3 avr 2025

Vegyn : le mystérieux producteur repense l’album culte de Air

Connu comme producteur de diverses stars américaines de la musique tels Frank Ocean, Travis Scott ou Kali Uchis, Joe Thornalley est surtout un auteur-compositeur qui signe ses propres albums sous le nom de Vegyn. Un an après son septième album, il s’attaque à un disque culte pour en proposer sa propre version…

  • Propos recueillis par Alexis Thibault.

  • La belle époque du club Plastic People

    Impossible pour Joe Thornalley d’échapper à son passé. À chaque tournée promotionnelle, les journalistes le bombardent de questions à propos de la légendaire époque du Plastic People – club phare de l’underground londonien installé à Shoreditch – lorsqu’il n’était pas encore connu sous le pseudonyme de Vegyn. Jusqu’à la fermeture définitive du lieu, en 2015, un quota maximum de 200 fêtards avait le privilège d’assister chaque soir aux performances des meilleurs DJ : Ben Watt, Theo Parrish ou Floating Points

    C’est dans ce club mythique que Joe Thornalley a rencontré des musiciens comme Frank Ocean, ou encore James Blake, dans la poche duquel il glissera certains de ses morceaux sur une simple clé USB. Quelques mois plus tard, lors d’une résidence de Blake à la radio BBC, ses titres sont diffusés pour la première fois sur les ondes : Londres découvre enfin Vegyn dont les compositions futuristes et décomplexées ne passent pas inaperçues… “Je suis obligé de revenir là-dessus à chaque interview”, déplore Vegyn.

    Au moment de la sortie de son album Like A Good Old Friend, en 2021, le producteur britannique nous avait accordé un entretien en visioconférence, enfoncé dans son siège, le tee-shirt froissé : “J’ai l’impression que mon enfance n’intéresse vraiment personne !” plaisante-t-il d’une voix grave, avalant les consonnes comme la plupart de ses compatriotes. “Tout cela date pourtant d’il y a huit ans, et toutes les infos sont sur Google ! Évidemment, je fais bonne figure et je raconte tout, encore une fois, pour ne pas passer pour un type odieux...”

    It’s Nice To Be Alive (2019) de Vegyn.

    Vegyn : le producteur que les stars s’arrachent

    Si cette rencontre intéresse tant la presse musicale, c’est parce qu’elle signe la naissance de l’artiste Vegyn, dont les compositions novatrices ont immédiatement ébloui le monde de la musique. Il est en effet devenu le producteur que s’arrachent les stars depuis qu’il a contribué à deux des disques les plus importants des années 2010 : Endless, album visuel de Frank Ocean, sorti en 2016, et Blonde, troisième opus de l’artiste, sorti la même année, dont on retient aussi la jaquette : une image signée du photographe Wolfgang Tillmans sur laquelle Frank Ocean, les cheveux teints en vert, dans ce qui ressemble à une salle de bains, dissimule son visage de sa main gauche. 

    Une œuvre intime, aussi énigmatique que ses auteurs, qui a posé les jalons du R’n’B contemporain. Un ovni délicat perdu quelque part entre le rap ébranlé et la pop psychédélique. À peine l’album en vente, une flopée de stars viennent logiquement frapper à la porte du jeune Londonien qui officiait en coulisse. Entre autres : Travis Scott, Arca, Kali Uchis et JPEGMafia…

    Des synthétiseurs de la house aux percussions de la techno minimale

    Vegyn a séduit la scène musicale américaine grâce à des productions éminemment visuelles : “J’ai longtemps été influencé par Daft Punk et la French touch en général, je pense notamment au titre Fresh [dans l’abum Homework, 1997], un morceau incroyable construit sur une boucle d’une seule mesure.” Fortement inspiré par la surveillance technologique de nos sociétés modernes, il combine les synthétiseurs de la house avec les percussions de la techno minimale, tout en étant capable de s’adapter aux attentes de ses collaborateurs, à leur univers, et, surtout… à leur voix : “Mon travail consiste à sublimer leur talent. Je deviens un rouage dans la machine et je parviens à exprimer alors tout ce que j’aurais tu au sein de mes projets personnels.

    Car le producteur mène aussi une carrière solo. D’ailleurs, All Bad Things Have Ended – Your Lunch Included, son premier EP dévoilé en 2014, déployait – condensé en vingt et une minutes chrono – son univers stupéfiant : une musique atmosphérique imprévisible dont chaque élément a été disposé avec une précision chirurgicale. Une “conférence” électronique, aussi poétique qu’anxiogène, où les bruits remplacent les mots. Le producteur vénère, en effet, les artistes en mesure d’établir une nouvelle norme de la modernité – d’Arca à Kanye West –, techniciens capables de propulser à chaque son l’auditeur dans un nouvel âge musical.

    A Dream Goes On Forever (2024) de Vegyn et John Glacier

    Like a Good Old Friend, un excellent album en 2021

    En mars 2021, à la sortie de son sixième opus Like a Good Old Friend, on a pu constater son évolution. Que raconte-t-il ? Vegyn confesse avoir du mal à commenter son propre travail : “Je préfère que les gens se fassent leur propre interprétation. C’est d’ailleurs le plus grand pouvoir de la musique électronique. Tout ce que je peux dire, c’est que la plupart de mes morceaux évoquent une étrange forme de nostalgie. Pourtant ce concept ne me fascine pas plus que ça…” L’auteur n’est pas du genre à intellectualiser la musique. Il préfère succomber à sa dimension obscure et inexplicable.

