espérer, c’est de fournir en tant qu’artiste une sorte de remède à la désillusion ou un véhicule pour se transporter ailleurs. Pas nécessairement dans le sens d’une évasion, mais plutôt telle une forme de catharsis.
And In The Darkness, Hearts Aglow (2022) de Weyes Blood, disponible. En concert au Pitchfork Music Festival à la Salle Pleyel, à Paris, le 8 novembre 2023.
« C’est comme si nous étions dans le déni presque complet de l’endroit où nous nous dirigeons et de qui nous sommes en tant qu’espèce. » Weyes Blood
Sur la pochette de l’album, une flamme luit au niveau de votre cœur. Est-ce une métaphore de la volonté de raviver la flamme de sa passion, au niveau artistique comme personnel ?
J’avais déjà écrit l’album puis j’ai pensé au concept de la pochette. J’avais en tête certaines peintures anciennes de Jésus avec ce genre de lumière au niveau de la poitrine. Je trouvais intéressant de remettre au goût du jour ce type d’iconographie, à une époque où l’âme humaine est une faible priorité. Nous vivons dans une société sceptique très axée sur le profit où il n’y a pas d’espace pour la spiritualité. On a l’impression que l’âme humaine et même les vies humaines ne valent pas grand chose. Nous sommes en train de vivre un nouvel « Âge sombre » de l’Histoire, en miniature. Et c’est comme si nous étions dans le déni presque complet de l’endroit où nous nous dirigeons et de qui nous sommes en tant qu’espèce, ainsi que de l’état de notre planète. Notre climat fait partie intégrante de notre existence. Le tuer, c’est nous tuer. Mais dans cette obscurité, notre humanité brille comme le bâton lumineux que l’on casse pour le faire briller. Peu importe à quel point tout ce qui se passe dans le monde vous brise le cœur, peu importe la souffrance, le chagrin ou l’anxiété existentielle que cela apporte, vous savez que vous êtes toujours humain. Nous ne sommes pas devenus des robots. Je pense que c’est un sentiment important à évoquer, surtout en ce moment.
Il y a beaucoup de contrastes dans votre musique. Elle mixe pop et expérimentation, lumière et noirceur, passé et présent, électronique et instruments organiques…
J’aime les machines donc ça m’a donné envie de faire de la musique électronique. Mais j’aime aussi les bandes-sons de films et les formes de musique anciennes et les instruments comme la harpe et le piano. Donc j’espère que je peux arriver à marier quelque chose de très moderne et de plus old school. Mais je pense que les contradictions sont naturelles. Nous vivions constamment dans la polarité. Et comme je veux que ma musique représente la réalité, je me dois d’y intégrer les contradictions. Si on peut faire de la musique qui est belle, avec une sorte de courant sous-jacent plus sombre qui reflète fidèlement la réalité des choses, alors c’est encore mieux. Je crois au mariage des contraires. Beaucoup de choses ne sont pas binaires. Le bon exemple est celui du téléphone, si pratique et censé connecter le monde davantage. C’est une énorme opportunité mais cela contribue à désintégrer le tissu social et à nous isoler en tentant une connexion à grande échelle.