16 fév 2021

Spotify: les rouages d’un empire musical

Stratégies, coulisses et artistes aux propos polémiques… Alors que la plateforme de streaming compte 345 millions d’utilisateurs à travers le monde en 2020, Numéro a voulu en savoir plus sur les rouages de cet empire musical que rien ne semble pouvoir arrêter. Antoine Monin, Head of Music chez Spotify France a accepté de répondre à nos questions indiscrètes.

Propos recueillis par Alexis Thibault.

Capture d’écran/Spotify.com.

Il y a quinze ans, on prédisait déjà la fin du marché de la musique. Les plateformes de streaming étaient la réponse à la crise : des millions de morceaux à portée de main, un nouveau mode de consommation immatériel auquel, étonnamment, le public adhérait franchement. En 2008, à Stockholm, lorsque Daniel Ek et Martin Lorentzon lancent Spotify, ils n’imaginent pas encore que leur service de streaming musical sera, douze ans plus tard, leader du secteur avec 35% de part de marché, devant Apple Music, Deezer ou Amazon Music. Les trois petites ondes blanches inscrites dans un cercle vert ont conquis les smartphones, les téléviseurs, les MacBook et, surtout, un vaste territoire: 95 pays précisément. Alors que Spotify aligne 345 millions d’utilisateurs à travers le monde en 2020, Numéro a voulu en savoir plus sur les rouages de ce rouleau compresseur que rien ne semble pouvoir arrêter. Antoine Monin, Head of Music chez Spotify France a accepté de répondre à nos questions. Rencontre.

 

 

Numéro: Le titre inscrit sur votre carte de visite mentionne “directeur de la musique” . Éditez-vous des playlists à la souris du matin au soir ou enchaînez-vous les déjeuners avec les patrons des grosses majors ? 

Antoine Monin: En réalité, chez Spotify, je dirige plusieurs dizaines de personnes situées à Paris et à Amsterdam. Elles sont réparties en deux équipes : la première génère effectivement des playlists au casque et à la souris tous les jours, la seconde est en relation permanente avec les labels, les distributeurs et les artistes, à la fois pour informer le pôle éditorial et nourrir la plateforme en France. L’organisation est la même sur tous les autres territoires couverts par Spotify. En ce qui concerne votre autre question, vous savez bien que les restaurants sont tous fermés !

 

 

Faut-il être un superbe mélomane ou un businessman intransigeant pour occuper votre poste ?

[Rires.] Chez Spotify, nous sommes évidemment des passionnés de musique. Je travaille depuis 25 ans dans ce milieu, je suis passé par les labels Virgin, EMI ou encore les Francofolies de la Rochelle et le Printemps de Bourges. Je connais donc parfaitement le système de l’industrie musicale, ses enjeux artistiques autant qu’économiques et institutionnels… Spotify France poursuit en effet plusieurs objectifs, notamment mettre en avant la création musicale française et le développer le streaming dans l’Hexagone. 

 

Antoine Monin, Head of Music chez Spotify France.

D’après la rumeur, votre algorithme machiavélique nous fait écouter inlassablement la même chose…

Et vous savez ce qu’on dit des rumeurs… ! Un algorithme doit constamment être adapté. Il faut l’affiner sans cesse, au même titre que les genres musicaux évoluent et s’hybrident de plus en plus. Nous ne pouvons pas nous permettre de vous laisser dans une chambre d’écoute fixée une fois pour toutes, car vous risquez de vous lasser. D’autant qu’en musique, tout le monde est avide de découverte. Pour certains, ce seront dix artistes par jour, pour d’autres, deux par mois. J’ai moi-même découvert la chanteuse Tatarka lorsque nous avons ouvert une antenne en Russie.

 

 

À quelle fréquence envoyez-vous des espions industriels chez Apple et Deezer pour devancer leurs innovations ?

Jamais ! Car nous n’en avons pas besoin. Vous ne pouvez pas être leader si vous attendez que les autres créent avant vous.

 

 

Existe-t-il des spécificités d’utilisation de Spotify selon les pays ?

Oui, mais elles tiennent souvent à des raisons culturelles. Le marché japonais par exemple, n’est pas simple, car le rapport “physique” à la musique est extrêmement ancré dans les habitudes. L’attachement à l’objet, au live ou à l’expérience directe de la musique est encore très fort, et coûte très cher. Et le lien entre les artistes et les fans est beaucoup plus étroit qu’en France. En Inde, c’est un autre cas de figure, nos collègues doivent transformer l’interface de Spotify pour la traduire en autant de langues officielles et de dialectes qu’il en existe sur le territoire. 

 

 

“Il y a 20 ans, le marché de la musique était régi par l’offre. La probabilité pour qu’un artiste de reggaeton colombien débarque sur toutes les radios européennes était peu envisageable. Aujourd’hui, le marché s’est renversé, l’utilisateur a pris le pouvoir.”