    Dans cet EP plus sombre qu’Only Diamonds Cut Diamonds, son précédent disque sorti en 2019, il s’efforce – encore – de trouver le juste équilibre entre l’expérimentation et… l’agréable : “Auparavant, ma musique était littéralement ‘programmée’. Je générais tous les éléments par ordinateur, les éditant minutieusement à la souris. C’était éprouvant et profondément ennuyeux. J’ai donc abandonné cette méthode et je me suis glissé derrière mon piano pour laisser parler mon subconscient.” En résulte un nouveau désordre structuré et intelligible – sa signature – un chaos électronique majestueux façonné par les bruits, les dissonances, les voix trafiquées et les sons de passage. Une sorte de crise d’épilepsie musicale digne d’un épisode de la série Black Mirror, dont on s’interroge encore sur la provenance…

    Paradox of Praxis

    Joe Thornalley a grandi à Kilburn, quartier du nord-ouest de Londres réputé pour son brassage culturel. Il compose ses premiers morceaux vers l’âge de 17 ans, influencé par son père, musicien lui-même. Et, sur son écran d’ordinateur, les jeux vidéo qu’il affectionne se transforment alors en logiciels de musique que ses yeux cernés ne lâchent plus. À cette époque, Vegyn ne jure déjà que par la musique électronique. Le club devient son bastion.

    Mais le jeune homme de nature anxieuse préfère rester au fond de la salle à scruter les danseurs en osmose avec les basses, tel un directeur d’école stoïque observant la cour de récréation : “Un jour, un de mes amis m’a appris à mixer, et je me suis retrouvé propulsé dans des warehouse parties de plus en plus vastes. Être DJ me donnait une bonne raison de rester en dehors de la fête, de pouvoir jeter un œil sur ma montre à n’importe quel moment sans vexer personne, de rentrer chez moi sans avoir à me justifier. J’aimais simplement l’idée de pouvoir connecter des anonymes sur une même piste de danse… Un fétichiste du club qui ne danse pas.

    C’est ainsi qu’il développe son univers en se reportant sans cesse à Paradox of Praxis [“paradoxe de la pratique”], un manifeste philosophique illustré en photographie et en vidéo par l’artiste belge Francis Alÿs, lors d’une performance qui eut lieu en 1997. L’artiste avait alors poussé un bloc de glace massif dans les rues de Mexico jusqu’à ce qu’il ait entièrement fondu, ce qui advint au bout de neuf heures. Son manifeste visait à signifier l’inutilité de certains actes, pourtant accomplis, et ainsi vérifier la théorie du paradoxe de la pratique, qui pourrait se résumer ainsi : parfois faire quelque chose ne mène à rien, et ne rien faire mène parfois à quelque chose. Intensément mélancolique, l’ambient de Vegyn, elle, mène bel et bien à quelque chose…

    Vegyn reprend Moon Safari, disque culte du groupe français Air

    Dans The Road to Hell Is Paved with Good Intentions son dernier album en date sorti en avril 2024, on découvrait un Vegyn moins perfectionniste et plus spontané. Les drums, souvent syncopés, flirtent avec le UK garage et le broken beat, sans jamais s’y abandonner totalement. L’espace sonore est saturé de nappes synthétiques dissonantes, parfois granuleuses, parfois limpides, évoquant autant l’étrangeté d’Oneohtrix Point Never que l’onirisme déconstruit d’Arca. Mais désormais, il a un autre projet en tête. Le 12 avril, il dévoilera Blue Moon Safari, réinterprétation du disque culte Moon Safari (1998) du groupe Air.

    Dès La Femme d’Argent, piste inaugurale longue de plus de sept minutes, Air pose les bases d’un langage qui marquera durablement la musique électronique française. Une ligne de basse aux accents jazz serpente autour d’accords mineurs suspendus, tandis qu’un clavier Moog crache des arpèjes qui évoquent l’Autobahn de Kraftwerk, mais en version ralentie, étirée. L’effet est immédiat : la musique semble flotter, sans jamais être dépourvue d’assise rythmique.

    Air interprète son album Moon Safari au Royal Albert Hall pour Arte concert.

    Un disque culte de 1998

    C’est tout l’art du duo Air : composer des morceaux où la densité harmonique épouse une certaine forme de minimalisme rythmique. Moon Safari, le premier album de Jean-Benoît Dunckel et Nicolas Godin, sorti en 1998, est un disque ultra sensuel perdu entre le space-age pop des années 60 et les textures électroniques du Jean-Michel Jarre des années 70. On croirait écouter une œuvre d’architecture. « Il a été très difficile de décider à qui demander de remixer l’album, parce que nous voulions une expérience d’écoute cohérente, pas une collection de remixes, explique Nicolas Godin. Nous connaissons les disques de Joe, nous sommes intéressés par ses productions et il est très facile de collaborer avec lui d’un point de vue humain, donc pour nous c’était évident.” 

    Êtes-vous un homme triste, Joe ? Sur le visage de l’artiste, on surprend le rictus de celui que l’on vient de démasquer : “Oui”, répond-il. Le chagrin d’un prodige à son aise dans l’ombre. De l’homme qui se cache derrière les chefs-d’œuvre sélectionnés aux Grammy Awards, une cérémonie qu’il ne prend même pas la peine de suivre. Vegyn aura bientôt 30 ans. Il ne parvient toujours pas à caractériser cette tristesse profonde et insaisissable qu’il traduit pourtant en musique. Des larmes en pleine rave.

    Blue Moon Safari de Vegyn, disponible le 12 avril.