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Techno, tempête et Groenland… Rencontre avec Molecule, le voyageur du son
Romain Delahaye alias Molecule est parti dans un village inuit au Groenland pour enregistrer son dernier album : “- 22.7°C”. C’est sous un orage foudroyant au festival Les 3 Éléphants, à Laval, qu’il a raconté son voyage au cœur des glaciers. Rencontre.
Par Marthe Rousseau.
Son premier souvenir d’auditeur remonte à Here comes the sun des Beatles qui tournait sur la platine vinyle de ses parents dans le salon. Pourtant, c’est de l’électro aérienne que Molecule distille à travers ses expéditions en bateau ou dans le grand froid groenlandais. En live, il produit une techno brute qui enflamme les foules. Ce grand voyageur a pris le large pour livrer un dernier album envoûtant composé au Groenland : -22.7°C. Numéro l’a rencontré sous un orage foudroyant.
Numéro : D’où vous est venue l’idée de vos deux derniers albums, 60°43’ Nord et -22.7°C, réalisés respectivement en pleine mer et au Groenland ?
Molecule : En 2013, je suis parti plus d’un mois sur un bateau pour faire un album au milieu de l’Atlantique Nord avec l’idée de mettre la tempête en musique. J’en ai tiré l’album 60°43’ Nord qui a été composé entièrement en pleine mer. En revenant de cette expédition, j’ai eu envie de travailler autour du silence. Je voulais partir en Antarctique, au pôle Sud à l’origine, mais j’ai appris qu’il était possible de louer une maison-cabane avec de l’électricité dans un petit village reculé du Groenland, à Tiniteqilaaq. Le propriétaire est un Français installé là-bas depuis les années 1980. Instituteur dans l’unique école du village, il parle parfaitement groenlandais. Evidemment, ça n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Au moment où la porte s’est refermée sur l’Antarctique, j’ai ouvert celle-ci.
Comment faites-vous pour composer un morceau à partir des sons de la nature ?
Les dix premiers jours, j’enregistre des sons. Je découvre ce nouvel environnement et j’essaye de me débarrasser le plus possible de mes racines citadines pour n’être influencé que par le contexte dans lequel je suis. Généralement, au bout d’un mois, je commence à affiner ma musique. Ca peut être un son que j’ai enregistré que je dérushe, ça me donne une idée et depuis cette idée, je ricoche sur autre chose. Donc en une journée je peux lancer quatre ou cinq idées de morceau en même temps. Et à la fin de cette période là, la dernière semaine, je commence généralement à sélectionner, à écouter les choses qui ont été faites, et à finaliser. Au Groenland, j’ai fait vingt morceaux mais je n’en ai gardé que dix pour l’album.
Pourquoi est-ce si important pour vous de composer les morceaux entièrement sur place ?
Je m’impose certaines contraintes parce que je veux livrer aux auditeurs un ressenti un peu instantané, sans trop le modeler, le produire, et garder une matière assez brute. Quand je compose mes morceaux là-bas, j’intitule mes morceaux J8, J12, ou J14-3 parce que j’ai fait 3 morceaux le quatorzième jour par exemple, et ainsi de suite. Mais je n’ai trouvé le nom des morceaux qu’à mon retour en France.
Certains noms de vos morceaux m’intriguent comme Âriâ, Sila, 5951HZ… Qu’est-ce qu’ils signifient ?
Chaque nom a une signification. Âriâ c’est le nom du fjord qui touche le village de Tiniteqilaaq, dans lequel j’ai habité pendant plus d’un mois. 5951HZ, c’est la fréquence du froid que j’ai essayé de trouver avec l’un de mes instruments. Il y a d’ailleurs un morceau autour des beugs de mes instruments et de mes appareils qui étaient soumis à rude épreuve : Artefacts. Enfin, le morceau Sila est un terme inuit qui désigne à la fois la nature, l’univers, et la mer nature. Ils utilisent des termes comme ça qui signifient un ensemble de choses.
Justement, comment s’est passée la rencontre avec ces 80 habitants du village de Tiniteqilaaq ?
Avant de partir, on ne connaissait pas grand chose du Groenland et de la culture inuit. Et on n’a pas été déçu, ça nous a quand même pas mal bouleversé, c’est une culture très différente. Lorsque je suis arrivé fin janvier, il n’y avait que trois heures de soleil par jour et seulement 80 habitants, c’est-à-dire une trentaine d’enfants, 20 vieillards, 10 jeunes et 20 adultes. Tous vivent intensément le présent, ils parlent très rarement du lendemain. Le lendemain pour eux, c’est la météo, c’est regarder le ciel, voir la qualité de la neige pour envisager de chasser, en bateau, en traîneau, aller poser un filet… Et c’est aussi une population qui souffre beaucoup, parce qu’elle a vécu, en l’espace de deux décennies, un bouleversement profond avec l’arrivée du confort et de la modernité. Le village se meurt peu à peu à cause du manque de perspectives qui s’offre à lui… Le pays connaît d’ailleurs le taux de suicide le plus important au monde. L’alcool fait des ravages, les habitants se saoulent avec le seul alcool qui soit autorisé : la Karlsberg. Au bout d’une bière, ils sont déjà ivres. Contrairement à chez nous où l’alcool reste festif et convivial, chez eux, c’est plutôt une manière de se perdre et de lutter contre un mal-être. Mais malgré cela, ce sont des gens adorables, fiers, et qui ont beaucoup à nous apprendre dans leur rapport à la nature, dans leur mode de vie aussi, basé sur la chasse, l’entraide et la vie en communauté. Ils sont très joueurs par exemple. Dans la “maison communale” du village, tout le monde se retrouve pour chanter, faire des batailles de boule de neige, de la luge, jouer au baby-foot, aux cartes, au ping-pong (ce sont de grand amateurs de ping-pong). Cette rencontre avec gens-là m’a amené à remettre en cause pas mal de fondements de notre société moderne de consommation.
Avez-vous d’autres projets à partir de cet album ?
Oui, plusieurs. Le vidéaste avec lequel je suis parti, Vincent Bonnemazou, travaille actuellement sur un film documentaire à partir de notre voyage. Je collabore aussi avec Morgan Beringer qui a réalisé les clips de mon album et avec le réalisateur Jan Kounen sur une expérience en réalité virtuelle qui sortira à la fin de l’année. J’écris moi-même un livre sous forme de carnet de voyage dans lequel je partage des pensées sous forme d’haïkus, et j’y intègre des photos que j’ai prises là-bas et des enregistrements de silences qui ont été gravés sur vinyle. Il y aura deux petits vinyles à l’intérieur, et sur chaque face des silence particuliers : un en pleine nuit sur un mont sous un ciel d’aurores boréales ; un silence sur la banquise… Il y en a quatre au total, et le quatrième a été enregistré à Paris, dans la chambre anéchoïque, à l’Ircam, qui est une chambre silencieuse. Et on n’entend pas beaucoup la différence avec ceux enregistrés au Groenland. C’est dire la profondeur du silence qu’il y a là-bas.