 

 

 

Quel est l’intérêt pour un auditeur de privilégier Spotify, alors que vous proposez exactement  le même catalogue que vos concurrents ?

Permettez-moi de vous répondre par une métaphore. Vous m’accorderez que toutes les voitures remplissent la même fonction. Pourtant, vous en conviendrez, rouler dans une petite citadine offrant très peu d’options n’a rien à voir avec l’expérience de rouler dans une grosse cylindrée bourrée de fonctions. Ce n’est ni le même service, ni le même confort. Alors, si les deux modèles affichent le même prix, lequel allez-vous préférer ?

 

 

Seriez-vous, par hasard, en train de comparer Deezer à une petite citadine sans prétention ?

Je n’ai rien dit de tel ! Nos concurrents proposent, c’est vrai, un catalogue de musique en ligne comparable au nôtre. Mais certains d’entre eux appartiennent à de grands groupes et leur activité n’est pas exclusivement dédiée au développement cette activité audio. L’entreprise Spotify, elle, est présente dans 95 pays, et elle est leader du marché avec plus de 330 millions d’utilisateurs mensuels. Nous investissons énormément, les artistes peuvent éditer eux-mêmes leur contenu et accéder à toutes leurs données personnelles. Nous sommes présents sur les téléviseurs, les enceintes connectées, les Apple Watch… Toutes ces fonctionnalités nous différencient de nos concurrents.

En septembre 2020, le rappeur Freeze Corleone a sorti LMF, un premier album aux paroles controversées. Après l’ouverture d’une enquête pour “provocation à la haine raciale” et “injure à caractère raciste”, Universal a aussitôt lâché son poulain. Spotify, de son côté, a refusé de supprimer les morceaux de l’intéressé. Dissocierez-vous toujours l’homme de l’artiste ?

L’histoire de la musique est remplie de comportements peu glorieux, et cela ne date pas de 2020. Nous n’avons aucun pouvoir législatif et judiciaire, et nous ne pourrons jamais nous substituer à une décision des tribunaux. Notre politique, en termes de contenu, est la suivante: tous les contenus qui incitent à la haine et à la violence n’ont pas leur place sur Spotify. Mais nous sommes une plateforme de musique, pas juge des mœurs.

 

 

Profitez-vous des bad buzz pour gonfler vos audiences ?

Cela arrive… Mais de nombreux artistes ont aussi beaucoup perdu suite à leur comportement.

 

 

L’année dernière, le Portoricain Bad Bunny a enregistré 8,3 milliards d’écoutes sur votre plateforme, devenant l’artiste le plus streamé de l’année. Avez-vous joué un rôle en coulisse ?

Il y a 20 ans, le marché de la musique était régi par l’offre. La probabilité pour qu’un artiste de reggaeton colombien débarque sur toutes les radios européennes était peu envisageable. Ou cela aurait pris beaucoup de temps. Aujourd’hui, le marché s’est renversé, c’est l’utilisateur qui a pris le pouvoir. Pourquoi un artiste de reggaeton cartonne-t-il ? Simplement parce qu’il a été plébiscité par les utilisateurs qui ont un choix illimité.

 

 

“Chez Spotify, nous nous moquons qu’un artiste soit signé dans une grosse major ou qu’il fasse de la musique dans sa chambre. Si le titre a sa place dans une playlist, il y sera.”

 

 

Et aussi, parce que sa promotion a été assurée à coups de gros investissements…

Évidemment, les campagnes marketing suscitent de l’intérêt. Mais admettez que si la K-pop du boys-band coréen BTS explose aujourd’hui, c’est parce que c’est la musique qui plaît actuellement au public. Il en est de même pour PNL, Jul, Bad Bunny ou Aya Nakamura. La musique reste une formule magique, vous savez. Parfois, le marketing ne suffit pas.

 

 

En éditant vous-même les playlists, ne faites-vous pas la pluie et le beau temps dans le paysage musical actuel ?

Pas du tout. L’écoute de playlists est largement minoritaire par rapport aux autres types d’écoute. D’ailleurs, nous sommes incapables de dessiner le portrait-robot de “l’utilisateur type”. Il y a les plus actifs qui savent ce qu’ils cherchent et génèrent leurs propres playlists et ceux qui se laissent guider. C’est à eux que nous devons présenter les nouvelles tendances en éditant des playlists par genre. C’est aussi dans cette optique que Spotify France a lancé Radar, un programme de soutien aux jeunes talents, déjà présent  partout dans le monde. Cette année, nous soutenons d’ores et déjà quatre jeunes artistes français: la rappeuse Meryl, la chanteuse de pop Poupie, le groupe Alice et Moi, et aussi Oscar Anton qui est totalement indépendant. [Déjà soutenu depuis plusieurs mois par le programme, le chanteur Hervé vient d’être récompensé aux Victoires de la Musique.]

 

 

Des artistes que vous avez bien sûr sélectionnés en votant à main levée autour d’une table… ?

C’est à peu près ça, figurez-vous ! Nous écoutons tout ce qui se fait en France. Aussi bien le dernier Jul que le nouveau PNL. Nous établissons ensuite une petite liste, nous discutons, nous nous renseignons… Puis nous soutenons un artiste lorsque nous savons qu’il va bientôt sortir quelque chose. Il est impératif pour nous de faire émerger de nouveaux talents… non seulement parce que nous sommes mélomanes, mais aussi pour des questions de business !

 

 

Vous arrive-t-il de donner un petit coup de pouce à des artistes auxquels vous croyez ?

Cela arrive régulièrement. Je pourrais ainsi citer la fameuse histoire de Petit Biscuit, artiste électro indépendant qui est passé d’une playlist à une autre sur Spotify… pour atterrir aux États-Unis. Ou encore Aya Nakamura qui est Numéro 1 aux Pays-Bas où Spotify domine largement le marché.

 

À terme, l’objectif de Spotify n’est-il pas de produire lui-même des artistes pour contrôler tous les maillons de la chaîne ?

Je ne suis pas dans la tête de Daniel Ek [PDG de Spotify], mais je ne pense pas que nous le ferons. Nous essayons d’être impartiaux. Nous nous moquons qu’un artiste soit signé dans une grosse major ou qu’il fasse de la musique dans sa chambre. Si le titre a sa place dans une playlist, il y sera. Et pour servir au mieux tous les artistes différents, il est important que nous n’ayons pas de préférences et que les utilisateurs puissent nous faire confiance.

 

 

Spotify reverse une grande partie de ses revenus à l’ensemble des ayants droit. Qui sont ces gens mystérieux ?

Nous reversons près de 70% de nos recettes aux labels et aux éditeurs, c’est-à-dire aux sociétés qui gèrent “les droits immatériels de la musique”. Pour simplifier, les labels administrent l’argent généré par la musique enregistrée. Les éditeurs, eux, administrent l’argent dû aux auteurs et aux compositeurs. Les artistes sont donc rémunérés à différents degrés: d’abord par leur label, ensuite par l’éditeur.

 

 

Pour que je comprenne bien, si je suis chanteur et que mon morceau est écouté 100 millions de fois sur Spotify, vais-je gagner plus d’argent que celui ou celle qui a composé le titre ? 

Il existe de multiples types de contrats entre entre l’ayant droit et l’artiste. Donc il est impossible de répondre à cette question. Si vous êtes Johnny Hallyday et que vous ne composez pas vos chansons, vous gagnerez quand même très bien votre vie, car vous aurez un bon contrat avec votre label. Il y a 20 ans, il n’y avait que les CD, les vinyles et les cassettes. Il était donc indispensable pour un artiste de signer avec un label, et on raisonnait en termes de distribution “physique” de disques. En gros: combien de supports est-ce que vous avez vendus ? Avec l’avènement du streaming, l’artiste n’est plus obligé de passer par un label. Il lui est désormais possible de se diriger directement vers ce qu’on appelle un “distributeur numérique”. Avec un simple ordinateur et sans aucun instrument, vous créez des morceaux et vous les postez vous-même sur TuneCore ou CD Baby pour moins de 30 euros. Votre musique sera alors présente sur toutes les plateformes. Ensuite, c’est à vous de vous faire connaître avec de la promotion, des clips et des concerts. Dans ces cas-là, vous conserverez 100% des revenus générés par l’écoute en streaming !

 

 

La consommation de musique fait souvent partie d’une routine. Avez-vous profité de la pandémie et du télétravail pour battre des records, comme Netflix ?

Non, nous n’avons pas eu d’effet Netflix. Les deux premières semaines du confinement, les écoutes ont chuté drastiquement. Le confinement n’a pas ralenti notre croissance, mais nous avons observé un changement dans les habitudes des utilisateurs: les gens ont écouté de la musique “confortable”, des playlists d’ambiance et des compilations “jogging et motivation”… pendant quelques jours. Nous avons également assisté à un changement dans les manières d’écouter de la musique, des données très intéressantes pour notre développement, d’ailleurs. Chez eux, en effet, les gens se sont branchés sur les télévisions, les enceintes connectées et les consoles de jeux, en délaissant pour un temps leur smartphone.

 

 

Vous vous apprêtez à célébrer les 30 ans de la disparition de Serge Gainsbourg avec du contenu exclusif et de nouvelles playlists spéciales. Quel est l’intérêt pour Spotify de mettre à l’honneur un chanteur disparu?

Gainsbourg nous représente bien. Son catalogue est un grenier sans fin, un matériau fantastique. Nous voulions expliquer aux médias et au public français que sur Spotify, il y en avait pour tous les goûts. Nous voulions aussi mettre à l’honneur un artiste patrimonial qui a traversé les époques en touchant à tous les styles de musique. Il continue encore aujourd’hui d’influencer la plupart des artistes de pop et de musique électronique. C’est un simple hommage à l’occasion des trente ans de sa disparition. C’est une simple stratégie éditoriale.